jeudi 9 septembre 2010

Hugo annoté par Pierre Louÿs.



« Il n'a commencé de couper les pages qu'aux inédits »


Hugo annoté par Pierre Louÿs



La jeunesse aujourd'hui se plaint de manquer de maîtres. Quelle se fasse une raison, ce n'est pas une nouveauté. Vers 1910, nous lisions des modernes qui avaient de quarante à soixante-dix ans. Nous étions quelques-uns à nous dire : « Triste époque, où il y a tant de belles pages et pas un guide. » Je ne parle pas de ceux qui s'attachent à ce qu'on appelle des relations ; ils couraient sonner chez Barrès ou chez Anatole France, et souvent chez les deux.
On pouvait déjà se demander ce qui vivrait des œuvres nées après la mort de Hugo, Wagner ou Manet. Nous cherchions un peu désespérément des grands hommes. L'un des derniers qui aient eu droit à ce titre le tenait dans l'ombre, qui en était devenue la condition : il y avait une grande solitude devant Elémir Bourges : on y comprenait qu'il s'agit d'exemples de vie.

Les débutants admirent volontiers leurs aînés avec l'espoir que ceux-ci se diront : « Qu'il doit avoir de talent, le jeune homme qui me loue si bien ! » Pierre Louÿs se méfiait-il d'une telle arrière-pensée quand il lut la lettre où je lui offrais la dédicace de mon premier livre. Il ne m'a pas répondu ; il a bien fait. Cependant, mon admiration était sincère : c'est peut-être parce qu'il s'en était aperçu qu'il a gardé le silence.
Ainsi je n'ai eu de rencontres avec lui qu'après sa mort : les dieux voient plus loin que nous dans notre chance, je rougis encore pour avoir risquer de sacrifier ce mythe à son vivant.
Un jour, dans une vente publique, j'ai acheté une grande armoire dont j'avais besoin pour mes livres ; quand elle fut montée, je découvris, avec surprise, au moment d'en essayer les serrures, une clé munie d'une petite étiquette où l'on avait écrit : « Succession Pierre Louÿs. » Je tiens à cette bibliothèque de noyer sombre, par une superstition accrue depuis que dans mes logis successifs, je l'ai toujours vue se caser, en dépit de son immensité et de leurs limites ; je n'avais pu, à mon regret, d'ailleurs, en acheter que la moitié la moins haute ; le reste, je crois, échoua chez un cafetier.
Par une continuation de cette providence partielle, des volumes portant la haute et florale signature Pierre Louÿs sont venus plus tard réintégrer leur ancien habitacle. Je voudrais parler de l'un d'eux : j'y crois comprendre un artiste dans ce qu'il lui tint au cœur ; s'il est vrai qu'on ne rend bien ces services qu'aux morts, il n'aura donc pas été inutile pour lui non plus que j'aie été préservé d'approcher ce qu'il n'y avait en lui que de mortel.

D'après quelques témoins, la part majeure de la poésie dans sa vie peut bien avoir été plutôt l'art de lire que celui d'écrire. Son œuvre la plus active aurait tenu dans un commerce passionné, étroit au point d'en paraître furtif, dans une ligue avec un parti de grands et de petits poètes. Il abondait en manies de culte, faisant de Corneille contre Molière le Bacon d'une autre énigme Shakespeare. Entassant des notes dans des dossiers de procédure en béatification et en révision, arrachant à des textes clairs quelques mystères insoupçonné, il croyait détenir le secret de plus d'une tête célèbre.
J'ai sous les yeux son exemplaire du Théâtre en Liberté, l'un des recueils qu'on enjambe avec le plus d'insouciance dans l'œuvre si pieusement inconnue de Hugo ; la chose s'explique, puisque c'est l'un des plus significatifs. Et surtout dans cette édition-ci, de l'Imprimerie Nationale, où le « reliquat » double la quantité, et davantage la qualité, des publications antérieures. Voilà justement ce qui intéresse Louÿs : il n'a commencé de couper les pages qu'aux inédits.
Les relevés des noms sonores et pittoresques, des exclamations contre des incertitudes de l'éditeur, même contre de rares défaillances de son idole, forment une sorte de confession réfracté du lecteur : tout cela est un peu en nombre et beaucoup en situation.

Surtout un jalonnement de cochages et de notes, crayon rouge et crayon noir, reliés à deux ou trois commentaires plus développés, devient, au long du livre, comme l'itinéraire et les nœuds d'une étude qui n'a pas été écrite. Deux chapitres y semblaient destinés à surprendre et édifier.
Le premier devait renverser toutes les idées reçues sur l'optimisme de Hugo et son penchant à s'identifier avec le Créateur. Une des découvertes de Louÿs est que Hugo s'est abondamment servi, pour masquer ses confidences, de celui qu'entre tous ses gueux il a peut-être le plus chéri sans réussir ou consentir à en constituer un livre, le personnage de Maglia. Quand on reprend avec cette clé la lecture du volume, on la voit ouvrir, en effet, maint passage, cux, par exemple, de la page 365, cochés par Louÿs, et qui donnent un extrait de lettre et un fragment de carnet du poète lui-même.
Or, page 195, Maglia monologue sur un vieux thème, qu'il peut, comme Poë et Baudelaire, je crois, devoir à Shakespeare ; ressemblance de la vie avec le théâtre :


... à la fin du mystère
Le rideau tombe. On siffle. - Absurde ! Tout est mal !
On demande l'auteur et l'acteur principal.
Le riche veut ravoir son argent. Cris, tapage.
- L'auteur ! L'auteur ! Nommez l'auteur ! A bas l'ouvrage !...
Alors, apparaissant devant la rampe en feu,
Satan fait trois saluts, et dit : « L'auteur, c'est Dieu. »

Au bas de la page, Louÿs, ayant souligné le nom de Satan et la date : 2 décembre 1842, les joint d'un trait à cette note :
« L'une des premières identifications de Hugo et du Mal. Pourquoi ? Pourquoi signe-t-il « Satan » pour dire que Dieu a créé le monde tel qu'il est ? »

Là-dessus, on peut contester ; mais non pas oublier ni que cette petite question a été posée, ni le mince et perçant jet de lumière quelle enfonce dans tout un hémisphère de la pensée de Hugo. Sans doute, ici, Satan et la négation attendent comme les oiseaux de la nuit dans Dieu, une riposte foudroyante de l'optimisme. On en voit pas moins la part essentielle et secrète de l'avocat du diable. Ce n'est pas le seul endroit où le problème du mal est présenté comme une contradiction insoluble de l'hypothèse Providence. Ni le seul, il s'en faut, où le poète s'attribue une sorte d'alliance avec le maléfice. En quatre coups de crayon, Louÿs touche l'un des points graves que soulève la coexistence, dans l'âme de Hugo, d'un monde abyssal avec un monde solaire.

Deuxième secret de Hugo, selon Louÿs : là, il s'agit moins de biographie métaphysique qu'esthétique. Maglia reste toujours le point de départ. Page 323, sous un portrait du personnage tracé trop mollement par l'éditeur, remarque indignée de Louÿs : « Peut-on lire Hugo, éditer Hugo et ne pas reconnaître Hugo « à la page suivante ! »
La page suivante est ceci :

Maglia

Par je ne sais quel mystérieux travail de rapprochements et de comparaisons, il se faisait dans l'esprit de Maglia des transformations étranges, soudaines, presque inintelligibles au vulgaire, qui, traduites au dehors par ses paroles, le faisaient passer tantôt pour distrait, tantôt pour visionnaire, tantôt pour fou. Un jour, dans une promenade que nous fîmes ensemble en Normandie, un de ses amis le trouva debout, immobile et pensif au bord de l'Océan. Maglia regardait la mer ; la mer souriait au soleil ; la vague, capricieusement caressée par l'aile blanche des mouettes, déployait toute sa grâce ; de temps en temps une pierre se détachait de la falaise et tombait dans le flot, le flot se refermait sur elle, se ridait un moment, puis se remettait à sourire, et il semblait qu'on sentît la pierre tomber silencieusement à jamais dans l'infini. Maglia contemplait cette chose si belle et si profonde, si inconstante et si sereine, si amère et si azurée, qui est gracieuse tant qu'elle n'est pas terrible, qui charme jusqu'au jour où elle tue – Que fais-tu donc là, lui dit son ami. Il répondit, sans détourner son œil fixé sur la mer : Je regarde cette femme.

Là-dessous, voici le commentaire de Louÿs :

« Texte capital pour quiconque étudie Hugo.
Je connais deux autres pages où Hugo a dit son secret avec la même simplicité.
Il n'a publié aucune des trois et personne que je sache ne paraît comprendre ce qu'elles disent : - Les métamorphoses de l'image. »

Affirmation curieuse, faite presque sur le ton dont Hugo lui-même disait à Stapfer que, dans son William Shakespeare, « une phrase entre toutes et capitale, contient l'explication de l'univers. Le lecteur distrait n'y voit que des mots ; mais ces mots sont le mot, la solution de la grande énigme. »
Qu'il serait curieux de reconstituer dans son ensemble l'édition de Hugo annotée par Louÿs ! Le vent des successions troublées l'a émiettée. Et qui peut dire, dans bien des cas, ce qui vaut le mieux, de la piété trop immédiate des héritiers ou de l'adhésion trop irresponsable des inconnus ? Les quelques lignes qu'on vient de lire trouveraient leur justification si elles provoquaient le concours des possesseurs actuels de ces livres dépareillés : Qui nous rapportera les « deux autres pages » où Louÿs avait fait avouer à Victor Hugo le secret de sa poétique ?

Raymond Schwab.

Les Marges, n° 221, 10 juillet 1935



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