Ils étaient trois amis, tous trois de Gand, les jésuites firent leur éducation au collège Sainte-Barbe, découvrant le Parnasse, les adolescents deviennent poètes, inséparables ils commencent leurs études de droit. L’un d’eux, connaîtra la gloire, Octave Mirbeau comparant son génie à celui de Shakespeare dans un article retentissant, sa carrière d’écrivain sera même couronnée d’un prix Nobel de littérature. Maurice Maeterlinck (1862-1949), écrira à Octave Mirbeau en lui envoyant Les Flaireurs de son ami Charles van Lerberghe (1861-1907) « vous verrez, trop tard peut-être, et je ne me le pardonnerai jamais – que c’est de lui et non de moi que vous auriez dû parler, car il a été en tout et toujours le maître de mon âme », c’est dire l’importance qu’il accordait à l’amitié, aux œuvres et à l’influence de van Lerberghe. Grégoire Le Roy (1862- 1941) reste le moins connu du trio de Gantois, Pierre Quillard, à l’occasion de la publication en un volume de La chanson du pauvre et Mon coeur pleure d'autrefois rappelle son oeuvre à la mémoire des lecteurs du Mercure de France, n° 242 du 16 juillet 1907.
Grégoire Le Roy
Par Pierre Quillard
Pourquoi la lumière est-elle donnée
au misérable et la vie à ceux qui ont
le cœur outré ?
Livre de Job, III, 20
Une autre parabole de l’Enfant Prodigue m’a été contée, qui convient mieux aux âmes dolentes et chagrines. Jamais l’Enfant Prodigue ne quitta la maison de son père ; mais lors des aventures de sa jeunesse, il y vécut comme un étranger ; sa pensée habitait ailleurs ; elle errait dans des pays merveilleux et funèbres, hors des heures présentes qu’elle ignorait, ne connaissant que l’espérance et le souvenir ; cependant les jours s’écoulaient ; sans qu’il en eût conscience, autour de lui les uns vieillissaient et les autres mouraient, et lorsqu’il s’éveilla de son rêve et de son voyage imaginaire, tous les siens avaient disparu et dans la maison vide qui avait été pleine de bruits de fêtes et de foule joyeuse, il demeura seul désormais, en lutte non plus avec les formes irréelles de la douleur, mais avec les vraies souffrances des hommes, livrés sur la terre hostile à tous les assauts de la faim et à toutes les angoisses de la détresse. Il sut alors ce qu’était la vie des malheureux ; et bien qu’il eût suspendu dans la cheminée son violon où dormaient les chansons d’autrefois, il chanta encore dans les soirs tristes la misère éparse autour de lui dans les maisons basses et renfermées et le souvenir plus amer des ses vains souvenirs et de ses vaines espérances.
Si cette parabole n’avait pas été contée, en effet, il eût fallu l’inventer pour mieux faire comprendre par images et figures la vie poétique de M. Grégoire Le Roy. A vingt ans et plus de distance, M. Grégoire Le Roy réunit en un livre deux séries de poème : La Chanson du Pauvre et Mon cœur pleure d’autrefois (1), qui différent de ton et de manière, autant que le rêve d’un jeune homme qui n’a vécu que dans le passé et dans le futur est dissemblable de l’expérience cruelle de celui qui est arrivé à mi-chemin des jours. Les plus anciennes pièces de Mon Cœur pleure d’autrefois datent de 1885 ; les plus récentes de La Chanson du Pauvre ont été terminées en 1906.
M. Grégoire Le Roy écrivit et publia les premiers vers qu’il avait avoués dans cette curieuse Pléiade de 1885 [I], qui révéla, en même temps que les œuvres déjà parfaites d’Ephraïm Mikhael et les noms de Paul Roux, plus tard Saint-Pol-Roux, de Jean Ajalbert et de René Ghil, deux autres poètes belges de langue française : Maurice Maeterlinck et Charles van Lerberghe. C’était l’aube du symbolisme, le temps des manifestes et des belles controverses : mais dans la Pléiade, la critique n’apparaissait que pour mémoire et les poèmes y étaient préférés à l’exégèse et aux théories.
Mon Cœur pleure d’autrefois fut composé entre 1885 et 1889, à Paris et en Belgique. Lorsque parut cet exquis livret de vers, quelques amis seuls le lurent, et, sans être égarés par leur amitié, augurèrent que, parmi les nouveaux poètes, M. Grégoire Le Roy se distinguerait par la simplicité et la grâce délicate. C’était une mélancolique cantilène célébrant un passé sentimental et légendaire qui ne fut jamais le présent et qui se reflétait encore décoloré dans un pâle miroir d’eaux mourantes.
O douceur, ô langueur ! Ce souvenir des choses
Qui ne furent jamais pour nous qu’un souvenir !
O jours si peu vécus, si plaintifs et si roses !
Et morts, si douces morts qu’on en voudrait mourir.
On n’échappe guère entièrement aux habitudes de dire contemporaines ou familières aux esprits qui ont des affinités ; c’est pourquoi alors certains tours de M. Maurice Maeterlinck, comme il s’en rencontre dans Les Serres chaudes, et dans La Princesse Maleine et dans les premiers drames, se retrouvent par une analogie naturelle en des strophes telles que celles-ci :
Là, sous des robes nuptiales,
Dont nul n’entr’ouvrira l’orgueil
Voilant le mal qui nous fit pâles
Nous illuminons notre deuil,
Et contemplons bien résignées
Passer sur l’eau de nos douleurs
Les barques folles mais signées
Du souvenir de nos pâleurs.
Mais quelques motifs, souvent repris par M. Grégoire Le Roy, semblaient le hanter, surtout le motif des fileuses dont les rouets filent de la douleur et de qui les mains désolées s’arrêtent quand sont épuisées toutes les souvenances ; les vieilles femmes douces et presque effacées qui tournent leur fuseau ne sont pas sœurs des Normes scandinaves ; elles tournent dans les crépuscules et dans la nuit.
Le rouet des pâles mensonges.
Et même le jour revenu elles ne s’éveillent pas de leur éternelle songerie. A peine dans la demi-clarté émergent les Filles du Rhin et la Dame qui regarde pieusement où s’en vont les chemins par où s’en allèrent les biens-aimées : en un monde enchanté de sommeil, M. Grégoire Le Roy a entrevu leurs ombres lasses et il est las comme elles de toute leur mélancolie sans objet. Parfois cependant le rêve cède à la vie ; dans Soir intense, une ivresse sensuelle éclate ainsi qu’en quelques-uns des premiers poèmes d’Albert Samain :
Car jamais tes lèvres de bonheur
Ne seront plus douces ni meilleures
Qu’en ce soir de trop lentes extases
Où les roses trop épanouies
Se mouraient d’extases inouïes
Ainsi que les roses dans les vases.
Ou bien encore c’est la vision directe d’une ville misérable qui annonce dès lors La Chanson du Pauvre :
Voix de bêtes et voix de gens
Et de vendeurs et d’indigents
Et quelque fois d’une gouttière
De l’eau qui tombe en la rivière ;
Rivière où se mirent très peu
Les maisons au toit rouge et bleu,
Et les fenêtres sont fleuries
De fleurs malades et flétries.
Ces excursions hors du monde imaginaire sont passagères et accidentelles : aussitôt M. Grégoire Le Roy retourne au domaine de ses songes tristes :
Viens dans ma barque de misère.
Nous voguerons sur l’eau qui pleure,
Nous irons au lac de mystère
Où s’entend la voix éperdue
D’une princesse légendaire
Qui pleure là, qui pleure
La barque à tout jamais perdue
Au fond des eaux
Dans les roseaux
La barque de misère n’a pas vogué sur l’eau qui pleure vers une princesse de légende ; elle n’a pas abordé aux rives où se lamentent les héroïnes d’Uhland et de Tieck. M. Grégoire
Le Roy s’es affronté maintenant au deuil quotidien des misérables grattant le sol avare ou emporté par leurs chaloupes sur le dos monstrueux de la mer qui les secoue avant de les happer de sa gueule vorace. Il a quitté la maison d’enfance où des heures douces lui auraient fait aimer la vie, même au temps où il s’en écartait le plus obstinément :
Après-midi d’août que je n’oublierai pas
Quand, loin de la maison, oublieux de l’école
Parmi les bêtes et les fleurs et les oiseaux qui volent,
Ivre de bon soleil, éperdu de nature,
Je sentais vivre en moi les mille créatures
Dont le seul instinct est de vivre et d’être heureux.
Avant le jour désormais, il sera
…… dans l’usine où se tord et se broie
Parmi des hurlements et des flammes d’enfer
La vie et la pitié, l’espérance et la joie.
Il fera soir et noir dans la rue et moi-même
Quand l’heure sonnera de rentrer au logis…
Pour voir et pour aimer les êtres qui les aiment
Les malheureux n’ont que la nuit.
Ainsi qu’une Diane renversée dans l’herbe, tandis qu’autour du socle vide montent les asphodèles funéraires, toute joie, fût-ce la joie de se souvenir, est maintenant couchée sur le sol et seules montent du passé les asphodèles qui sont presque des fleurs de cendre.
En vain la Nature apporte au village ses fleurs et son printemps, ses blés, ses oiseaux et ses fruits et verse la chaude lumière sur la plaine. Qu’importe à ceux qui voient toujours le malheur cheminer :
Mais le pauvre de la nature,
Ne doit savoir que ce qu’il craint :
Le vent qui brise les toitures
Et la neige dans les chemins.
Il doit savoir si ses fenêtres
Résisteront au vent du Nord
Et si la brise ne pénètre
Jusqu’au berceau de son enfant qui dort.
Si un enfant naît dans l’épouvantement des soirs de décembre, nul roi ne lui portera l’or, la myrrhe et l’encens ; mais aussi d’aussi pauvres venus des maisons voisines lui donnerons du bois sec, du lait chaud et des langes ; et un soir aussi, « sans raison », la mort passera le seuil et emportera le petit être aux yeux de qui se lisaient l’espérance et la vie :
La vieille entra
Et vint s’asseoir entre nous deux…
Et je n’avais pas vu qu’une chaise était là…
Tout est conjuré contre les humbles terrés dans les maisons basses qui conviennent à leur humilité ; nulle consolation, nulle lueur d’espoir pour eux ; s’ils s’en vont, les nuits de Noël, vers les églises éclairées, ils n’y trouveront pas de réconfort :
Noël ! et l’âme est envahie
Par les ténèbres catholiques
Quand près des cierges liturgiques,
L’enfant dort,
Et la mort
Rôde autour du berceau.
Le Jésus de cire ferme les yeux pour ne pas voir la mort qui plane ; mais le souffle du bœuf et de l’âne réchauffe ses bras nus et ils lui apportent l’odeur du foin parfumé, de la nature et de la vie.
Dans cette église de silence,
De froid, de peur et souffrance,
Dans cet envoûtement
De la mort souveraine.
La mort, bien que libératrice, se montre sous des formes terrifiantes ; elle guette les aveugles qui cherchent à regagner leur village perdu ; un peu d’argent donné par un passant sonne dans leur besace :
Et c’est peut-être le réveil
D’un plus pauvre qui dort !
Ils ont senti passer la mort !
Elle va, dans la nuit, « sans savoir où », ivre et titubant sur ses sabots de bois et marquant
D’un geste fatidique et fou
L’une et l’autre de nos maisons.
Dans Mon Cœur pleure d’autrefois, elle venait doucement, visiteuse maternelle, accueillie par un sourire.
La chère me dira : « Veux-tu dormir un peu ? »
Et content de rêver je clorai ma paupière.
Cependant elle seule affranchit ; et les vieilles femmes qui ont peiné pendant tant de jours ne veulent pas dormir un peu, mais dormir à jamais ; elles auront payé le suprême sommeil de toutes leurs douleurs ; que du moins il ne soit point troublé ; elles ne demandent pas à aller avec les ânes du Paradis que M. Francis Jammes a aménagé tout près d’Orthez ; elles réclament les ombres définitives :
Que le riche ait besoin de promesses ultimes
Pour mourir sans regrets, Seigneur ! je le comprends !
La mort est pour le pauvre une mère divine
Qui berce la douleur de son petit enfant.
La faim se taira alors au ventre du paysan et du pécheur ; ils ne verront plus tourner les ailes du moulin,
Qui fait le pain
Le pain de ceux qui n’ont pas faim
Et le pain des pauvres qui doutent
Si Dieu leur donnera le pain
Pour lequel ils prieront demain.
A peine parmi ces figures douloureuses, crispées par l’impuissance de résister au destin, deux images presque de bonne humeur se sont glissées ; celle du vieillard audacieux qui jadis s’en alla faire la guerre à Bornéo et qui, dans sa maison parée de flèches indiennes et de fétiches de Java, racontait aux petits enfants des histoires aussi belles que les contes de fées, et celles des placides Hollandais qui restent tranquillement chez eux et ne voient rien au-delà de l’horizon qu’ils découvrent de leur fenêtre. Encore le bon Hollandais est-il interpellé d’un ton narquois, et c’est avec un peu d’impertinence qu’il lui est conseillé de demeurer dans son village :
D’autres s’en iront vers les îles
Et ne verront plus, au matin,
Les laitières allant à la ville.
Si, un autre visage encore n’exprime pas l’infinie tristesse des déshérités : me joueur d’accordéon, Le Poète, qui promène à travers les villes des rayons de bonté, de gloire et de rêve ; autour de lui s’assemblent
Des hommes saouls, des femmes ivres,
Qui semblent faits pour la souffrance
Et qui dansent
Oubliant leur maison que garde la misère
Comme une aïeule centenaire.
Ceux-là hantent sans la vouloir quitter la pensée de M. Grégoire Le Roy ; ils viennent, eux et les souvenirs, et avec les souvenirs, la peur des douleurs nouvelles ; ils se ruent dans la chambre malgré la lampe allumée, nombreux
Comme les feuilles dans le vent
Et comme les ombres goulues qui se pressaient autour de la fosse pleine de sang creusée par Odysseus au pays des Cimmériens. Ils se ruent, ils gémissent, ils poussent des grognements de colère et rient d’un rire hargneux ; et de leur âpre clameur sont nés ces poèmes d’une poignante détresse d’où sont absents toute rhétorique et toute façon de dire romantique et pittoresque. Mais un soir M. Grégoire Le Roy éteignit la lampe qui avait appelé sur son seuil tous ces hôtes du passé et il eut alors une révélation différente :
J’éteignis cette lampe de deuil.
…………………………….
O mirage, sa lumière
M’avait empêché de voir
Que la lune montant dans le soir
Inondait de pardon une chambre tout entière !
O miracle de joie en moi-même !
Mon cœur était encore inondé de clarté !
Mais d’une clarté douce, immensément sereine,
De sagesse et de bonté.
N’est-ce point qu’il faudrait changer encore la vieille parabole ? Quand l’Enfant Prodigue se fut retrouvé seul, dans la maison vide, face à face avec sa souffrance et avec la souffrance des plus désespérés, il n’est pas vrai qu’il ait suspendu son violon dans l’âtre, sous la cheminée ; il s’en consolait aux pires instants et il advint qu’un soir, dans le tumulte de l’atroce géhenne, la chanson plus forte ramena la paix, l’harmonie et la joie ; et à soi-même reconquis sur les ombres de jadis et naguère, il offrit une fête nouvelle de beauté, de lumière et de clémente allégresse, étant demeuré après vingt ans divers et égal à ses premières œuvres, l’admirable poète qui vivait dans nos mémoires fidèles.
(1) Mercure de France (1907)
Pierre Quillard.
[I] La Pléîade, la première celle de Rodolphe Darzens, est publiée de mars à novembre 1886 (elle ne paru pas en septembre-octobre), Pierre Quillard en fut l’un des collaborateurs. Une seconde Pléîade, dirigée par Louis-Pilate de Brinn’Gaubast renaîtra d’avril-mai à septembre-octobre 1889.
Mon coeur pleure d'autrefois (1889 et 1907) avec La chanson d'un soir (1887) et L'annonciatrice (1889) ont été réédités en 2005 par Richard Bales, University of Exeter Press, dans la collection Exeter textes littéraires.
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