vendredi 23 avril 2010

Enquête sur la question sociale au théâtre



Enquête sur la question sociale au théâtre

Dans plusieurs pièces récemment représentées – Le Repas du lion, les Mauvais Bergers et La Cage – la question sociale se trouve portée à la scène.

Et M. Antoine annonce une reprise des Tisserands.

Sur ce mouvement – éphémère ou fécond – ils nous a paru intéressant de prendre l'opinion des écrivains nouveaux, de ceux justement dont nous attendons les œuvres de demain.

Et nous leur avons posé les deux questions suivantes :

  1. - L'auteur dramatique peut-il évoquer en une synthèse intense les luttes sociales des temps présents ? - Ne peut-il au contraire leur donner un caractère de généralité que par la représentation de conflits individuels significatifs ?

  2. - Croyez-vous à l'avènement d'un cycle de pièces sociales et quelle action ce mouvement prolongé vous semble-t-il destiné à exercer sur l'opinion publique ?

Quel que soit notre désir de nous borner à enregistrer les réponses à nos questions, nous sommes contraints, pour la précision même de l'enquête, à faire deux observations.

Il nous faut d'abord signaler que plusieurs de nos amis nous ont répondu personnellement, demandant à ne point figurer à l'enquête et commentant leurs assertions par la critique virulente des personnes.

Il nous faut enfin déplorer :

La naturelle abstention de M. Emile Zola, absorbé par de plus hautes besognes.

La moins naturelle abstention de quelques ancêtres, MM. Sarcey, Mendès, Richepin, Ohnet, que nous avions consultés et dont l'avis eût curieusement éclairé le débat.

La décevante abstention, malgré notre insistance, de M. Maurice Barrès, auteur d'Une journée parlementaire et professeur d'énergie.


Voici les réponses que nous avons reçues :



M. Adolphe Retté

I. - L'auteur dramatique peut parfaitement évoquer en une synthèse les luttes sociales actuelles. M. Mirbeau l'a fait et son drame est admirable.

II. - On ne peut faire aucune conjecture quant à l'avènement d'un cycle de pièces sociales. L'opinion publique, travaillée par les journaux, semble préférer des pornographies ou des drames en vers sur un modèle archi-exploité comme Cyrano de Bergerac, pièce fort médiocre. D'ailleurs la Bourgeoisie et les Gouvernants ne tiennent pas à ce que l'on représente des drames capables de faire penser. L'ordure, les calembredaines d'allure religiosâtre ou les comédies sur l'adultère leur conviennent mieux, parce qu'elles les laissent digérer en paix.


M. Maurice Pottecher

I. - Les deux termes de la question se ramènent facilement à un seul.

Dire que la synthèse serait intense, c'est faire entendre que le poète saurait tirer d'une idée générale et abstraite une représentation concrète, émouvante, où les actions seront assez particularisées pour paraître réelles et les personnages assez individualisés pour devenir vivants.

Dire que les conflits individuels seraient significatifs, c'est entendre que le poète saurait donner à des actes accidentels la portée des faits généraux, et élever des personnages particuliers au rang de types.

Dans l'un et l'autre cas, votre question revient à ceci : « L'auteur dramatique peut-il écrire une œuvre capable d'émouvoir le public et de le faire penser ? » ce qui semble le but le plus haut de l'art.

A quoi la réponse s'impose : « Oui, certes, il le peut... pourvu qu'il ait du talent ; et plus sûrement encore s'il a du génie. »

Le point de départ et les moyens d'exécution varieront avec les tempéraments ; et l'artiste laissera la discussion des systèmes aux critiques.

II- Il est vraisemblable que les écrivains dramatiques seront tentés de s'intéresser, quelque temps encore, aux conflits sociaux dont tout homme qui réfléchit ne peut guère se désintéresser ; et que la plupart des auteurs y chercheront surtout un motif de tableaux agités et une source d'émotions violents.

Quant à une action sur l'opinion publique, cent pièces mauvaises n'en auront pas autant (à moins que pour provoquer une réaction par le désordre du goût et des mœurs auquel elles auront aidé) qu'une seule belle œuvre : je l'attends comme vous.


MM. Paul et Victor Margueritte

L'auteur dramatique peut à son gré « évoquer en une synthèse intense les luttes sociales des temps présents » comme leur « donner un caractère de généralité par la représentation de conflits individuels significatifs. »

Cela dépend du sentiment qu'il a de ses forces comme de son degré de talent.

Quant à l'avènement d'un cycle de pièces sociales, il est possible qu'il soit quelque temps de mode ; mais ces pièces, à notre avis, n'auront d'action efficace sur l'opinion publique que si elles apportent une solution d'apaisement, un enseignement de résignation laborieuse, chacun concourant à son développement moral individuel, ce qui nous semble encore le meilleur moyen d'aider au développement de tous.


M. Paul Adam

L'expérience de ces dix années est, semble-t-il, concluante ; le public ne se satisfait que d'histoires d'adultères, de fornication et de mousquetades. Il est bien inutile de tenter mieux. On ne convaincrait pas l'immuable bassesse française.


Mme Rachilde

En principe, chaque fois que le mot : Art est accompagné d'un qualificatif quelconque, il perd toute sa valeur.

Un auteur dramatique faisant du drame social ne fait plus de l'Art dramatique, mais bien de la besogne de parlementaire et, généralement, de mauvaise besogne.

Toutes les tentatives de socialisme au théâtre furent pitoyables et seront pitoyables, car les hommes de génie s'occupent d'humanité, non de société.

Je ne crois pas à l'avènement d'un cycle de pièces sociales, mais depuis longtemps, je crois à l'avènement de la médiocrité, au théâtre comme ailleurs.



M. Jean Jullien

A mon avis, l'auteur dramatique n'a pas à se demander s'il doit s'occuper de la question sociale de telle ou telle façon. Si cette question l'intéresse, il n'a qu'à la traiter dramatiquement, comme il la sent. Qu'il s'efforce d'être artiste non sectaire, de faire sans déclamation, ni mélo une œuvre d'art sincère et vivante ; c'est tout ce que je lui demande.

Pour ce qui est de l'avenir, je crois que la pièce sociale socialiste aura bientôt lassé le public ; celles qu'on nous a déjà données se répètent fastidieusement. La pièce sociale d'humanité générale, la pièce d'art et d'idée, aurait plus de raisons pour réussir ; mais toutes les grandes œuvres d'art dramatique ne sont-elles pas des pièces sociales d'humanité ? Ce serait alors prédire l'avènement d'un cycle de chefs-d'œuvre et nous en sommes malheureusement pas là.

Non que je doute du talent, voire du génie des auteurs ; mais, on a tant répété au public que le théâtre était uniquement destiné à émoustiller ses sens et à le faire rire, qu'il ne croit plus à l'art dramatique.

Nous continuerons donc, comme par le passé, à ouïr des comédies bébêtes, des mélos noirs et des vaudevilles obscènes.


M. Jean Thorel

I. - Tout est possible.

II. - On ne sait jamais.


M. Emile Verhaeren

Je crois que, certes, on tentera prochainement, au théâtre, en négligeant ce que vous appelez « la représentation des conflits individuels significatifs » la synthèse des luttes sociales, par l'apparition des groupes et des foules sur la scène. On ne reviendra point au chœur antique et à des foules sur la scène. On ne reviendra point au chœur antique et à ses commentaires sur l'action représentée. Le groupe et la foule seront des personnages, à l'âme multiple, qui agiront et se perfectionneront, des personnages, dont la pensée soudaine et contradictoire, esquissera les états d'esprit et de conscience. L'individu fera place à l'être collectif, qui a ses haines et ses emballements, ses ferveurs et ses amours autrement larges et impétueux que ceux de M. Olivier de Jalin, de Dumas fils, de l'Alceste de Molière ou même de l'Oedipe de Sophocle.

La formule que nécessite un art de cette envergure est encore embryonnaire – mais qu'on la cherche activement et on la trouvera.

En conséquence, je crois à l'avènement d'un cycle de pièces sociales. Quant à son action sur l'opinion publique je l'ignore.

Tout dépendra du talent ou du genre des dramaturges.


Le Sar Péladan

Le théâtre a été une annexe du Temple, là même où il atteint son absolue perfection. Nulle idée sublime ou subtile ne disconvient à cet art, confluent de tous les arts à la condition sine qua non de l'allégorie.

Non seulement toute l'actualité de langage ou de forme est une erreur sur la scène, mais il n'y a pas d'art scénique hors du style héroïque.

C'est pour l'avoir compris que Jean Racine est le plus grand de tous les poètes français.

La pièce sociale serait un retour à la majesté d'Eschyle, si le Socialiste y prenait les traits titaniques de Prométhée et le Bourgeois ceux olympiens de Zeus.

Hors du mythe il n'y a pas de salut, pour moi du moins. Je sais que c'est l'arc d'Ulysse ; et que les prétendants l'on discrédité par impuissance.


M. Lucien Descaves

Vous me demandez mon opinion sur la question sociale au théâtre. Vous tombez bien !

Je pense que l'on doit décourager les jeunes gens de traiter ce sujet, puisqu'ils ne seraient point joués – sinon par la Censure et les maîtres auxquels elle obéit.

Au fond, j'incline à croire qu'il faut nous féliciter de cette attitude du pouvoir. C'est peut-être quand la révolution sera impossible au théâtre, qu'elle deviendra réalisable, dans la rue.

Ce jour-là, malheureusement, nous ne trouverons pas M. Sarcey devant nous, - à moins qu'on ne l'y ait amené, par la barbe.



Victor Barrucand

L'auteur dramatique nous émeut surtout par le spectacle de la personne humaine déterminée, fatale ou libre. Les ensembles et les foules, en leur psychologie collective, sont encore des personnages exerçant un jeu d'émotions. Mais si ces personnages ne sont que les interprètes d'une doctrine supposée vraie – car qu'est-ce que la vérité ? - leur intérêt particulier ne peut qu'en souffrir. Évoquer, comme vous dites, en une synthèse intense les luttes sociales des temps présents, cela n'est point impossible, et rien qu'à dire le mot, on voit la chose faite : j'entends bien qu'il faudrait des situations angoissantes et suffisamment expressives au-dessus des ombres humaines, telles scènes des Tisserands et d'Au delà des forces, par exemple.

Plus dramatiquement, la question sociale est une question morale accusée par des conflits individuels.

L'humanité belle de tels personnages conformes à la sensibilité évoluée du poète et dépassant les caractères de l'âge présent – soit qu'on les trouve dans un passé religieux, soit qu'on les situe en des temps nouveaux ou qu'on les découvre autour de soi – contient une critique sociale suffisante à poser la question. C'est ainsi qu'en m'inspirant d'une pièce de théâtre indien la Mritehakatikà j'ai composé mon Chariot de terre cuite qui, sans viser à la critique des institutions et de la sensibilité moderne, y atteint par comparaison. Relisez-le, en attendant qu'il se trouve un directeur de théâtre assez intelligent pour jouer ce bon mélodrame populaire que nul chef-d'œuvre, dans aucun temps et dans aucun théâtre, - ne dépasse – au dire de Jules Lemaître. C'est le vrai drame social et d'éducation, comme je l'entends, et c'est la meilleure réponse que je puisse faire à votre enquête.



M. Lugné-Poé

Il est certain que le théâtre est une tribune bien autrement pratique pour parler au peuple que le journal. Et, au point de vue de l'œuvre d'art, il est à craindre qu'elle ne disparaisse assez vite sous le flot des manifestations-programmes dont on inondera la scène. Mais cependant, pendant, pendant les premières années, un certain nombres d'œuvres supérieures seront révélées comme le fut l'Ennemi du Peuple, qui est un cas de conflits individuels significatifs et comme aussi les Tisserands, synthèse la plus intense des luttes sociales des temps présents.

Cependant, si d'après votre enquête, vous vouliez aller plus loin et parler de l'œuvre gigantesque et symbolique, dessin d'une pièce inexprimable sur les révolutions, comme semblerait l'indiquer la première partie de votre proposition, il est évident qu'elle ne peut être créée dans le cadre dramatique, selon sa construction pratique moderne. Les Aubes, du poète Verhaeren, parus récemment dans le Mercure de France, pourraient être considérés comme un point de départ vers cette évolution malaisée.


M. Stuart Merrill

Je ne crois pas à la possibilité de présenter à la scène une synthèse de la lutte sociale des temps présents. Cette lutte a assumé à mes yeux, au cours de ces années, des formes si différentes, qu'il me paraît impossible d'en fixer la synthèse, à moins qu'on ne se hausse, selon Eschyle et Schelley dans les deux Prométhée, au-dessus des temps et en dehors des lieux trop précis. Ce siècle a déjà vu éclater la lutte pour le droit civique, la lutte pour l'autonomie des nationalités, la lutte pour le droit civique, la lutte pour la socialisation du capital. Nous pouvons certes ramener ces mouvements à un seul, la lutte de l'individu pour la liberté, ou si l'on préfère la formule antique, celle de l'individu pour la liberté, ou si l'on préfère la formule antique, celle de l'individu contre le Destin. Mais il paraît difficile d'écrire un drame où la question sociale de ces temps, pour m'en tenir aux termes de votre question, soit posée dans toute son extension.

Je pense donc que ce dramaturge actuel doit se contenter de représenter des individus en lutte contre les forces mauvaises de la société. Le drame intéressera – dût le héros en sortir vainqueur ou vaincu – comme toute mise en action d'une force intelligente contre une force aveugle.

Je crois donc à l'avènement d'un cycle de pièces sociales, et je pense que ces pièces exerceront sur le public une influence salutaire en rehaussant à ses yeux la valeur de l'individu, en lui enseignant ses droits après les devoirs dont la société l'écrase, en préparant une république de libres esprits, soumis en la mesure nécessaire à la collectivité, mais rebelles aux doctrines et aux dogmes qu'on veut leur imposer sans discussion.


M. Jules Case

Il est certain que l'attention des auteurs dramatiques est attirée et retenue par la « question sociale ». Hier, c'était la Cage de Descaves, les Mauvais Bergers de Mirbeau, le Repas du Lion de Curel, et avant, la Pâque socialiste d'Emile Veyrin, l'Automne de Paul Adam et de Gabriel Mourey, le Germinal de Zola, etc. Laquelle de ces pièces présente une synthèse impartiale des luttes des temps présent ? Aucune. L'objet ne paraît pas relever des moyens dramatiques. Au théâtre, plus qu'en aucun autre art, c'est le type, son humanité, théorique ou réelle, qui importe, qui a chance de mettre en communion la sensibilité de l'auteur et celle du public. Le reste est doctrine et, de ce fait, réservé

à une forme d'expression différente. On en doit pas moins, je crois et comme vous le dites, prévoir l'avènement d'un cycle de pièces sociales, dont l'action est assurée sur l'opinion publique, parce qu'elles soumettent à notre examen et à notre critique non seulement des idées mais encore parce qu'elles marqueront l'état actuel de l'esprit populaire et, par conséquent, les réformes que celui-ci peut admettre ou encourager, aussi bien en morale qu'en pratique.


M. Romain Coolus

Il me paraît impossible d'avoir à priori une opinion sur la qualité esthétique et philosophique des pièces sociales qui nous seront présentées. Un auteur dramatique de génie pourra fort bien « évoquer » dans une action synthétique « les luttes sociales du temps présent ». Il n'y a là ce me semble aucune impossibilité logique. Mais ce créateur peut aussi se faire attendre longtemps. Nous assisterons, je crois à « l'avènement d'un cycle social ». Mais je crains bien que les dramaturges sociaux ne se répètent et ne se rééditent les uns les autres. La pièce sociale semble condamnée à reproduire nécessairement le conflit de l'ouvrier et du patron ; l'épisode dramatique capital sera toujours la grève avec les violences qu'elle comporte et la poignante intervention des troupes. De ce point de vue, on peut dire qu'il n'y a pas de différences essentielles entres les pièces sociales marquantes de ces dernières années des Tisserands d'Hauptmann à l'Automne de Paul Adam, de la Pâque socialiste de Veyrin au repas du lion de Curel et aux Mauvais Bergers de Mirbeau.

Quand à l'opinion publique, elle ne s'émouvra pas, soyez-en assuré. Le théâtre est rejeté et demeurera longtemps encore pour notre public un pur divertissement. Il vient s'y distraire de soi et de la vie taquine, entre neuf heures et minuit. Là-dessus un bon somme et le lendemain reprise des affaires sérieuses. Les personnes sensibles larmoieront au spectacle de la misère plébéienne tout de même qu'autrefois on s'apitoyait sur les infortunes d'Œdipe ou d'Iphigénie. Au tragique royal des classiques a précédé de Diderot à d'Ennery le tragique bourgeois ; voici venir le tragique peuple. Le public y trouvera sans doute un prétexte à quelques émotions, mais point à réflexions sérieuses. C'est pourquoi la bonne opinion publique ne bougea pas.


On trouvera la réponse de Remy de Gourmont sur le site des Amateurs.

Choix de réponses extraites de la Revue d'Art dramatique. Tome III, janvier-mars 1898.

Illustration de H.-G. Ibels, Silhouettes de Gémier et Antoine dans les Tisserands (Le Journal pour tous supplément hebdomadaire illustré du Journal, mercredi 14 juin 1893)

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