« Après avoir vu ces choses, je pense que je ferais aussi bien de me marier pour quelques temps »
PAYSAGE
Il est très triste, pour la lune, de se promener au-dessus des maisons et des églises, et d'écouter les conversations des paysans, sur les routes, les jours de marché.
Buvons quelques alcools à la santé de la lune, pour la consoler. Les clochers sont les cheminées des églises. La lune n'y songe guère. Elle a bien d'autres soucis. Si vous croyez que ce soit une sinécure !
Elle se promène toute la nuit et voit des choses qui la feraient sûrement rougir ; mais elle est si pâle !
Il faut surveiller des embarquements, paraître aux fenêtres pour la rime, luire au haut des ifs et ne pas oublier les rendez-vous que lui donnent les mauvais poètes. Quelle corvée !
Et ce n'est pas d'hier, seulement.
Aujourd'hui, elle est sur la route.
Les paysans sont venus à la ville vendre leurs chevaux. Cela suppose un état d'âme très fâcheux. Les blouses bleues dessinent la grande place. Les uns topent dans les mains des autres pour conclure des marchés. Les autres tendent leurs mains aux uns, dans le même but.
Tout à l'heure, ils iront ensemble au café. Après avoir vu ces choses, je pense que je ferais aussi bien de me marier pour quelques temps.
Allons d'abord dans la campagne.
Autrefois, avec un sourire, une femme aurait fait de moi tout ce qu'elle aurait voulu.
Maintenant j'aime mieux aller voir tourner les moulins au bord de la rivière.
Peut-être nous rencontrerons quelque pêcheurs à la ligne, que nous rapporterons au logis pour le modeste repas du soir.
Les moulins sont de plus en plus au bord de l'eau. Quelle merveilleuse invention ! Il doit falloir un puissant mécanisme intérieur pour faire mouvoir cette grande roue à palettes. Mais les palettes frappent l'eau avec une sombre énergie et lui impriment un mouvement régulier. Je comprends maintenant l'utilité des moulins pour activer le courant des rivières et empêcher l'eau de stagner. Toutes les palettes sont de dimension égale, à distance égale du centre, et l'ensemble est parfaitement rond.
Peut-être que, si l'on se servait de roues ovales, le mouvement serait plus irrégulier.
Gabriel de LAUTREC.
Des soucis de la lune aux roues des moulins, de l'âme fâcheuse des blouses bleues au sourire des femmes d'autrefois, retournant les images comme des gants, passant du coq-à-l'âne, inversant les points de vue, imposant sa logique maboule, laissant planer le doute sur le sens du texte, Gabriel de Lautrec publia ce délicieux léger délire en 1896 dans Le Rire.
Gabriel de Lautrec : Lettre à Alphonse Allais et notice.
Aquarelle, 1894 dans l'Idée Moderne.
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