mercredi 27 janvier 2010

Lord Alfred DOUGLAS : Mes fréquentations littéraires à Paris.


Lord Alfred Douglas (1870-1945), surnommé Bosie, s'il fut poète, reste surtout connu pour ses amitiés masculines et ses amours avec Oscar Wilde. Son autobiographie fut traduite en français par Arnold Van Gennep, sous le titre de Oscar Wilde et quelques autres, j'en donne aujourd'hui le chapitre XXIX consacré à ses souvenirs sur les écrivains français qu'il fréquenta, on y retrouve entre autres, Ernest La Jeunesse, André Gide, Lucie Delarue-Mardrus, Pierre Louÿs et la bonne Rachilde.




Mes fréquentations littéraires à Paris

Pendant le second procès Wilde je m'étais installé à l'hôtel de la Poste à Rouen. En même temps que moi s'y trouvaient Robert Ross, Reginald Turner et Charles Hickey. Juste avant le début de ce procès, je reçus la visite de Georges Docquois, envoyé par l'Écho de Paris ; il écrivit sur moi un article très aimable où il disait son étonnement d'apprendre que j'étais poète et que j'avais avec moi tout un « tas » de poèmes encore inédits. Peu après il me fit faire la connaissance, à Paris, d'Eugène Tardieu, lui aussi rédacteur à l'Écho de Paris, qui traduisit mes poèmes en prose française tels qu'ils furent publiés en 1896 aux éditions du Mercure de France. Alfred Vallette, directeur du Mercure, dit récemment à un de nos amis communs, A. Van Gennep, qu'il croyait se rappeler que je lui avais apporté moi-même le manuscrit (en anglais et en français) de ces poèmes en compagnie d'Oscar Wilde. Mais ceci n'est pas possible ; car mes poèmes parurent aux éditions du Mercure de France en 1896, alors que Wilde était encore en prison. C'est à Wilde que je les avais dédiés d'abord ; mais Ross me dit que Wilde s'y opposait ; par suite, les poèmes furent publiés sans dédicace aucune.


Un livre récent, dû à Mme Delarue-Mardrus, intitulé Les Amours d'Oscar Wilde, contenait tant d'erreurs sur moi, manifestement copiés dans le livre de Frank Harris, Vie et Confessions d'Oscar Wilde, dont la traduction française a également paru au Mercure de France, que je du protester. J'écrivis à Mme Delarue-Mardrus et à son éditeur Flammarion pour leur demander de retirer l'ouvrage et d'éliminer les calomnies qui me concernaient. Je vins à Paris, me rendis chez Mme Delarue-Mardrus, quai Voltaire, et lui donnai un exemplaire de mon Autobiographie, ainsi que de la Nouvelle Préface de Frank Harris à son livre (préface qui n'a pas encore été traduite en français) où il rectifie le récit qu'il a donné de ma séparation d'avec Wilde à Naples.
Je dois dire que Mme Delarue-Mardrus, après lecture des documents que je lui communiquai, m'exprima tous ses regrets de m'avoir représenté sous un faux jour et me donna sa parole de préparer une nouvelle édition de son livre où il rectifierait ses erreurs et insérerait mes réponses aux accusations formulées contre moi. Ma lettre de protestation et sa réponse, où elle dit que la lecture de mes documents l'avaient « bouleversée », parurent dans les Nouvelles Littéraires, en mars 1930. La nouvelle édition de son livre contient en effet les rectifications promises.
Pourtant j'y suis toujours encore décrit comme une « jeune bête féroce qui ne voulait pas lâcher sa proie ». Quand je m'en plaignis à Mme Delarue-Mardrus, elle me répondit que si ce passage n'avait pas été modifi, la faute n'en n'était qu'à moi... Elle aurait été, me dit-elle, toute disposée à le changer si je l'avais demandé... Je suis obligé d'accepter cette explication, bien que je ne vois pas qui les documents que j'ai communiqués à Mme Delarue-Mardrus me présentent sous ce jour, le plus faux qu'on puisse concevoir.
Non seulement j'affirme que Wilde n'était pas ma « proie » ; mais les articles qui furent publiés sur moi pendant la détention de Wilde, notamment ceux de Georges Docquois et d'Eugène Tardieu, prouvent juste le contraire. On peut se reporter aussi à un article écrit vers ce même temps par Ernest La Jeunesse dans le Journal. Ayant fait connaissance de l'auteur, nous devînmes d'excellents amis.
De 1896 à 1900, je le vis continuellement. Il vint passer quelques jours chez moi à Nogent-sur-Marne, il était à ce moment rédacteur au Journal et il m'introduisit dans ce milieux intéressant ; ses confrères me firent bientôt, an quelque sorte, « membre honoraire » de la rédaction. On me laissait circuler partout et je fus admis à inaugurer avec eux le « bar » qu'on venait d'installer dans l'un des bureaux. Très souvent, j'y allais déjeuner, d'ordinaire en compagnie de La Jeunesse, et je m'y liai avec Barrès, Ranson, Séverine et tous leurs amis. J'y vis souvent Alphonse et Mme Allais, Moréas et un peu Catulle Mendès. Un jour j'y fis la connaissance de Huysmans, qui vint accompagné de Rowland Strong, alors correspondant à Paris de la Morning Post. Pour Verlaine, je l'avais rencontré auparavant, un jour que j'étais avec Oscar Wilde. Nous passâmes quelques heures ensemble dans un café, à boire de l'absinthe, apéritif qui me parut nauséabond. C'était une année environ avant la catastrophe.
Quant à Alfred Jarry, c'était un homme dangereux, très dangereux. Un soir nous étions au restaurant, La Jeunesse, Jarry et d'autres amis. Tout à coup Jarry sortit de sa poche un énorme pistolet et tira quatre ou cinq coups dans le plafond. Le restaurateur se précipita sur lui, puis les autres assistants ; après l'avoir bien bousculé, on le mit à la porte... et nous aussi.
Je fis connaissance de Pierre Louÿs à Londres, alors que j'habitais avec Oscar à l'hôtel Savoy. Louÿs vint plusieurs fois déjeuner et dîner avec nous : il écrivit pour moi un sonnet que je publiai dans le journal d'étudiants que je dirigeais alors à Oxford, The Spirit Lamp. C'était une version libre d'une lettre que m'avait écrite Wilde et qui fut ensuite utilisée contre lui par mon père au cours du procès. L'avocat d'Oscar Wilde, sir Edward Clarke, montra un exemplaire du numéro de The Spirit Lamp et fit remarquer que cette lettre avait été transposée en poème par un poète français bien connu. Il voulait évidemment prouver ainsi que la lettre de Wilde n'avait nullement le sens dégoûtant que mon père lui attribuait ; c'était, je crois, peu de temps avant la publication d'Aphrodite.
Nous étions devenus de bons amis quand un jour je l'invitai à venir passer quelques temps à Oxford dans l'appartement que j'occupais avec mon ami lord Encombe. Il accepta volontiers. Mais de retour à Oxford il se fit qu'Encombe et moi eûmes à préparer immédiatement certains examens ; j'écrivis à Pierre Louÿs que nous ne pouvions le recevoir en ce moment et que la partie devait être remise. Pierre Louÿs se vexa ; en quoi il ne fut guère raisonnable. Je l'aimais beaucoup ; mais j'avais déjà remarqué qu'il était très susceptible et d'un caractère difficile. Après la catastrophe, je ne le rencontrai plus jamais.
Je vis André Gide pour la première fois à Alger en 1895. Nous fûmes vite intimes (un grand lien entre nous fut la musique ; il adorait, surtout celle de Bach) et bien que je doive avouer que je trouvais ses livres plutôt ennuyeux, personnellement il me plaisait. Il a déclaré lui aussi qu'il m'aimait bien et qu'il avait gardé de moi un souvenir affectueux. Mais qu'il ait éprouvé pour moi ce qu'il a décrit depuis dans Si le Grain ne Meurt, ma paraît être de bien mauvais goût. Même si ce qu'il dit de ma conduite privée était vrai, c'est sûrement un vilain manque de tact de l'avoir écrit et publié afin de s'assurer par là un succès de scandale. Comme il se prétend maintenant l'un des plus grands amis et admirateurs d'Oscar Wilde, et se pose en juge de ma conduite, j'ai le droit de lui demander comment il se fait que pendant les trois ans qui se sont écoulés entre la libération de Wilde et sa mort il ne l'a vu qu'une seule fois.
S'il avait réellement été un si grand ami de Wilde, l'avoir abandonné quand cet ami tomba dans l'infortune eût été impardonnable. La vérité est que Wilde s'est toujours moqué de Gide et lui a « monté des bateaux ». Wilde s'amusait à dire les plus grosses blagues du monde au pauvre Gide ; et Gide, jobard, avalait tout ce que Wilde lui disait. Je reprochais un jour à Wilde de se moquer ainsi de Gide et lui dis : « pourquoi es-tu si rosse avec lui ; c'est un bon type. » Oscar me répondit : « Mon cher Bosie, André Gide est un égoïste sans ego. Je me demande aussi en vertu de quel droit Gide déverse sur moi sa réprobation morale ; c'est un protestant français, qui est bien la pire sorte de protestants, sauf, évidemment, les protestants irlandais. » Gide passait son temps à dire à Wilde qu'il exerçait « une influence funeste » ; et cela mettait Wilde en rage.
Les êtres immoraux, je l'ai souvent remarqué depuis, ressentent amèrement les reproches d'ordre moral qu'on leur fait, ce qui est assez naturel, je pense. Aussi Wilde aimait-il à se venger de Gide en lui disant des horreurs à faire dresser les cheveux sur la tête de ce pauvre garçon qui en ce temps était très simple et très naturel. Dès que Gide montrait qu'il était choqué, Wilde s'emballait. Depuis, Gide a fait des progrès. Si je ne me trompe, les discours « immoraux » de Wilde le choquaient vraiment ; et comme il était incapable de faire la distinction entre les opinions réelles de Wilde et ce qui n'était chez lui que pose et imagination, il le regardait comme un monstre d'iniquité.
Quand Wilde sorti de prison, Gide ne fit pas le moindre geste de sympathie, mais se tint avec prudence loin de lui. Je ne dis pas cela contre Gide. Au contraire. Je préfère le Gide que j'ai connu alors, le Gide moralisateur et même un peu puritain, tout au fond, au Gide auteur de Corydon et de Si le Grain ne Meurt. D'avoir négligé Wilde, ou de l'avoir évité après la débâcle, ne saurait le discréditer, parce qu'il n'a jamais été un ami intime de Wilde et que Wilde ne tenait guère à lui, bien que je ne puisse pas dire qu'il le détestait. Je regrette d'avoir à détruire la légende que Gide a fabriquée de toutes pièces ; mais telle est la pure et simple vérité.
L'un de mes grands regrets est d'avoir perdu la longue lettre que Mallarmé m'écrivit quand je lui envoyai un exemplaire de mes poèmes que venait de publier le Mercure de France. Il m'en faisait le plus grand et le plus chaleureux éloge. Pendant longtemps je portai cette lettre sur moi, dans mon portefeuille, qui me fut volé en chemin de fer, en 1905, entre Monte-Carlo et Antibes. Mallarmé savait admirablement l'anglais ; je me rappelle la phrase suivante : « une des rares fois que je me suis félicité de connaître l'anglais, c'est le jour où m'arrivèrent vos Poèmes. » Je n'ai jamais rencontré Mallarmé ; je n'en ai que plus de chagrin d'avoir perdu sa lettre.
J'ai connu aussi, et grandement estimé, Marcel Schwob et l'admirable Moreno. Ceci me rappelle que Wilde me présenta à Sarah Benhardt, venue à Londres pour jouer Salomé en 1893 ; mais les censeurs interdirent la représentation. Plus tard, à Paris, avant la catastrophe, il alla souvent voir Sarah dans sa loge et il me prit plusieurs fois avec lui. A mon grand dépit, Sarah me traita toujours en petit garçon. Elle me donnait une boîte de bonbons, m'appelait « mon cher enfant » et me laissait assis dans un coin, tout en causant avec Oscar. J'en souffrais beaucoup dans mon amour-propre. Oscar au contraire était enchanté et me disait que j'avais bien de la chance. Mais j'étais trop jeune alors pour être flatté qu'on me traitât en enfant.
Ceci me rappelle un mot d'Ernest La Jeunesse. La dernière fois que je le vis, en 1903, il me dit, faisant allusion à mon air de jeunesse : « Tu commences à reproduire le portrait de Dorian Gray ». Il était, comme Wilde, un causeur brillant et très spirituel, et s'amusait parfois à faire le gamin. L'un de ses divertissements préférés était d'attendre le moment, pour traverser une rue, où elle était le plus encombrée et de faire semblant d'être écrasé ; il poussait des cris horribles et suscitait un vif émoi dans la foule accourue, puis continuait avec calme son chemin, comme si de rien était.
Pendant toute la durée de mon séjour à Paris, Rachilde fut très bonne pour moi. Elle s'intéressa à moi, prit mon parti contre mes ennemis et m'écrivit plusieurs lettres délicieuses, contenant d'excellents avis, dont, je regrette d'avoir à l'avouer, je ne sus pas tenir compte autant que je l'aurais dû. Aussi ais-je conservé pour elle un vif sentiment de reconnaissance, d'autant plus qu'à ce moment de ma vie peu de personne furent bonnes pour moi.

Lord Alfred Douglas
Oscar Wilde et quelques autres.
Traduit de l'anglais par Arnold Van Gennep.
Librairie Gallimard, Les Contemporains vus de près, 1930.
Chapitre XXIX.





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