mercredi 15 décembre 2010

Robert Scheffer : Les Editions de la Revue Blanche.





A propos des « Editions de la Revue Blanche »

Voici qu'après avoir essaimé un peu partout ses volumes aux robes virginales, la maison d'édition de la Revue Blanche ferme assez inopinément ses portes et congédie ses locataires. Avant leur départ, il est juste que l'on salue MM. Natanson. Ce furent – je n'ai à m'occuper que des romans qu'ils publièrent – des éditeurs courtois et d'une incontestable probité littéraire. Les « fils de famille » qui discréditent la librairie par des productions médiocres pour lesquelles ils se mettent en frais de réclame, ne trouvèrent point, que je sache, accueil chez eux. Ils encouragèrent au contraire plus d'un débutant méritoire. Ils ne favorisèrent point de ces littérateurs en fer blanc qu'arborent volontiers des maisons faciles ; tels, pour ne citer que ceux-ci, un Georges pseudonymé Maurevert, et d'une prétentieuse banalité (Line, mon amour !), ou ce « jeune maître », Guy, non de Maupassant, mais plus glorieusement de Téramond.

On ne saurait leur tenir rigueur du succès scandaleux de Quo Vadis ; probablement ne l'avaient-ils pas prévu. Je n'irai pas jusqu'à prétendre que, par la suite, ils en aient éprouvé du chagrin. En présentant au public français la traduction d'un livre réputé à l'étranger, ils témoignèrent de quelque largeur d'esprit. L'hydrocéphale polonais plut aux masses intelligentes et son exhibition fut rémunératrice, cependant que maint écrivain de race ne fait pas ses frais. Cela est équitable, et la réussite de l'un, paie, en librairie, la non réussite de l'autre. D'ailleurs, il est banal de le dire, la fortune d'un livre, chef-d'oeuvre ou colossale niaiserie, est aléatoire. Je doute que Pierre Louÿs se soit attendu au triomphe de sa délicieuse Aphrodite, et peut-être en son âme d'artiste s'en est-il affligé. Après un labeur long , ardu et magnifique, la noble Elémir Bourges, déjà admiré d'une élite, commence à s'imposer au public. Pourtant, c'est le jugement de cette élite qui compte. Quo Vadis figura sur toutes les tables de nuit bourgeoises ; et c'est là sa place d'honneur.

Par contre, sachons gré à MM. Natanson d'avoir osé la publication des Mille nuits et une nuit, du docteur J. C. Mardrus. C'est le palais splendide, inachevée encore, qui par leurs soins fut édifié. L'entreprise comportait quelque audace. Le texte calqué sur l'original risquait d'effaroucher des pudeurs. Mais quand parut le premier tome, ce fut, après de la surprise, simplement de l'émerveillement. Voici que dans un décor de féeries apparaissaient des êtres sains et harmonieux, s'exprimant dans un langage dénué d'hypocrisie, et dont les gestes, attitudes et exercices étaient d'un naturel parfait. On se baigna dans de l'ingénuité. On écouta les hymnes passionnés qui alternaient de page en page. La beauté de la volupté fut révélée dans des baisers, du soleil et des chants, et le sourire de l'Orient nous fut offert. J'aurai, je l'espère, l'occasion de revenir prochainement sur les contes de la belle sultane. Aussi, passé-je, n'ayant voulu que rendre hommage à l'œuvre qui est le titre de gloire des « Editions de la Revue Blanche. »

Si l'on feuillette au hasard le catalogue où sont réunis les noms des auteurs qu'édita l'éphémère et brillante maison, on constatera que son choix fut généralement heureux. (Quoiqu'à parcourir un catalogue périmé, on éprouve une sorte de mélancolie analogue à celle que l'on subit lorsqu'on se promène dans un cimetière, interrogeant des épitaphes...)

Citerai-je d'abord des «écrivains, notoires devant que la maison ne fut fondée ?

Voici Paul Adam. Je crois bien que c'est lui qui inaugura la collection, et pour cette raison, et d'autres encore, il convient qu'on le nomme le premier. Les Lettres de Malaisie sont une fantaisie charmante, le délassement d'un esprit vaste, encyclopédique, et qui reconstituant les époques passées faisant, avec quel brio, la critique des mœurs contemporaines, se comptait cette fois à imaginer, non sans ironie, quelle sera l'humanité future régénérée par le socialisme...

Tristan Bernard, impassible, désolant et consolant, acide et doux, observateur flegmatique, dont la phrase a de petits tics nerveux à peine perceptibles, décelant son émotion, nous propose en souriant, prétend-on, les Mémoires d'un jeune homme rangé, et Un Mari pacifique.

Maurice Maindron, courageusement aborde le roman historique, et réussit, comme s'il était Polonais, et quoiqu'il ait un talent hors ligne, à nous intéresser aux aventures de Saint-Cendre et de Blancador l'avantageux.

Hugues Rebell, moins heureux dans la Camorra nous satisfait par la Câlineuse, et J.-H. Rosny, ces initiateurs auxquels la plupart des romanciers actuels sont redevables d'un peu de leur talent, sont représentés par La Fauve et La Charpente, deux livres de grande allure.

Gustave Kahn est obscur dans le Cirque Solaire, et affranchi des préjugés d'école dans l'Adultère sentimental.

François de Nion est fécond. Aucun de ses livres ne nous laisse indifférent. Affaire aux impuissants de mépriser sa riche production. Le nouvelliste de l'Amoureuse de Mozart, des Histoires risquées des Dames de Moncontour, est exquis, et La Morte irritée est un roman d'un charme rare, mystique et voluptueux.

René Boylesve, au talent souple, fit valoir Mlle Cloque, et cette œuvre importante La Becquée.

Plus récents, s'affirment Alfred Jarry, ce fantaisiste algébrique, un écrivain de race, impeccable logicien, même lorsqu'il déraisonne (oh ! Si lucidement), par Messaline et Le Surmale ; Marcel Boulenger, élégant, flexible, acéré, captieux, par Le Page, et La Croix de Malte. Ch. Louis Philippe, un tendre, qui sait exactement de quoi il parle et nous le dit avec douceur, avec une pitié où des sanglots s'étouffent : Bubu de Montparnasse.

J'en omets : Eugène Vernon, hautain et délicat, elliptique, parce qu'il est inutile de tout exprimer, et que la transition morale n'a besoin que d'être indiquée, donna La Demeure enchantée, qu'on relit. Claude Anet, Jean Roanne, J.-L. Talon dont on loua la Marquesita.

Il y a de quoi peupler un rayon de choix.

M. Jean de Mitty lui-même, cette Mater Dolorosa de l'Empereur en qui s'incarne, chose étrange à énoncer, l'âme de Brummel y parade en des préfaces à Stendhal. Et Félix Fénéon, abeille de l'Hymette, contribua à des traductions plutôt que de parfaire le livre que sa trop grande modestie lui interdisait de nous donner.

Des illustrateurs s'interposent :

Félix Vallotton qui décapita soigneusement des photographies de littérateurs ; Hermann Paul, haineux, et qui d'un trait gras souligne ses haines.

On peut regretter que MM. Natanson n'aient pas cru devoir réimprimer dans leur nouvelle collection certains auteurs d'une valeur éprouvée, et dont des ouvrages, tirés à un petit nombre d'exemplaires, avaient fait honneur à la Revue Blanche qui débutait : Maurice Beaubourg et ses Nouvelles passionnées, ou Paul Leclercq. Peut-être aussi sera-t'il permis de remarquer que des romans considérables furent, pourquoi ? Sacrifiés à des livres moindres dont les signataires étaient mieux en cours... (On pourrait citer l'Adultère sentimental qui méritait un sort meilleur que celui qui lui fut fait). Un peu de snobisme causa-t'il des erreurs de jugement ? Cela est possible ; je n'insiste pas.

Quoi qu'il en soit, la maison d'édition de la Revue Blanche laissera un bon souvenir à ceux qui y passèrent, et maint auteur vouera quelque gratitude à ceux qui la dirigèrent.

Robert Scheffer.

La Plume, 1902



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