lundi 20 décembre 2010

Léon Bloy en 1885 par Charles Buet.



Charles Buet (1846-1897), écrivain, catholique ultramontain et savoyard, il recevait dans son salon de l'avenue de Breteuil, Barbey d'Aurevilly, Léon Bloy, Moréas ou Guaïta. Dans son volume Médaillons et camées (E. Guiraud, 1885), il présente Léon Bloy, son ami "de douze ans".

LÉON BLOY

Tout Paris est en révolution. Mais ne croyez pas, que ce soit pour des raisons politiques. On n'a vraiment plus le temps ni le goût de s'occuper des affaires de l'État. Nous avons tant de gens qui mènent la barque Et tout galériens que nous soyons, il nous déplaît de manier la rame. Cette révolution est simplement littéraire, et le tumulte est au camp d'Agramant.
Vous n'êtes pas sans avoir oui parler de Léon Bloy ? C'est lui qui fait tout ce tapage. Lui, dénommé par Coppée Bloy le Noir, et par Aurélien Scholl, Bloy le Diable, et par nous, ses vieux amis, dom Bloy, parce qu'il calligraphie à l'instar d'un bénédictin, et qu'il a, naguère, travaillé plus que de raison, ce pourquoi il est désormais soumis au joug de dame Paresse.
Or cettuy Bloy dont tout le monde parle, personne, ou à peu près, ne le connaît. Il a pourtant un domicile, mais peu de gens en ont franchi le seuil on y voit un lit tel quel, un gigantesque crucifix, une madone en faïence, et beaucoup dé livres. Il mange et boit quelquefois. Où ? A l'auberge de la Belle-Étoile, et des nourritures très vagues.
On le rencontre au cabaret du Chat Noir où se rédige un journal appelé aussi le Chat Noir il y joue
les « premiers rôles. » Ce cabaret est glorieux. C'est un gentilhomme, peintre de goût, antiquaire de savoir, anti-philistin enragé, qui vend des bocks, plus modernes que des brocs. Ce cabaretier, du nom de Salis, et de la très célèbre famille helvétique des Salis-Samade, exerce une influence notable sur la littérature contemporaine il est très fin, très habile, très spirituel, et c'est un artiste pratique.
Donc on voit Bloy chez lui, ce qui ne veut pas dire qu'il l'exhibe. Et puisque vous ne pouvez l'y voir, je vais esquisser son portrait.
Imaginez un moine de Zurbaran, un corsaire de Goya, descendus de leur toile un corsaire de forte
stature, farouche et sombre; un de ces terribles moines à cheveux gris, à noire moustache, comme l'Inquisition en réunissait autour de feu Torquemada. Voyez ce visage basané, creusé par mainte souffrance, portant l'empreinte d'une suprême énergie vaincue, d'un violent orgueil foudroyé. Le front est celui d'un tenace, d'un entêté ; le menton, court et rond, trahit la force de volonté ; le sourire voudrait être amer et n'est que douloureux, quand il n'est pas bienveillant; le regard ferme, presque dur, prolongé, scrutateur, décèle parfois une tendresse inquiète, et qui se dissimule; les yeux sont noirs, sous un double buisson de sourcils très arqués; la voix est grave, nette, mordante.
C'est là un Espagnol qui a dans ses veines du sang de Sarrasin, peut-être le descendant de quelque marana proscrit par Isabelle. Mais il est aussi de race paysanne, fort et brutal comme les laboureurs qui aiguillonnent leurs bœufs durant douze heures d'horloge. C'est un sauvage civilisé, un rustre affiné, un solitaire par vocation, enfin un de ces hommes redoutables qui devraient être tout en haut de la montagne sociale, et que la Providence, dont nous ignorons les desseins, empêche d'escalader les hauteurs et fait retomber, désarmés, à chaque effort.
Venu du Midi, comme tout le monde, et poussé par un incessant besoin de migration, Léon Bloy gagna Paris à l'âge où l'on y vient tout pimpant d'illusions et d'espérances. Un de ses frères allait en même temps explorer la Cochinchine et peut-être régner sur les Moï un autre encore voyageait, faisant des routes pour les fouler aux pieds tous ces frères sont des nomades. Léon erra dans Paris, il y erre encore, perpétuellement de même que l'oiseau, il n'a qu'une branche, pour s'y poser de temps à autre. Il aime mieux marcher.
Or, Léon Bloy, après mainte péripétie, rencontra celui qui devait le mater : Barbey d'Aurevilly, le maître qu'il idolâtre, un des plus beaux caractères qu'offre la littérature contemporaine, et certainement l'un des plus grands écrivains d'une époque où ils sont peu nombreux L'influence de M. d'Aurevilly sur Léon Bloy fut et demeure considérable. Pour celui-là, Bloy est une intelligence d'élite ; pour celui-ci, le maître est un ami dans le sens absolu du mot. Ils s'estiment et ils s'aiment, ce qui ne les empêche pas de se combattre. Blov a donc été mêlé aux jeunes hommes du mouvement littéraire actuel : il a connu Richepin, Bourget, Rollinat, Coppée, Huysmans, et même le raté Nicolardot, assez méprisable imitateur du cynique Diogène.
Avec le talent profond que ses ennemis doivent lui reconnaître, Bloy restait dans l'ombre. Il publia quelques articles dans l'Univers. Il ne put s'y maintenir, trop indépendant qu'il était pour qu'on supportât longtemps ses libres allures. Il écrivit ensuite quelques articles pour le Foyer. Mais ce fut le Chat Noir qui révéla à la presse parisienne ce talent extraordinaire, qu'on ne sait à quoi comparer, et qui s'est enfin affirmé d'une façon éclatante dans le Figaro.
Là encore, il a été difficile à Léon Bloy de se soumettre aux disciplines du journalisme. On a pourtant admiré son éloquente apostrophe aux libres-penseurs qui renouvellent le massacre des Innocents par la corruption systématique de l'enfance, et la vigoureuse critique d'un « Savonarole de Nuremberg, » nom d'acre ironie et de blâme indigné, infligé par le satirique au Père Didon.
Entre temps, Léon Bloy publiait un livre, le Révélateur du globe, où se révèlent de solides études d'exégèse, de théologie, de philosophie historique. Telle page de ce livre est un chef-d'œuvre de pensée : les idées y foisonnent. et le mépris accablant des petitesses humaines s'y décèle à chaque ligne. C'est que Bloy, en effet, est un méprisant : le monde fait de préjugés, de mensonges, de bassesses, de compromissions lâches, d'opinions surmenées, de convictions affaiblies, de goûts morbides, d'exigences malsaines, ce monde contemporain où tout semble factice, où le convenu et le médiocre, et le sentimentalisme bête, prédominent, il l'a en horreur. Est-ce nous qui lui en ferons un crime ?
Aussi de quelle raillerie impitoyable, de quel scepticisme social effréné, de quelle virulence d'expression, de quelle noire, profonde et mélancolique ironie, son dernier livre n'est-il pas empreint! Le titre même est un défi, une moquerie, presque une injure adressée à cette société qui vilipende ses anciennes idoles et se crée de nouveaux faux dieux : Propos d'un entrepreneur de démolitions !
Hélas ! si robuste que soit sa main, et si aiguës, ses griffes, Léon Bloy ne démolit rien, du moins visiblement. Peut-être l'avenir lui donnera-t-il sa revanche ; peut-être ce cri lamentable, d'un désespéré du siècle, d'un désabusé des erreurs communes, sera-t-il, plus tard, entendu, ou reviendra-t-il poussé par l'écho qui le garde Mais ce livre ne serait-il qu'une protestation stérile, le satirique aurait encore mérité d'être applaudi pour son audace. Il y a du courage à remonter le courant d'un fleuve débordé : il y a de la hardiesse à jeter un démenti catégorique à la face de toute une société qui s'engloutit dans l'océan de poussière de ses propres ossements. Attaquer de front les plus fameux et les mieux famés, heurter les préjugés acquis, renverser d'un coup de pied les statues volées, chasser à coups d'étrivières les forbans du blasphème, de la luxure, du mensonge, c'est un dur métier, par ce temps de complaisances veules, de bienveillance universelle, de tolérances ridicules.
C'est l'œuvre de Léon Bloy qui, avec plus de raison que Louis Veuillot, aurait pu signer Sylvain Laspre.
C'est un âpre sylvain, en effet, l'homme des solitudes austères, des grands déserts, des forêts où il voudrait vivre seul, sous le regard des étoiles. Je vais néanmoins surprendre bien des gens, en leur avouant que ce contempteur de l'humanité, que ce farouche ennemi du XIX° siècle, cet implacable polémiste à la dent cruelle, qui mord, déchire, lacère, ne trouvant jamais de termes assez véhéments, d'épithètes assez vitupérantes, d'adjectifs assez expressifs pour traduire les indignations qui bouillonnent en lui, est, au fond, un naïf et un tendre.
Cela est. Je connais Léon Bloy depuis tantôt douze ans, et je ne connais personne qui ait un plus immense besoin d'affection, qui soit plus fermé à la défiance et au soupçon. Il n'a pas la bonté vulgaire, qui sait excuser tout, pallier les fautes, déguiser les vices : mais il a cette bonté secourable et cachée, qui livre un cœur à un cœur sympathique. Il raille, mais il pleure. Il attaque, mais il défend. Et ses colères, outrées par un besoin d'expansion toujours réprimé, ne sont que l'irrésistible éclat d'une sincère générosité. Qui est-ce qui a dit que la haine est de l'amour tourné à l'aigre ?
Il y a, en Bloy, un chrétien affolé d'amour, affamé de justice, et son âme qu'aucune rosée bienfaisante ne désaltère, crie vers le Seigneur l'injustice inexprimable du siècle. Cet athlète prêt à tous les combats est écarté du champ de bataille ; cette force est inutilisée ce talent est dédaigné. Comment voulez-vous que la victime d'une indifférence qui la tue, ne pousse pas la violente clameur du désespoir ? Et c'est pourquoi cet homme veut démolir.
Vous parlerai-je maintenant de son style, de son procédé littéraire, de sa forme tourmentée, de ses exagérations de langage, de l'intempérance de ses épithètes, de la recherche d'archaïsmes et de néologismes qui donne à sa phrase une certaine obscurité ? A quoi bon ? Sachez seulement qu'un très grand écrivain nous est né, et que nous ne devons pas le laisser mourir. On lui marchande une renommée, si libéralement distribuée aux charlatans de la presse ? Soit ! Mais qu'il vive pour nous, les sensitifs et les artistes amoureux du Vrai et du Bien, et qu'il ait parmi nous la place qu'il devrait avoir, au-dessus des illustres médiocres et des impuissants rageurs.

Charles BUET.


La Revue Moderniste :
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