samedi 8 janvier 2011

G. Docquois mène l'enquête.


Docquois (Georges) : Le Congrès des poètes. Août 1894. Bibliothèque de La Plume, 1894, in-12, 86 pp. Portrait de Paul Verlaine par Cazals hors-texte, illustrations in texte.

La question posée par Docquois au "Congrès des Poètes" était : "Quel est, selon vous, celui qui, dans la gloire ainsi que dans le respect des jeunes, va remplacer Leconte de Lisle ?"

Voici quelques réponses choisies, avec mon arbitraire habituel, dans la longue liste reçue par l'enquêteur :

M. Karl Boës. - Du vivant de Leconte de Lisle, il y avait deux grands poètes. Leconte de Lisle mort, il n'en reste qu'un : c'est Verlaine. (M'excuse Jean Moréas, que j'aime beaucoup !)
Disons, d'ailleurs, que la gloire ne sera décernée par les siècles qui viendront ni à Leconte de Liste ni à Verlaine. Lamartine et Musset devant eux-mêmes disparaître aux yeux des astronomes futurs dont les lunettes convergeront toutes vers ce soleil : Hugo !
Quant au respect, c'est un sentiment inférieur et qui importe peu.
Maintenant, attendons le Poète-Messie, celui qui, sur les ruines de cette société dite chrétienne, dite républicaine, édifiera;. aux accents de la grande Lyre, le Temple de la Bonté et de la Beauté, ces deux soeurs exilées... et immortelles !

M. Jules Bois. - Leconte de Lisle appartenait déjà tellement au passé ! Je ne pense pas que beaucoup de jeunes se soient aperçus de sa mort. Néfaste d'athéisme et d'indifférence pour les humains, cette gloire était cependant belle de solitude, loin de la réclame et des grossières défaillances. On ne mettra pas de nouvelle idole sur un autel d'ailleurs abandonné. Mais notre admiration, avant comme après la mort de l'académicien Leconte de Lisle, reste, entière, au gueux divin Paul Verlaine.

M. Félicien Champsaur. - A sa mort, on s'est partagé l'empire de Hugo. Mais ce vieux capitaine colonial, Leconte de Lisle, n'a pas pris la place du vieil Empereur, bien qu'il l'ait occupée avec plus de majesté. Quel est celui qui, dans la gloire, ainsi que dans le respect des jeunes, va remplacer Leconte de Liste ? Alors c'était lui, le patron reconnu ? Je l'ignorais. Voilà ce que c'est de ne pas être un poète parqué. Je propose qu'on élève sur le pavois ce Vrai poète, Paul Verlaine. Et exaltavit humilem.

M. Romain Coolus. - En cette circonstance, on semble accorder bien gratuitement aux poètes modernes les facultés vaticinatrices reconnues aux poètes anciens. La question posée me parait exiger, pour être résolue, certains dons prophétiques dont je m'avoue peu doué. Toutefois, on serait peut-être fondé à prétendre que des poètes actuels Verlaine est celui dont la gloire ira le plus grandissant, cependant que nous respecterons davantage l'admirable auteur de l'Après-midi d'un Faune, Stéphane Mallarmé. Mais ces distinctions sont bien superficielles : tous deux sont des maîtres, nos maîtres, et nous les aimons également.

M. François Coulon. - Il me semble que Leconte de Lisle était le seul grand poète parnassien. Ses disciples de jadis, assez bons poètes secondaires, ne peuvent prétendre à cette magnifique hauteur de pensée. Quelques-uns nommeront M. de Heredia, qui, malgré l'absence d'idées générales, demeure grand par sa vision éblouissante du décor de la vie. Mais le drame mystérieux et terrible ne lui apparaît pas ; et pourtant voici l'heure d'approfondir ce drame et de chercher à voir plus loin. Le public, qui ne connut guère notre Leconte de Lisle que par les feuilles annonçant l'entrée du Poète dans l'Inconnu, propagera la renommée des artistes en qui le lecteur retrouve ses rêves et ses désirs ordinaires. Le talent parfois ne manque pas à ces écrivains mais, pour nous, qui n'osons contempler qu'avec le frisson du respect cette Trinité radieuse, Shakespeare, Goethe et Wagner, deux noms s'élèvent dans la gloire très haut : Verlaine et Mallarmé.

M. Rodolphe Darzens. - Est-il bien sûr que Leconte de Lisle ait été seul « dans la gloire et le respect des jeunes ? » Et, vraiment, quelle nécessité de créer des hiérarchies en littérature. Au moins, là, un peu... d'anarchie, ne vaudrait-ce pas mieux ?

M. Jean Dayros. - M. Leconte de Lisle portait le monocle avec une majesté irréprochable et nul poète ne l'égale dans cet art. Pour ce qui concerne sa gloire à l'encan, je ne vois pas mieux quel autre fabricant de produits parnasseutiques la pourrait accaparer...

M. Georges Fourest. - Le maître de tous les poètes se nomme aujourd'hui Paul Verlaine.

M. Jacques Des Gachons. - Mallarmé reste le maître d'une bonne part de la jeunesse littéraire. Si Verlaine avait plus de caractère, il serait également entouré de disciples attentifs. Il est bien certain que ceux qui étaient des familiers respectueux de Leconte de Liste n'iront pas à Verlaine, ni à Mallarmé. Mais je ne fréquentais pas chez le maître défunt, et Verlaine aussi bien que Mallarmé. me troublent. Je n'ai pas pour eux l'entière admiration désirable. Quant à Coppée, il est populaire, et cela suffit au bonheur d'un poète.
Sully-Prud'homme eut mes assiduités en rhétorique et en philosophie, au lycée ; je garde ses livres pieusement. La prose de France m'enchante et j'admire Barrès. En poésie proprement dite, je range ensuite de Heredia. Mendès, Richepin, Moréas et de Régnier, Retté et Le Cardonnel ; Stuart Merrill et Vielé-Griffin viennent après. Je pense que c'est parmi ces derniers qu'il faut chercher le jeune maître aimé. Moréas ou de Régnier, de Régnier ou Moréas, voilà la question.

M. René Ghil. - Seul, ou avec quelques éprouvés amis, sur la montagne entourée d'hostilité de la Poésie scientifique, je ne saurais dire quel nom vont vénérer surtout ceux que je combats, les jeunes et pseudo-jeunes symbolistes, idéalistes, etc.
Personnellement, voici. Nul ne remplacera Leconte de Lisle, suprêmement, en mon admiration, car si j'ai respecté infiniment ce grand mort comme poète lyrique et homme aux fières attitudes (mais, trop d'attitudes !) je ne l'ai point vu, non, comme poète complet ! J'ai eu occasion d'écrire naguère qu'en tant que penseur, conclure, comme il le fait, au nirvâna, au Néant, dénote une nullité philosophique. Ou philosophie d'égoïste qu'il fut...
J. de Strada, le poète philosophe de l'Histoire, Sully-Prud'homme, aux hautes tendances de philosophie scientifique, ne remplaceront pas en ma vénération Leconte de Lisle : ils y étaient, parce que leur vie est digne superbement, et parce que je les considère comme les précurseurs proches de l'Oeuvre de Poésie scientifique, sociologique évolutivement, que j'ai voulue et que je mène de tout mon effort.

M. Albert Giraud. - Qui donc remplacerait, à l'heure actuelle, Leconte de Lisle, si ce n'est le pur et parfait poète des Trophées, M. Jose Maria de Heredia ?


M. Emile Goudeau. - On me demande quel monarque poétique les « jeunes » voudraient élire, afin de remplacer Leconte de Lisle. Je crois bien que la plupart d'entre eux, s'ils voulaient user de franchise, répondraient « Moi. » Au fond, ils auraient raison ; l'individualisme exalté, le personnalisme à outrance ne sont-ils pas, pour les poètes, la seule raison d'exister ? Seulement, alors, au lieu du « Moi » orgueilleux, il est préférable, par modestie diplomatique, de répondre : « Personne. »
Parmi les meilleurs poètes de ce temps (et ils sont tous meilleurs), je possède quelques amis et beaucoup de camarades ; je les aime tous; mais si l'un d'eux venait à être proclamé Roi, je me jetterais dans l'opposition. Le domaine de la poésie immense. n'est ni un Royaume, ni un Empire ; ce n'est même pas, comme les Lettres, une République ornée d'un président ; c'est une atmosphère élastique en laquelle voltigent ou planent, sans se gêner les uns les autres, les aigles et les papillons.

M. A. Ferdinand Hérold exprime l'espoir que le plus grand nombre des suffrages se portera sur Stéphane Mallarmé et José-Maria de Heredia, les deux maîtres que, - dit-il, - avec Leconte de Lisle, il a toujours le plus respectés, le plus admirés et le plus aimés.

M. André Ibels. - Les théories d'art émises par Leconte de Lisle sont, pour moi, au-dessus de son oeuvre.

Sur des rythmes nouveaux, il fit des vers antiques.

Avec moins de talent que Chénier, il fut un des seuls qui sut ressusciter des temps héroïques. Malgré cela, le poète des Erynnies n'apporta pas la vie, et c'est pourquoi son oeuvre, inutile, mourra, comme presque tous les poèmes de Pindare, dont il se proclame hautainement l'élevé. Nul, à mon avis, ne remplacera Leconte de Lisle. Je veux dire que nul ne l'égalera. Mais tous l'équivaudront : les uns le surpasseront, les autres n'existeront pas ! Parmi les poètes jeunes, qui ont un tempérament analogue au tempérament de Leconte de Lisle, je crois que l'on peut citer : Albert Samain, Pierre Quillard, et quelque peu Henri de Régnier et Stuart Merrill (ce dernier dans les Fastes et les Gammes).

M. Tristan Klingsor. Oubliera-t-on le trouvère glorieux qui cueille des floraisons merveilleuses aux jardins de jadis ? Oubliera-t-on Henri de Régnier, celui qui fut l'admirateur et l'ami de Leconte de Lisle, celui qui est le frère spirituel du grand mort ? N'est-ce pas assez d'avoir écrit les Episodes, les Poèmes anciens et romanesques, la Gardienne et d'écrire encore telles merveilleuses Exergues ? Or, cela ne m'empêche pas de dire toute mon adoration pour le sublime mendiant Verlaine et l'harmonieux chèvre-pied Mallarmé.

Mme Marie Krysinska. - Paul Verlaine me parait être celui des poètes qui, par la nature complexe de son talent - moderne à la fois et nostalgique de simplicité primitive - correspond le plus intimement au besoin de beauté dont notre époque est tourmentée. Cette époque, quasi-byzantine, trouve dans Verlaine son plus hautain reflet ; au surplus, ce dernier des parnassiens, étant aussi la vigie des prosodies indépendantes de l'avenir, marque une étape significative dans l'évolution perpétuelle des formules d'Art. Mais, à cause de tout cela, et parce qu'il la mérite à tant de titres, on peut craindre que de longtemps la gloire - officielle du moins - ne lui soit refusée.

M. Gabriel de Lautrec. - Je pense que, pour les masses, Leconte de Lisle mort, Verlaine est le successeur désigné. Mais, peut-être, en ce concile des cardinaux, les voix se portent-elles sur lui pour sa tête déjà courbée et son long âge, car cinquante ans de Verlaine sont l'extrême maturité ; on l'élira pape, pour ne pas décourager par un choix à longue échéance les futures ambitions !
La jeunesse, qui sera demain en même temps qu'elle est aujourd'hui, m'inspire, toutes réserves faites pour mon amitié et mon admiration vers Verlaine, plus de confiance. Et le poète de notre génération s'appelle Henri de Régnier.
Je le choisirai pour sa forme, car c'est un classique, et pour l'émotion, et pour le haut dédain de son attitude, et parce que d'autres ne l'ont pas choisi.

M. Maurice Le Blond. Le vers cesse graduellement d'être lui-même pour devenir de la prose rythmée. Il semble que l'on en revienne à ces proses du bas latin, à ces séquences mystiques où toute technique était abolie afin de laisser plus de puissance et de passion a l'expression. Ces tendances sont particulièrement probantes, ces dernières années, dans les poèmes si délicats de F. Vielé-Griffin et les hymnes de M. Saint-Georges de Bouhélier. Il n'est donc pas de Poète-Coryphée en ce moment, mais celui qui éclora demain sera, à n'en pas douter, un poète épique en prose.

M. Julien Leclercq. Leconte de Lisle n'a pas joui exclusivement de la gloire, ni du respect des jeunes. Parmi les grands. poètes que notre génération a aimés : Théodore de Banville, Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine et Leconte de Lisle, celui-ci sur ses admirables coreligionnaires (ne disons pas confrères quand il s'agit des maîtres pour qui la Poésie fut un culte) n'a dû qu'à son âge d'avoir le pas. Leconte de Lisle a été leur doyen. Le doyen -aussi jeune comme doyen que Pie IX comme pape - c'est aujourd'hui Stéphane Mallarmé. Mais toutes ces affaires de préséance édictées par le protocole de la civilité la plus honnête n'ajouteront rien à sa gloire ni au respect que nous lui avons voué.

M. Jean Lorrain. Si Docquois m'avait demandé dans l'amour des jeunes, j'aurais répondu sans hésiter : Verlaine.
Mais le respect des jeunes ! Vous savez bien pourtant qu'à l'heure où nous vivons, on hait ou on aime, mais on ne respecte plus rien.
La gloire, personne officielle, académique et salonnière, ira à M. de Hérédia ; mais, à mon humble avis, le poète destiné, et comme attitude de vie et d'oeuvre, et par la noblesse de ses vers et de son inspiration, à succéder à Leconte de Liste, est Henri de Régnier.

M. Louis Lumet. Le poète qui, d'un verbe large, saura instruire et conduire les foules vers un meilleur sort, et - rare - nous émouvoir en frisson sacré d'art, aura droit rigoureusement à notre reconnaissante admiration et à la totale gloire.

M. Camille Mauclair. - Je ne conçois pas bien un respect unanime et quasi-conventionnel du « Congrès des Poètes » pour qui ce soit. Chacun pense et admire à sa guise. Mes idées et mon esthétique, pour prendre exemple de moi-même, me menaient bien à respecter l'âge et la probité du défunt Leconte de Lisle, mais très peu à me passionner pour son oeuvre et à en escompter avec sincérité une gloire que tout mon goût en art conteste de plus en plus. Je crains que pour n'importe quelle autre personnalité, de semblables exceptions n'interdisent l'établissement en France d'une façon de poète-lauréat, d'ailleurs inutile.
En principe, je demande donc qu'on n'installe personne sur un trône que la goujaterie incontestable des gens de lettres culbuterait tous les dix ans dans la boue. Néanmoins, et pour donner ma voix à cette enquête, si le projet Docquois se réalisait, je ne voudrais personne avant M. Stéphane Mallarmé dont le génie, l'intégrité et la noblesse d'âme ne sont méconnus de personne parmi les artistes vivants.

M. Stuart Merril. - Parmi les Parnassiens, deux sont dignes de succéder à Leconte de Lisle : Jose-Maria de Heredia, à qui, me semble-t-il, ne manquent ni la gloire, ni le respect des jeunes, et Léon Dierx, le bon, triste et hautain poète des Baisers, que le passant oublie de lire. Parmi les Symbolistes, je nomme, sans commentaire, Henri de Régnier et Francis Vielé-Grifnn ; mais que l'on décerne, comme compensation d'une injuste destinée, la couronne d'or et le manteau de pourpre à ce Pauvre plus riche que nous tous, à Paul Verlaine.

M. Jean Moréas. - estime, « en vérité », la question ardue, et demande la permission de garder le silence.

M. Charles Morice. - La succession de Leconte de Liste n'est pas ouverte. Il reste le contemporain des poètes anciens et futurs, le maître de la province qu'il se créa, où pas un autre ne lui prendra sa place.
Une poésie nationale existe - pour combien de temps encore ?
Aucun n'est Le Poète National.
Que s'il s'agit seulement de dire quel des vivants entraîne le plus impérieusement mon admiration, entre Verlaine et Mallarmé je dirai qu'elle hésite.

M. Gabriel Mourey. - D'abord, les jeunes glorifiaient-ils et respectaient-ils tant que ça Leconte de Lisle ? Il était le poète d'une génération, sinon deux, avant la nôtre. Et notre poète à nous, ç'a toujours été, ce sera toujours le cher et grand Paul Verlaine. Il ne remplacera donc pas Leconte de Lisle il l'avait remplacé, dés longtemps. N'est-il pas le prestigieux et consolant miroir - un miroir qui créerait ses reflets - où nous nous regardons, coeur et esprit, avec nos souffrances et l'idéal nouveau que nous portons ? Lui, du moins, ne méconnaît pas la divine splendeur du christianisme et ne se laisse point séduire par l'ombre destructrice du Nirvana. - Voici pour la gloire.
Quant au respect - formule un peu bourgeoise de l'admiration - ne comporte-t-il pas trop de froideur et de réserve conventionnelle à l'endroit d'un poète de généreuse profondeur, d'élan sincère et d'expansion, comme celui de Sagesse et d'Amour ! A-t-on, jamais songé à respecter Baudelaire ? Alors, nous aimons Verlaine, et cela vaut mieux que le respecter.

M. Henri Ner. (1) - Si la science et l'habileté étaient les grands mérites poétiques, je désignerais José-Maria de Hérédia comme le maître d'aujourd'hui et Jean Moréas comme le guide de demain. Mais au creux des fières armures du premier, au vide des souples pourpoints du second, je préfère le coeur qui crie dans Verlaine si pénétrant et si profond, l'esprit qui pleure dans Sully-Prud'homme si noble et si haut. Plutôt qu'au roide guerrier et au page joli, mon salut irait à l'homme douloureux et au penseur mélancolique.
Seulement, je sais un poète complet, un poète qui a déjà la gloire et à qui le respect doit aller sans réserve. Quiconque lit les deux langues françaises ne saurait refuser son vote à Mistral, à Mistral égal de Lamartine dans Mireille, supérieur à Hugo dans Calendal et, puisque Aubanel n'est plus, le premier des lyriques vivants pour ses Iles d'or.

M. Franc Nohain. - C'est à M. Georges Leygues, dont il a tant été parlé depuis quelques mois, que revient de droit, selon nous, l'héritage de Leconte de Lisle. Indépendamment de ses titres universitaires et mondains, M. Georges Leygues est du Midi, ce qui ne saurait nuire ; il s'édite chez Lemerre, comme les meilleurs d'entre nous il a fait le Coffret brisé comme M. Sully Prudhomme a fait le Vase, et il a fait la Lyre d'Airain par-dessus le marché enfin, il serait puéril de nier que, grâce à sa situation prépondérante dans l'administration française, il ne jouisse d'une considération et ne bénéficie de telles relations qui ne sont évidemment pas celles de M. Verlaine. Ajouterai-je
qu'en dehors de toute querelle de parti, étant donnée l'orientation actuelle, un poète, comme un anniversaire, ne peut être national qu'autant qu'il est républicain. Or, M. Georges Leygues est non
seulement républicain, il en est ministre ; et si le gouvernement n'ajoute rien à son prestige en comptant parmi ses membres un poète, la gloire de notre chère poésie française ne peut que s'accroître si nous lui donnons un ministre pour représentant. Dans ces conditions, j'estime qu'il y a tout avantage, principalement auprès des étrangers, à désigner M. Georges Leygues comme notre poète national. Qui, d'ailleurs, serait mieux assuré du respect des jeunes que Celui dont dépendent en suprême ressort les palmes académiques et les emplois de maître répétiteur ?

M. Pierre Quillard. - Répondre à la question posée, n'est-ce pas outrecuidant ? « Etre des jeunes », comme on dit, indique moins, chez qui l'on pare de cette couronne un peu illusoire, un âge déterminé (mettons cinquante ans, pour n'affliger d'aucuns !) qu'un désaccord irrémédiable entre eux et les écrivains bien pensants. En ce sens, le Doumic, par exemple, où se délectent les lecteurs des revues graves, fut, dès sa tendre enfance idoine à s'asseoir en un fauteuil académique ou sénatorial, tandis que Villiers de l'Isle-Adam et Barbey d'Aurevilly, même morts, demeurent « des jeunes ». Provisoirement, la fonction d'annoncer la gloire et d'indiquer au public honnête les créatures privilégiées qui méritent le respect appartient aux vieillards de la première catégorie : Mirbeau ou Geffroy y sont moins aptes que le plus stupide cancre atteint de sénilité congénitale.
Quiconque a admiré, aimé, respecté Leconte de Lisle ne saurait évidemment se plaire aux si louables bardits de M. Paul Déroulède, non plus qu'aux sentimentales pleurnicheries de plusieurs autres. J'imagine que nous nous réfugierons vers des âmes plus hautaines et plus réservées. Vers qui ? Je me récuse, n'ayant point goût de désigner, parmi les plus nobles poètes de ce temps, celui à qui notre admiration trop vive vaudrait que s'accrussent aussitôt autour de ses chausses les abois de la meute servile et assermentée.

M. Gabriel Randon. (2) - Je n'ai pas remarqué que la mort de Leconte de Lisle ait diminué en rien sa gloire et le respect que les jeunes lui portaient. Bien au contraire, ces deux sentiments ont grandi, si possible. Pour ma part, j'ai toujours eu la vénération la plus grande et l'admiration la plus complète pour le Poète et son Œuvre. Ma vénération m'était surtout dictée par l'âge patriarcal de Leconte de Lisle. Les Poètes, les Vrais, sont les fils légitimes de la Gloire. Il faut donc conclure que, d'ici vingt ou trente ans, nos Aînés, les Parnassiens, seront tous glorieux et vénérés par nous autres.
Parmi ceux-là, il en est quelques-uns qui sont déjà fort ennoblis. Ce sont MM. Stéphane Mallarmé, Léon Dierx et Jose-Maria de Heredia.
Qu'ils vivent encore trente, quarante années de plus et même Au-delà, ce que je leur souhaite de toute mon âme, et vous verrez les Foules les accompagner au Panthéon, car l'Idéalisme renaît éperdument et pour toujours, sans doute.

M. Hugues Rebell. - La question revient à celle-ci : « Quel est le poète de cette époque qui sera reconnu le plus grand par ses contemporains et par la postérité ? » Il m'est bien difficile de répondre. Comment choisir entre les talents si divers de Stéphane Mallarmé, de Heredia, Léon Dierx, Catulle Mendès, Paul Verlaine, Jean Richepin ? D'autre part, ceux que l'on s'obstine à appeler les jeunes, quoiqu'ils aient donné cinq ou six volumes, MM. de Régnier, Vielé-Griffin, Verhaeren, Retté, n'ont pas dit leur dernier mot.
On ne peut prévoir quel sera le choix d'un public qui ignore absolument tous les poètes, morts ou vivants, et on peut encore moins prévoir le choix des rares fidèles d'art et de poésie qui, vous le savez, ne se réunissent point devant un même Dieu. Quant à nos descendants, il est probable que nous ne leur légueront point nos admirations.
S'il m'est permis de vous dire mon avis et mes sympathies, je crois qu'après avoir absorbé beaucoup d'écrivains du Nord dans de mauvaises traductions, après s'être ingénié à exprimer des « sensations rares » dans un style pénible, les jeunes écrivains retourneront de plus en plus aux grandes traditions de l'art français qui sont celles aussi de l'art greco-latin.
Deux artistes, à mon sens, représentent hautement ces traditions : Jean Moréas, le pur poète d'Eriphyle, et Anatole France, l'auteur de Thaïs et des Noces Corinthiennes, qui, dans sa prose et ses vers lumineux, nous conduisit vers une souriante et noble beauté. S'il me fallait donner des couronnes, c'est à ces poètes que je les décernerais, pour leur oeuvre si variée de sujet, si harmonieuse de style et de pensée.

M. Henri de Régnier. - Si par la gloire on entend l'Académie et que l'Académie veuille remplacer par un poète le grand poète qu'elle a perdu, il est probable qu'elle s'adjoindra un Aicard pour faire pendant à son Bornier et contrepoids à M. de Heredia ; un choix tel que ce dernier est trop rare pour en espérer le retour par celui, comme successeur au fauteuil de Leconte de Liste, de M. Léon Dierx, de M. Paul Verlaine ou de M. Stéphane Mallarmé. Quant au respect des jeunes, il va à tout écrivain qui a le respect de l'Art et sauvegarde sa pensée des bassesses du siècle, à ceux dont l'oeuvre belle, haute ou ingénieuse est un exemple, un plaisir, une joie. C'est pour cela que Leconte de Lisle était respecté et que le sont aussi M. Dierx, M. Verlaine, M. Mallarmé et M. de Heredia.

M. Jules Renard. Je ne fréquente pas chez les grands poètes. Peu m'importe qu'ils soient morts ou vivants. Si, « dans mon respect », Leconte de Lisle avait eu la première place, il la garderait. Mais elle était prise par Victor Hugo, qui l'occupe pour ma vie. Je regrette, et prie les divers candidats de vouloir bien m'excuser.
D'ailleurs, avec votre système de succession forcée, ne risquez-vous point, aux époques de sécheresse, d'appeler « cher maître » quelque vague monsieur ?
Pour moi, sûr du Dieu que j'ai choisi, je ne le changerai plus : j'ouvre en tremblant ses livres et je me signe, comme quand il éclaire et qu'il va tonner.

M. Adolphe Retté. - Après comme avant la mort de Leconte de Lisle, je tiens Paul Verlaine pour le plus grand poète de la fin du dix-neuvième siècle. Leconte de Lisle, certes, je l'estime fort comme poète d'abord - moins que Baudelaire et Banville - et aussi comme excellent traducteur. Toutefois, j'aime mieux Sagesse, Amour et Fêtes galantes que tous les poèmes tragiques, antiques et barbares du Jupiter à monocle qui régit le défunt Parnasse.
Donc, je vote pour Verlaine.

M. Léon Riotor. - La gloire de Leconte de Lisle peut se comparer à un de ces rochers verticaux, sans aspérités, sans éboulis, ni cavernes ténébreuses, qui dominerait la jeune mer littéraire de sa sereine tranquillité, et que celle-ci osa peu battre. Combien, autour de lui, ont gardé cette majesté, ce dédain des passions misérables ? Certes, pas beaucoup, et c'est pourquoi la question posée est embarrassante. Les appétits ont terni les plus beaux talents, et nul parmi nous n'a le respect des lutteurs pour la vie. Cependant, précisons : des parnassiens, il ne reste guère que Dierx et de Heredia ; Mendès avait trop de besoins, Silvestre trop d'ambition. Sinon, les rangs de la jeunesse littéraire compteraient quelques-uns des successeurs voulus : Tailhade, avec plus d'impassibilité ; Haraucourt, avec plus de décor ; Samain, avec moins de timidité.

M. P. N. Roinard. - Je crois qu'en la vie humaine aussi bien qu'en Art, nul n'a jamais remplacé personne. Dans la gloire et dans le respect des jeunes nous avons Mallarmé. Dans la gloire aussi nous respectons Verlaine. Henri de Régnier est assez haut pour notre salut et notre estime. Gardons ceux-ci - en espérant ceux qui viendront. Ils valaient bien l'évanoui dans l'immortalité, je pense ! Et puis, que nous sert d'élire un pape des Poètes ? Nos pontifes à nous ne sont plus de ce monde, et, sans doute, bien des élus de notre temps ne resteront pas élus de l'Avenir. Alors ?... Je relis Sagesse, non pour me prononcer, mais pour m'abstenir.

M. Saint-Pol-Roux. - Mériterait votre prix de « gloire et de respect » celui capable d'obtenir aux poètes, ses frères : la soupe et le boeuf, le logis et le tabac, un théâtre et une maison d'édition.

M. Laurent Tailhade. - Le successeur naturel de Leconte de Lisle, c'est, autant que je puisse deviner ces arcanes, un éléphant, un boeuf ou même, faute d'iceux, un simple veau.
Que si vous tenez à remplacer par un poète le défunt président du Tombeau de Baudelaire (le président d'un tombeau !), ne pensez-vous pas qu'il n'en est qu'un dans le siècle de Paul Verlaine ?

M. Georges Vanor. - Le poète dont la plus classique ligne s'inscrit sur l'horizon littéraire français ; celui qui sut

Donner un sens plus pur aux mots de la tribu ;

celui qui exerça la plus altière et la plus durable influence sur tout le mouvement poétique actuel (à tel point qu'on rencontre des volumes de vers fabriqués avec les éclats de ses conversations) l'impérissable et suprême logicien du lyrisme, c'est Mallarmé, c'est Mallarmé, c'est Mallarmé !

M. Francis Vielé-Griffin - L'attitude olympienne du poète familier d'Homère et d'Eschyle jointe à son titre de successeur d'Hugo et à celui de doyen des Lettres françaises avait fait de lui, dirais-je, une effigie, un symbole ?
Nul d'entre nos aînés ne saurait prétendre à cette sorte de papauté, vénérée fût-ce par les dissidents.
M. Liégeard ne brigue, croyons-nous, que sa succession académique.

(1) Han Ryner.
(2) Futur Jehan-Rictus.

En 1895, Docquois mena une autre enquête auprès des écrivains, cette fois sur leurs animaux favoris.


Docquois (Georges) : Bêtes et gens de lettres. Flammarion, s.d. [1895], in-12, 320 pp. Couverture illustrée en couleur par Steinlen.
Enquête sur les animaux chez les gens de lettres et dans leurs oeuvres. Emile Zola, René Ghil, Edmond de Goncourt, Barbey d'Aurevilly, François Coppée, Anatol France, Catulle Mendès, Léon Cladel, Georges Courteline, Frédéric Mistral, Alphonse Daudet, Pierre Loti, Sully-Prudhomme, J.-K. Huysmans, Emile Bergerat, Stéphane Mallarmé, Georges de Peyrebrune, Emile Goudeau, J.-H. Rosny, etc.

Le lecteur attentif aura remarqué que la fleur reproduite ici, illustration extraite du Congrès des Poètes, est signée de Jossot, qui, à l'époque, réalisait ce genre de vignettes pour la Plume.





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