Souvenirs sur Oscar Wilde
Chaque année, au printemps et quelquefois en hiver, on rencontrait à Paris un gentleman anglais accompli. Il menait ici la vie que M. Bourget, par exemple, pouvait mener a Londres, fréquentant les artistes et les salons, les restaurants et les notabilités mondaines, tout ce qui intéresse un homme instruit et élégant qui sait penser et qui sait vivre.Cet étranger était de haute stature et de vaste corpulence. Un teint rouge rendait plus large encore la figure imberbe et proconsulaire. C'était une médaille glabre.Les yeux souriaient. Les mains paraissaient belles, un peu charnues et grasses, l'une ornée à l'annulaire d'une bague à scarabée de pierre verte. La grande taille du personnage autorisait l'ampleur de redingotes magistrales, ouvertes sur des gilets voyants en velours ras ou de satins brochés. Des cigarettes d'Orient a bout doré fumaient continuellement a ses lèvres. Une fleur rare à la boutonnière parachevait cette tenue a la fois cossue et méticuleuse. De fiacre en fiacre, de café en café, de salon en salon, il balançait sa démarche paresseuse de gros homme un peu las. Il correspondait par télégrammes et parlait par apologues. Il venait de déjeuner avec M. Barrès et allait dîner avec M. Moréas, car il était curieux de toutes les pensées, et les idées hardies, concises et ingénieuses du premier l'intéressaient comme les affirmations brèves, sonores et péremptoires du second.Paris accueillait ce voyageur avec quelque curiosité. M. Hugues Le Roux le loua. M. Théodore de Wyzewa l'égratigna, mais rien ne troublait sa solide prestance, sa souriante sérénité et sa béatitude narquoise.Qui de nous ne l'a rencontré durant ces années ?J'ai eu aussi le plaisir de le voir et de le revoir quelquefois. Il s'appelait Oscar Wilde, poète anglais et homme d'esprit.Il avait beaucoup écrit et beaucoup parlé. Ses poèmes valaient-ils ceux d' Algernon Swinburne, je l'ignore, mais un volume d'essais de la plus ingénieuse dialectique, un roman dramatique et éloquent, le recueil de quatre contes fort beaux et le renom indiscuté du plus parfait des esthètes d'outre-Manche lui donnaient un halo de gloire et certifiaient une personnalité intéressante. Il plut, amusa, étonna. On s'enthousiasma pour lui ; il eut des fanatiques. Je me souviens qu'une dame de nos amies prétendit même avoir distingué autour de la tête de son hôte une auréole lumineuse.On dînait finement et longuement dans une salle à manger luxueuse et claire. La nappe était couverte d'un surtout et de chemins de violettes odorantes. Le Champagne grésillait dans les verres taillés ; les couteaux d'or pelaient les fruits. M. Wilde parlait. On avait réuni autour de lui quelques convives silencieux et dispos au plaisir de l'entendre.
De cette conversation et de quelques autres j'ai gardé un souvenir vif et durable. M. Wilde s'exprimait en français avec une éloquence et un tact peu communs. Sa phrase s'agrémentait d'un tri de mots judicieux. En bon humaniste d'Oxford, M. Wilde aurait pu user aussi bien du latin et du grec. Il aimait l'antiquité hellénique et romaine. Sa causerie était toute imaginative. C'était un incomparable conteur d'histoires. Il en savait des milliers qui s'enchaînaient l'une à l'autre.
C'était sa façon de tout dire, une hypocrisie figurative de sa pensée. Il en est une qu'il conta ce soir-la et où je crois qu'il faisait allusion a lui-même.
« Il y avait une fois, disait-il, un jeune homme qui habitait dans une ville près de la mer ; chaque matin, il sortait pour marcher sur la grève et, au retour, il racontait qu'il avait vu les Sirènes ; or il advint qu'il en rencontra une ; elle se baignait dans l'eau bleue ; il la vit, mais, en revenant, comme on l'interrogeait sur ce qu'il avait vu, ce jour-là, il se tut et ne répondit pas. »
Il ne fallait pas trop pousser M. Wilde sur le sens de ces allégories, il fallait jouir de leur grâce et de leur inattendu sans soulever les voiles de cette fantasmagorie d'esprit qui faisait de sa conversation une sorte de Mille et une Nuits parlées.
La cigarette d'or s'éteignait et se rallumait incessamment aux lèvres du conteur. La main, d'un geste lent, faisait verdoyer le scarabée annulaire. Le visage se variait de la mimique la plus amusante, la voix continuait intarissablement, un peu traînante, toujours égale.
M. Wilde était persuasif et étonnant. Il excellait à certifier l'invraisemblable.
La donnée la plus douteuse prenait à sa parole une véracité momentanément indiscutable. D'une fable il traduisait une scène précise et réelle; d'un fait, il extrayait une fable. Il écoutait la Schéhérazade intérieure et semblait être le premier à s'étonner de ses inventions fabuleuses et singulières.
Ce don particulier rendait la conversation de M. Wilde quelque chose de très à part dans la causerie contemporaine, qui ne ressemblait pas a l'ingéniosité précise et profonde de M. Stéphane Mallarmé, par exemple, si délicatement explicative des faits et des objets, a cette irisation imaginaire de pensées aux angles de leurs facettes qui donnait un charme unique et raffiné aux entretiens de l'illustre maître.
M. Wilde contait comme avait conté M. Villiers de l'Isle-Adam, mais les histoires du précieux et terrible narrateur des Contes Cruels, d'une ironie féroce et méticuleuse, laissaient comme un arrière-goût cuivré et douloureux.
Quand le grand halluciné, à la face triangulaire, aux yeux pâles, en passant sa maigre main dans sa penchante chevelure grise, évoquait quelque farce du monstrueux Tribulat Bonhomet ou, dans un verre d'eau manié méthodiquement, simulait les mixtures explosives de « l'Etna chez soi » on subissait un malaise d'admiration, d'attente et d'angoisse,
M, Wilde charmait et amusait, et il donnait l'impression d'un homme heureux, à l'aise dans la vie. N'avait-il pas embelli son imagination des plus belles pensées humaines et joui à les agencer en rapports nouveaux?
Il avait agrémenté son existence de quelques actions excentriques et inoffensives, comme de faire servir à un dîner, en guise d'entrées, des plats de roses ou confectionner par un tailleur excellent un costume de « pauvre » pour un mendiant dont la vue quotidienne, a la porte de sa maison, l'offusquait.
Il avait voyagé, parcouru l' Amérique en culottes courtes, un tournesol à la main, et l'Italie en dandy byronien. On le vit en France, croisant en yacht sur les côtes normandes. Sa barque descendit la Loire au fil de l'eau. A Londres, il participait à la vie élégante que créent les grandes fortunes et les grandes hérédités. On l'admirait et il s'admirait infiniment lui-même. Il ne lui manquait ni le cortège des disciples ni l'escorte des reporters.
Il connut le plaisir d'être luxueusement édité. Ses poèmes se vendaient en vélins blancs avec des gaufrages d'or, son Dorian Gray, sous une couverture de papier gris qui semblait de la cendre de cigarettes, son House of Pomegranates (La Maison des Grenades) avec des gardes d'un papier beau à en tailler un gilet. On jouait avec succès ses pièces sur plusieurs théâtres et, à la première représentation de l'une d'elles, il vint sur la scène saluer le public, exhibant à son frac le premier bouquet d'oeillets verts qu'on ait porté.
Enfin poète anglais, il écrivit un drame en français (Salomé). C'était un homme heureux, dont gardent mémoire tous ceux qui aiment les belles paroles et les belles histoires.HENRI DE RÉGNIER.
Ombre pour ombre, Annie Le Brun (2)
Il y a 2 semaines
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