lundi 19 mai 2008

Henri-Edmond CROSS par Emile VERHAEREN

Henri-Edmond CROSS

En 1910 à l'occasion du décès de Cross, Verhaeren reviendra sur la carrière de son ami, cet article de La Nouvelle Revue Française est repris dans Sensations d'art, le volume reprenant une grande partie des écrits sur l'art de Verhaeren et publié en 1989 par la Librairie Séguier. En juillet 1910, après avoir rappellé les origines Douaisiennes de Cross ainsi que son véritable nom, Delacroix, Verhaeren fait le portrait moral du peintre - "un tact sans défaillance le guidait dans la vie." "il raisonnait ses hésitations, ses doutes ; il désirait qu'on vit clair en lui" - puis, défini qu'elle fut la place de Cross dans l'école néo-impressionniste, présent à la fondation du mouvement, il sut s'écarter des doctrines trop "sèches" de Seurat, cherchant un compromis entre sa nature imaginative et les techniques "scientifiques" du mouvement, entre la spontanéité et la réflexion - "De tous les disciples de Seurat il était celui dont l'imagination était la plus vive, le sentiment le plus profond et l'esprit le plus synthétique" - Après avoir élargis et adaptés à sa sensiblité les théories de Seurat, Cross se consacra à "la glorification de ses visions intérieures" - "La réalité ne fut plus qu'un prétexte à choisir ses sujets et à ménager leur disposition" - Verhaeren affirme en terminant son article nécrologique que l'importance de l'oeuvre de Cross, la comparant à celle de Paul Signac "ne fera que grandir de décade en décade", il semble malheureusement que le peintre de Saint-Clair n'ai pas encore obtenu la reconnaissance que lui prédisait son ami.
En 1905, 114 rue du Faubourg Saint-Honoré, à la Galerie E. Druet, a lieu une exposition personnelle d'Henri Edmond Cross. Le petit catalogue de cette exposition est précédé d'une lettre-préface d'Emile Verhaeren, nous en donnons le texte ci-dessous.


LETTRE - PREFACE

Là-bas, dans un site fait de soleil, d'arbres, de rochers et de flots, je me plais à vous voir vivre, mon cher Cross, à vous voir vivre et peindre ce qui pour vous est une même chose probe, digne et exaltante. Chaque fois que je vous écris, deux noms charmants : Le Lavandou et St-Clair ornent l'adresse de ma lettre et m'évoquent votre maison, assise parmi les mimosas, les roses, les vignes et les centaurées maritimes.


Je vois la mer proche, la chaîne montagneuse des Maures, et tout au loin, les îles d'Hyères, si belles qu'on les appelle les Iles d'Or.


L'ombre y est semée sur le sol par les grandes taches bleues ou violettes, les pins et les chênes-lièges y développent de longs tapis de fraîcheur ; les monts déroulent aux horizons leur ligne ornementale, et, dans le tablier des plages, entre les pointes d'une série de grands caps, le sable jaune et fin étincelle, sous la lumière.


Vous vivez là dans un adorable isolement, mais non pas dans la solitude. Certes, l'absence de pas et de gestes humains y maintient le silence ; pourtant vous pensez et agissez comme si des foules innombrables vous entouraient. Chaque couleur, chaque ton, chaque
nuance de teinte devient à vos yeux un être qui vit, parle, chante ou se tait ; influence ou est influencé, s'épanouit ou s'assourdit, absorbe ou est absorbé, commande ou s'assujettit, si bien que votre regard est plus saturé de colorations remuantes, que l'oreille la plus attentive à la houle des multitudes, ne l'est de bruits et de clameurs.


Bien plus. Le tableau étant pour vous : « La glorification de la Nature », tout votre art s'évertue à concentrer les mille impressions que reçoit votre rétine, à les transformer et à les grandir pour qu'en des compositions lentement mûries leur variété tumultueuse s'équilibre, grâce à quelques ordonnance sûr et précise.


Ainsi, bellement, en ce coin de Provence qu'élut votre goût, vous développez votre travail réfléchi et clair et vous voici à ce tournant de route où l'artiste inquiet que vous êtes et qu'heureusement vous resterez, après avoir regardé longtemps les choses commence à regarder en soi-même. Le grand et pieux respect que vous avez montré pour la nature, la franche et intransigeante sincérité dont vous fîtes preuve en l'étudiant et en l'aimant, vous les voulez diriger à cette heure vers un autre objet. Et vous rêvez, comme vous me l'écriviez, de faire de votre art, non plus seulement la « glorification de la Nature », mais la « glorification même d'une vision intérieure ».


Le monde que tout artiste porte en lui, vous y voulez entrer à votre tour et l'extérioriser en de nouvelles oeuvres «qui participeraient davantage de l'imagination» mais resteraient soumises toutefois « aux principes de belle harmonie qui règlent les anciennes ».


Avec quelle joie, mon cher Cross, je vous suivrai en cette évolution impatiemment attendue !


L'imagination, qui demeure la plus importante des force d'art, sommeille depuis si longtemps dans l'oeuvre des meilleurs des peintres que celui qui la réveillerait assumerait comme la gloire d'un exploit.


Certains maîtres ne prétendent faire preuve en leur travail que de volonté tenace et patiente, d'autres n'y veulent inclure que leurs sensations directes et objectives, quelques-uns ne désirent qu'émouvoir. Tous se fractionnent et se diminuent. Une seule
de leurs facultés accapare la place de toutes les autres. Quels sont ceux qui proclameront : « Nous oeuvrons avec notre être entier, nous ne nous inquiétons point spécialement ni de notre volonté, ni de notre raison, ni de notre sensibilité ; toute notre force humaine, comme soulevée aux heures de travail, nous l'exaltons autant qu'il nous l'est possible. C'est avec notre personnalité totale, épanouie en toute sa plénitude, que nous tendons vers les chefs-d'oeuvres ».


Il me semble qu'un jour, vous, mon cher Cross, vous nous parlerez ainsi.


Votre exposition actuelle est très significative. Certaines des toiles où vous célébrez Venise sont admirables. Je distingue d'entre elles : La Vue du Bassin de St-Marc, Dans la Lagune, Murano, matin. L'atmosphère si délicatement variée des lagunes vénitiennes y semble tenir tout entière. Vous nous rapportez d'Italie une joie de couleurs comme renouvelée, et Dieu sait combien de peintres nous ont fatigué de la ville des doges et du Grand Canal !

Les dômes tour à tour blancs, bleus et verts, les facettes des vagues, la pose d'une gondole ou d'un voilier sur les flots, l'odeur d'eau qui se dégage du site mouillé, l'atmosphère imbibée de brumes transparentes, le reflet bougeant des façades dans les canaux, tout est d'une exactitude, d'une fluidité et d'un frémissement délicieux.


L'impalpable est touché et saisi, l'intraduisible est rendu, et le prodige qu'est toute peinture impeccable s'affirme aux yeux de tous et reste fixé, multicolore comme un drapeau conquis, sur le fond de la toile.


Ces quelques tableaux – La Vue du bassin de Saint-Marc surtout – qui grandement me ravissent et dont l'ordonnance fut méditée, conservent néanmoins toute la fraîcheur, toute la spontanéité, j'oserais dire, tout l'impromptu des choses directement traduites.


Vos oeuvres anciennes, mon cher Cross, péchaient souvent par leur rigidité ou leur froideur.


Votre raison qui les arrangeait, les combinait, les équilibrait, n'opérait sur elles qu'en les raidissant sous le gel des réflexions trop prolongées. Aujourd'hui la composition vous requiert tout aussi impérieusement, mais ni l'effort, ni la fatigue ne la stérilisent. Elle reste dans la vie ; autrefois, elle s'immobilisait dans la mort.


J'aime violemment celles de vos toiles où les végétations touffues, serrées, encombrantes même, exaltent tous nos sens. La vue, l'odorat, le toucher, le goût sont à la
fois sollicités ; il y règne comme une ardeur panthéiste. Les touffes d'herbes, les tumultes des verdures, les faisceaux des arbustes, la présence hautaine des pins et des chênes-lièges, imposent à ces décors de Paradou une richesse et une abondance merveilleuses. Vos Enfants dans les fleurs, où les gestes puérils se confondent avec ceux des branches, des feuilles et des floraisons, où l'être humain, avec sa chair humaine, ne semble exister, lui-même, que comme une plante chargée de fruits, soulignent déjà cette personnelle conception des choses. Pourtant, ce sont vos deux oeuvres : Cyprès (avril) et Cyprès (août) qui l'imposent, en toute sa force.


Oh ! La belle fête opulente et profonde que vous y célébrez ! Pour nous en faire goûter aussi impérieusement la joie, dites, comme il fallait que vous en aimiez l'ombre et le soleil, les lignes amples et belles, les verdures massives, les feuillages fourmillants, les fleurs ardentes et l'odorant silence !


Ces paysages, mon cher Cross, ne sont pas uniquement des pages de beauté,
mais encore, des motifs d'émotion lyriques.


Ils satisfont les peintres, grâce à leurs harmonies riches ; ils exaltent les poètes par la vision luxuriante et somptueuse qu'ils profèrent. Pourtant, cette abondance n'est nullement de la surcharge.


Elle reste légère, charmante et douce.


Elle n'a rien de matériellement lourd, rien d'opaque. C'est une évocation de parfums et de fraîcheur. Des idylles y pourraient naître ; on ne désirerait point y voir se déchaîner une bacchanale. La lumière que vous y déployez favorise les pensées claires, tranquilles et ductiles et nous invite au bonheur.


Quels admirables mouvements enveloppants et quelles courbes heureuses et quelle mise en page inédite nous présente le Cap Layet ! La composition de ce site me requiert avec insistance.


D'une manière heureuse et réussie, elle isole un fragment de nature, le détache du monde et lui assigne une existence dans l'art. Le chemin qui contourne la côte, les branchages inclinés et comme repliés sur eux-même semblent ramasser en une tournoyante unité le paysage entier. Que d'artistes s'imaginent que le cadre seul réalise cette concentration unitaire, mais vous, mon cher Cross, vous savez bien qu'un simple carré d'or ou de lattes blanches ne suffit pas pour qu'une toile s'affranchisse de l'ambiance et vive d'une existence personnelle. C'est par la disposition des plans, par la direction des lignes, par la vertu des tons, par tel sacrifice consenti au profit de telle ou telle mise en lumière, qu'une peinture se parachève en tableau.


Je clos, sans m'attarder à vos délicates, prestes et curieuses aquarelles, cette préface déjà trop étendue. Je voudrais qu'elle soit plus qu'une amicale poignée de main donnée au seuil de votre exposition ; j'ai tâché d'y inclure - insuffisamment, je le crains - le témoignage de mon respect pour l'homme admirable que vous êtes et les motifs qui m'incitent à exalter votre art, justement.


Emile VERHAEREN.


Henri-Edmond Cross, (Henri Edmond Joseph Delacroix) né à Douai le 20 mai 1856, mort à Saint-Clair dans le Var le 16 mai 1910. Commence ses études à l'Ecoles Académiques de Dessin et d’Architecture de Lille, en 1878. En 1884 il participe à la fondation de la Société des Artistes Indépendants et devient l'ami de nombreux néo-impressionnistes dont il adopte les théories. Lui le Flamand, passera une grande partie de sa vie en Provence, à Saint-Clair au Lavandou.


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