mercredi 22 décembre 2010

Salomé d'Oscar Wilde par Jean de Tinan


Rops, Un document sur l'impuissance d'aimer

Théâtre de l'Oeuvre

Salomé, un acte d'Oscar Wilde.

On ne saurait assez louer M. Lugné-Poe de nous avoir donné cette représentation du drame français de Wilde. Il y avait à cela plus de courage que l'on a pu croire ; la pièce, que j'admire infiniment – au-delà des médiocres chicanes d'originalité où des esprits grincheux s'attardent – d'être si profondément imprégnée d'une superbe passion de beauté, ne renferme que trop de passages dont eût pu s'autoriser, pour devenir bruyante, la sottise d'un public malveillant – et il fallait ne pas trébucher, sinon... On voudrait croire qu'une oeuvre très belle s'est imposée d'elle-même, si l'on n'était heureux de rendre justice au bel effort de M. Lugné-Poe et de ses camarades.
M. Lugné-Poe lui-même a composé le personnage d'Hérode avec une souplesse, une exactitude nerveuse d'intonations et d'attitudes, un souci de plastique, qui font, je crois, de ce rôle de Tétrarque le plus parfait de ceux où je l'ai vu. Avoir monté Salomé et l'avoir joué ainsi, c'est s'être attiré la bonne reconnaissance de ceux-là qui aiment cet art de toute leur âme – jusqu'à en être très mal vus dans leurs familles. M. Max Barbier a crié les imprécations de Iokanaan d'une voix superbement sonore, et, grand, a su trouver les gestes qu'il fallait pour paraître gigantesque. Mlle Suzanne Desprès, page d'Hérodias, s'est trop exquisement lamentée sur la mort du jeune Syrien - il était mon frère et plus qu'un frère !... - pour que personne ait songé, charmé que l'on était, que c'était le passage dangereux, - il a peut-être tout sauvé, ce petit page, avec sa jolie voix et sa beauté timide – le passage où les amis de la pièce sont tout prêts à interdire à leurs voisins de se moucher. Personne ne s'est mouché, et l'on a acclamé le drame, et l'on a acclamé le nom de M. Oscar Wilde avec tout l'enthousiasme d'admirations qui se multiplient par des indignations ; nous souhaitons qu'il parvienne au poète quelque écho de ces acclamations, et que la sincérité de ces sympathies l'encourage dans la terrible épreuve qu'il subit.

Je ne saurai pas parler comme je le voudrais de Mlle Lina Munte. Je l'ai séparée des artistes qui jouaient excellemment autour d'elle pour essayer d'indiquer un peu comment il m'a semblé qu'elle s'était élevée, au-dessus de toute mesure, pour devenir une créature indicible et adorable, au-dessus du « rôle », pour devenir la réalité même d'une conception poétique, une créature féerique et réelle, prestigieuse et unique.
Je n'exagère aucun éloge, je parviens au contraire ridiculement mal à exprimer mon immense et inoubliable joie, et je voudrais savoir des mots d'enthousiasme merveilleux pour les dire. Je ne connais aucune tragédienne – pas même Sarah, que j'admire – qui m'ait jamais fait pressentir le frisson de sensation fiévreuse que m'a donné Mlle Lina Munte dans Salomé. Pendant deux soirées, depuis le premier pas qu'elle a fait en une scène – depuis la première phrase qu'elle a dite, de cette voix qui vous fait jouir de toutes les syllabes des mots que l'on aime – depuis la première attitude où elle s'est montré férocement belle, parée de la plus rare, de la plus irrésistible et affolante des beautés : la ligne – tout le long des nobles périodes du poète, cette voix et cette beauté m'ont emporté dans une des plus frénétiques émotions que j'aie connues.
« N'est-ce pas que vous ferez cela pour moi – Narraboth ? »
- « Laisse-moi baiser ta bouche, Iokanaan ! » - « Je baiserai ta bouche ! » - « Je n'ai pas soif – Tétrarque ! » - « Je demande la tête d'Iokanaan ! » - « Je veux la tête d'Iokanaan ! » - « J'ai baisé ta bouche, Iokanaan ! - J'ai baisé ta bouche ! »
Cette voix et cette beauté m'ont trainé, dans un vertige, vers d'éblouissants abîmes de luxure d'art et d'amour. Au son de cette voix, au contact de ces gestes, j'ai su que se crispaient en moi des choses de sensualité, de fureur, de tendresse et d'extase que je n'avais pas encore su y trouver. J'ai été oppressé d'attention jusqu'à souffrir.
J'ai été ému jusqu'à avoir la pauvre naïveté de regretter, pour la première fois, de n'avoir pas le génie d'écrire un drame sublime et digne d'elle pour lui porter – je me suis désolé, et je m'en vante, à penser que je ne connaîtrais pas la joie d'art terrifiante que ce serait d'entendre dire par elle des phrases de soi – de soi – et j'ai pensé que n'avoir pas été là, n'avoir pas vu sa Salomé plus belle et plus terrible qu'il ne l'avait rêvée, c'était pour Oscar Wilde le plus cruel malheur dont un artiste dût être inconsolable.

Jean de Tinan.

Mercure de France, mars 1896



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