La Librairie de l'Art Indépendant, boutique et maison d'édition dirigées par Edmond Bailly, fut un des hauts lieux du symbolisme littéraire, de la musique, comme de l'ésotérisme. Il y a peu, grâce à Gabriel Mourey, nous y avons croisé Stéphane Mallarmé. Le poète de l'Après-midi d'un Faune, accompagné de Villiers de l'Isle-Adam est de nouveau présent dans les souvenirs sur la librairie donnés par Victor-Emile Michelet (1) dans les Nouvelles Littéraires du 20 juin 1936, tout comme, Louis Ménard, Debussy, Erik Satie, Jean de Tinan, Pierre Louÿs, Louis Ernault, Félicien Rops, Odilon Redon...
A la librairie de « l'Art Indépendant »A peu près en même temps que la Librairie Chamuel, une autre librairie s'était installée, à l'enseigne de « l'Art Indépendant », rue de la Chaussée d'Antin, qui fut aussi un salon de réunion pour les curieux d'ésotérisme. Le maître de la maison était un personnage dénué d'aptitudes commerciales, mais doué d'une rare acuité intellectuelle et esthétique, Edmond Bailly.
S'il n'avait pas été un esprit intéressant, aurait-il vu défiler dans sa boutique tant d'hommes remarquables, tant de hauts artistes, dont certains, marqués du sceau du génie, se nommaient Villiers de l'Isle-Adam, Mallarmé, Debussy, Odilon Redon, tous se plaisant à sa conversation féconde ? Cette boutique joignait les esprits du symbolisme à ceux de l'ésotérisme. Si chez Bailly paraissait la revue de « La Haute Science », si des livres y étaient édités que signaient des maîtres en hermétique, tel Margoï, l'atmosphère y était moins chargée d'effluves occultes que dans la maison de la rue de Trévise. Plus nombreux venaient là les poëtes et les artistes, vers la fin de l'après-midi. Là, dans la pénombre crépusculaire, s'érigeait l'index énigmatique de Stéphane Mallarmé, à la manière de celui du saint Jean de Léonard, Mallarmé joyeux de causer loin de ses auditeurs habituels. Toujours gracieux, Mallarmé soufflait en souriant l'essor de sa parole égale et discrète, à peine caressée d'un léger clair-obscur. S'il exerça sur la génération dite symboliste un magistère incontesté, ce fut plutôt par cette parole que par son oeuvre qui parut obscure parce qu'il prétendait abuser de la clarté.
Je me souviens d'avoir entendu, dans la boutique d'Edmond Bally, une belle discussion de Mallarmé avec Villiers de l'Isle-Adam, deux esprits très proches. Villiers combattait ce qu'il appelait l'erreur de Mallarmé, soit la croyance à une non-pérennité de l'idée vivante. Mallarmé estimait alors que la vie d'une idée n'a d'autre durée que celle où elle habitait son esprit, et qu'aussitôt partie, elle s'en allait mourir. C'était là un désaccord avec la doctrine occulte très clairement révélée par Platon et méconnue par Abélard. Le billet que Mallarmé m'écrivait un an plus tard semble montrer qu'il avait modifié la conception que lui reprochait son ami Villiers :
Paris, ce 18 octobre.
Mon cher confrère,
Merci pour l'envoi de votre étude de l'Esotérisme dans l'Art. Elle m'intéresse personnellement presque. Car ce me serait difficile de concevoir quelque chose ou de le suivre sans couvrir le papier de géométrie où se réfléchit le mécanisme évident de ma pensée. L'occultisme est le commentaire des signes purs, à quoi obéit toute la littérature, jet immédiat de l'esprit.
Votre très persuadé.
Stéphane Mallarmé.
Les visites de Mallarmé, tenu par son métier de professeur d'anglais dans un lycée, étaient plus rare que celles de l'erratique Villiers.
Cher grand Villiers que nous aimions tant ! Bailly, pour ses débuts d'éditeur, se préparait à publier « Chez les Passants », un recueil de pages éparses de Villiers, et l'auteur venait rapporter les épreuves du livre qui devait paraître posthume. Nous ne savions pas la mort si proche. En quel état ses épreuves ? Toutes les marges noires de recommencements. Jamais la majestueuse coulée des phrases n'était définitive. J'ai pensé que si le Seigneur avait prématurément appelé Villiers dans le paradis doré des beaux génies, c'était afin de l'empêcher de remanier indéfiniment son oeuvre. La fête subite de sa présence emportait ses amis dans un orbe de joie.
- Ah ! Villiers ! S'écriait-on.
En la même année 1889, à quelques mois de distance, sont morts trois grands esprits de la France : Barbey d'Aurevilly, Villiers de l'Isle-Adam, Lacuria. Les deux premiers honorèrent ma jeunesse de leur belle amitié ; j'ai le grand regret de n'avoir pas connu le troisième. Les deux que j'eu la joie de connaître avaient une personnalité si fortement modelée qu'elle s'impose à la mémoire sans que la brume des années puisse en estomper les contours. Certaines silhouettes amies ne se laissent pas effacer par la mort ou par le temps.
A « l'Art Indépendant », Villiers rencontrait un de ses amis récents, Huysmans, qui venait souvent en sortant du ministère de l'Intérieur. J'eus le regret de ne l'y jamais rencontrer. J'y rencontrais un autre familier de la maison, Louis Ménard dont Bailly voulait rééditer les « Rêveries d'un païen mystique ».
Louis Ménard, s'il n'avait pas reçu le don du génie comme son camarade de collège Baudelaire, a laissé quelques poëmes, tel, « Empédocle », qui ne sont pas d'un poète, mais enveloppent la pensée d'un esprit riche et pénétrant. Il eût été, à Alexandrie, le compagnon de Porphyre et de Jamblique. Il avait traduit le « Poimander », et, en jouant à la chimie dans un laboratoire, il avait inventé le collodion.
Par la clarté bleue des prunelles, par la construction triangulaire du visage, Louis Ménard rappelait quelque peu Villiers de l'Isle-Adam. C'était d'ailleurs, un singulier maniaque. Il venait à pied de la place de la Sorbonne, où il habitait dans une belle maison dont il était propriétaire, à la Chaussée d'Antin, apporter ses épreuves corrigées, afin de faire l'économie d'un timbre d'un sou. Catulle Mendès me dit l'avoir pris pour modèle d'un avare dans ses « Monstres Parisiens ». Sa dernière manie fut la réforme de l'orthographe. Il obligeait les malheureux typographes à composer sa prose en une orthographe inventée par lui et incompréhensible aux autres. Il fallait se creuser la tête pour découvrir quels mots français se cachaient sous un enchevêtrement insensé de consonnes et de voyelles. Il avait dû se donner une peine énorme à transcrire le texte de ses « Rêveries d'un païen mystique » et ce magma de lettres bizarrement assemblées. Si placide qu'il fût, le pauvre Bailly s'arrachait les cheveux devant ces épreuves. Quel lecteur aurait jamais le courage de déchiffrer ces pages rébarbatives ? Louis Ménard, secouant sa fine tête sous ses longs cheveux bouclés, s'obstinait doucement à défigurer tous les mots de sa prose, comme il s'était obstiné à être républicain sous l'Empire, comme il s'obstina toujours à adorer la divinité du Zeus homérique.
Dans la boutique de « l'Art Indépendant » défilèrent plusieurs poëtes de la période symboliste, heureux d'y publier leurs oeuvres parées de la vignette de la maison, une étrange composition de Rops, représentant, sur une plage, une sirène qui éployait deux grandes ailes au-dessus de ses jambes en queues de poissons. Ce monstre nouveau, la Sirène ailée, s'accompagnait d'une fière devise : « Non hic piscis omnium ». Edmond Bailly, qui savait faire beaucoup de choses, était un savant « fabricateurs » de livres. Ceux qui sortirent de ses mains étaient établis selon une architecture traditionnelle. Ainsi édifia-t-il les premières éditions, très recherchées aujourd'hui, des « Chansons de Bylitis » et des « Poësies de Méléagre » de Pierre Louÿs, des « Poèmes anciens et romanesques » de Henri de Régnier. Pierre Louÿs avait amené un jeune homme brillant et tumultueux qu'une mort prématurée devait bientôt faucher : Jean de Tinan. Un poëte qu'on ne voyait pas dans la boutique y publia des poëmes qui demeurèrent inaperçus, cachés par les murailles des petites chapelles. Et ils étaient les seuls qui, à cette époque dite symboliste, portaient en eux la compréhension du symbole : « La mort des Sirènes », de Louis Ernault, est une des grandes oeuvres poétiques de la langue française. On s'en apercevra un jour.
Cependant, le vent du succès emporta bientôt les symbolistes loin de « l'Art Indépendant », vers des maisons moins artistes, mais d'une puissance commerciale plus assurée ; et, bien qu'il connût les hommes, Bailly garda de cet exode un peu d'amertume. Il était pourtant incapable de rancune, et si jamais il en remâcha un grain, ce fut contre
« le désinvolte Debussy »
Claude-Achille Debussy (ainsi signait-il alors) était le plus familier des visiteurs de « l'Art Indépendant ». Presque tous les jours, aux fins d'après-midi, il arrivait soit seul, soit avec son fidèle Erik Satie.
- Comment ? M'avait dit un jour Catulle Mendès, vous ne connaissez pas la musique de Debussy ! Une collaboration de vous et lui serait tout indiquée.
Plus tard, un projet de collaboration ébauché n'aboutit pas. Catulle Mendès avait un système :
- Fabriquons des livrets d'opéras pour tous les jeunes compositeurs donnant des promesses. Dans le nombre, il y en aura un qui fera l'oeuvre ayant le même succès que « Faust ».
Cette prévision ne s'est pas réalisée. Pressentant la valeur de Debussy, il lui avait fabriqué un livret d'opéra d'après le « Cid » de Guilhen de Castro, qu'il estimait d'ailleurs supérieur à celui de Corneille.
- Que devient votre « Cid » ? demandai-je plus tard à Debussy.
- Ah ! Il me dégoûte. Je l'ai abandonné, et j'ai commencé à mettre en musique « Pelléas et Mélisande ».
Souvent il passait dans l'arrière-boutique de « l'Art Indépendant », où, sur l'excellent piano, il nous jouait les passages qu'il venait d'écrire, et nous nous enchantions aux prestiges de son charmant génie sans vertèbres. Je n'ai jamais entendu un pianiste maniant le clavier comme Debussy. Sous ses doigts forts, faits pour malaxer la pâte musicale, l'instrument impersonnel et rêche chantait d'une voix douze fois vivante et riche de tous les timbres, voix humaine ou voix des cuivres, des cordes et des bois. Tandis que la pâle face de l'exécutant ne démentait sa placidité que par la braise ardente des prunelles, nous aspirions délicieusement cette musique toute nouvelle, cette poudre sonore qui faisait éclater l'envoûtement wagnérien pesant sur l'atmosphère d'alors. Ceux qui l'entendaient là, et son auteur le premier, étaient loin de croire qu'il lui suffirait de moins de deux lustres pour s'imposer. Peu de temps après les premières soirées de « Pelléas et Mélisande » je rappelai à Debussy notre ancien sentiment, à ce sujet.
- Je ne croyais pas, ajoutai-je, que cette musique serait si rapidement avalée.
- Heu ! Répondit-il, elle est avalée, mais non digérée.
Erik Satie, que Péladan avait découvert pour en faire le musicien attitré de sa « Rose-Croix catholique », arrivait chez Bailly, en complet de velours à côtes, tel un bon compagnon du Devoir de Liberté. Les verres du lorgnon ne pouvaient atténuer les feux de ses yeux rieurs. Il racontait en bouffonnant ses visites aux membres de l'Académie des Beaux-Arts. Car, à chaque vacance, il posait sa candidature à l'Institut. C'était, disait-il, dans le but de prêcher à ces mainteneurs de formules académiques le culte de l'art vivant et réel.
- Je n'en ai rencontré qu'un qui comprenne, ajoutait-il ; c'est Gustave Moreau.
Pourtant, il obtenait toujours une voix, celle de Reyer.
Par un amusant renversement des attitudes, plus tard, il devait se détourner de Debussy, quand il le vit, dans ses dernières années, jeter des regards vers la coupole.
- Claude ne comprend plus, disait-il amèrement, qu'être prince de la musique vivante, c'est autre chose qu'être un simple coupolard.
Bizarre destinée que celle de cet Erik Satie qui disparut pendant près de vingt ans, et reparut en brandissant une oeuvre de savoureuse fantaisie, après avoir eu le courage de s'asseoir sur les bancs de la « Schola Cantorum » à un âge où d'ordinaire on a cessé depuis longtemps d'être écolier.
Ainsi avait fait un autre ami d'Edmond Bailly, Félicien Rops, qui, à quarante ans, déjà célèbre, sur le conseil de Corot, était allé prendre place parmi les élèves d'un atelier. Rops était aussi un familier de « l'Art Indépendant ». Un jour, comme il en sortait, entrait Edgar Degas. Le peintre à la dent dure désigna l'alerte silhouette du graveur.
- Voilà le Bottin de l'eau-forte !
Boutade injuste : l'aquafortiste des « Oeuvres inutiles et nuisibles » était un artiste digne de l'amitié de Baudelaire. Intelligence ardente, causeur étincelant, opulent et verveux, ce diable d'homme était-il le diable ? Il cherchait fort à le paraître. Un nez fort et busqué, des yeux en feu, des lèvres à la fois épaisses et subtiles lui avaient facilité la tâche de se contituer un masque satanique accentué par une barbe fourchues et une chevelure assez souple pour se laisser masser sur le front en deux proéminences formant cornes. Pour obtenir cet aspect diabolique, il fallait un travail savant et persévérant.
Vraiment, quand on voyait causant ensemble dans la boutique, le bon Bailly, qui avait l'aspect d'un sorcier et le laborieux Rops, qui voulait avoir l'aspect du diable, on imaginait très bien qu'ils pouvaient se rencontrer aussi sur le Brocken, au milieu des sorcières venues à cheval sur un balai.
Devisant un jour avec Rodin, dans son atelier du Dépôt des marbres, des visages stigmatisés par les âpres travaux de la débauche moderne, le sculpteur à la barbe fleurie conclut en riant :
- Ces têtes où s'affirme l'humanité en décadence, je les laisse à Rops.
J'ajoutai :
- Et à Toulouse-Lautrec.
Toulouse-Lautrec fréquentait aussi à « l'Art Indépendant ». Sa courte silhouette de gnome correspondait à son art aigu et féroce, à ses notations de spectateurs désespéré des déchéances de la créature en proie aux vices des civilisations dévoyées et aux luttes corrosives pour la conquête de l'argent.
Parmi les artistes qu'on voyait dans cette maison amie, il en est un, et des plus grands, que j'ai le regret de n'avoir jamais rencontré : Odilon Redon. Lithographe, aquafortiste, il avait commencé à peindre à la quarantaine, comme Titien. Ce visionnaire saturnien des mondes ténébreux s'était précipité dans les mondes qu'enivrent les féeries de la lumière et de la couleur. Son nom, son oeuvre baignaient dans un halo d'obscurité. Et quelques années écoulées depuis sa mort n'ont jusqu'ici allumé que quelques rayons trop pâles d'une gloire encore future.
Certains artistes sont assez puissants pour dépasser les limites de leur art. Il ont aimanté leurs oeuvres de la force qu'ils ont puisée aux grandes sources secrètes, et ces oeuvres émettent alors un mystérieux rayonnement. Ainsi firent Vinci, et Rembrandt dans sa seconde manière, et, attardé entre des horizons moins amples, Dürer. C'est à cette famille d'esprits qu'il faudra rattacher Odilon Redon.
Bien d'autres esprits remarquables ont défilé dans cette boutique de « l'Art Indépendant », aujourd'hui oubliée. Tous ont trouvé en Edmond Bailly un des plus sûrs et des plus pénétrants d'entre les leurs, un des meilleurs compagnons dans la quête de la grande aventure intellectuelle.
Victor-Emile Michelet
(1) Victor-Emile Michelet (1861-1938). Poète, auteur de contes et de pièces de théâtre, ésotériste. Il laisse un volume de souvenirs : Les Compagnons de la hiérophanie, souvenirs du mouvement hermétiste à la fin du XIXe siècle, Dorbon-Aîné, 1937.
Lire :
Knowles, Richard E. : Victor-Emile Michelet, poète ésotérique. Vrin, 1954.
Cuvelier-Roy, Xavier : Victor-Emile Michelet, poète ésotérique. Pentacle N° 14, 2006.
Un musicien publié par la Librairie de l'Art Indépendant : Xavier Perreau Wagnérisme et Vers librisme
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