Claudine-PolaireJe n'ai pas l'intention d'entrer dans tous les détails de ma collaboration avec Jules Bertaut [I]. J'aurais d'ailleurs à y revenir. Mais il convient que je parle maintenant de nos rapports avec Willy. Plus tard, l'occasion me manquerait peut-être de dire dans quelles circonstances nous entrâmes en relations avec l'auteur – l'un des auteurs, du moins, - de Claudine à l'École ?...La Critique Indépendante vivait encore, lorsque Jules Bertaut et moi nous eûmes une idée...
Si jamais un chroniqueur, curieux de la vie parisienne, littéraire et théâtrale d'avant-guerre, découvre dans une boîte des quais une brochure de huit pages, du format de la Revue des Deux Mondes (c'est le seul point possible de comparaison, entre les deux publications), imprimée sur papier couché et signée Brown-Fairness, il saura – à moins d'avoir omis de me lire – que ce nom composé dissimulait Jules Bertaut et moi-même. Un titre général : Nos artistes chez elles ; un titre particulier : Claudine-Polaire. Le cliché de la couverture représente Mlle Polaire en jupon de dessous, corset de satin, chemise à empiècement de dentelle. A l'intérieur, dans le même costume, Mlle Polaire est dans son cabinet de toilette. Plus loin, nous la voyons en Claudine : jupe écossaise, sarraut noir, col blanc. A la page dernière, elle « fait dame », sagement assise sur une chaise-longue Louis XV, dans son salon. L'image la plus curieuse se trouve à la page 6. C'est le portrait des « Parents de Claudine » : le père, ganté, en redingote, arbore le haut de forme mat, à bords plats, qui fut célèbre dans Paris durant quelques années ; la mère... on lui donnerait vingt ans. Elle semble être la fille du monsieur qui se tient droit à son côté. Jupe noire, ceinture blanche à large boucle, corsage à fleurs, col d'homme empesé, grand nœud marin à pois et, sur la tête, un aimable canotier de paille, dont l'ensemble évoque assez bien une assiette creuse avec un camembert dans le milieu : Mme Colette est charmante !
Sous l'image, cette légende : Willy et sa collaboratrice.
De la collaboratrice, nous disions : « Tout Paris l'a lorgnée à toutes les premières. Elle, pas fière de cette curiosité sympathique, s'effacerait volontiers, contente seulement de voir son grand homme accepter le premier rang. »
Et pour terminer : « Ainsi va l'heureux couple vers la Gloire, tenant par la main la petite écolière de Montigny, heureuse, elle aussi, comme une petite folle, de cueillir la célébrité. »
Pauvre Willy !...
Voilà notre idée ! Comment elle nous vint ? En cherchant un moyen pour gagner des « sous », comme dirait Francis Carco.
Pratiquement, d'ailleurs, notre idée n'était point si mauvaise ! Nous spéculions sur la curiosité du public, sur son désir un peu malsain de pénétrer dans la vie intime des « actrices », et sur la vanité de celles-ci, toujours assoiffées de réclame. Trois sortes de recettes possibles : la vente de la brochure, la publicité des fournisseurs des artistes, les « subventions » des principales intéressées.
D'autres que nous auraient fait de cette publication parisienne une excellente affaire. Ni Bertaut ni moi ne possédions les qualités requises, pour mener la chose jusqu'au bout. Avec Willy, tout avait été facile : les premières difficultés nous découragèrent. J'ai souvenir de notre visite à Germaine Gallois. Elle nous reçut dans sa salle à manger, la petite salle à manger d'un petit appartement de petit employé : le buffet, de chêne sculpté, s'ornait, aux portes, de faisans et de pintades. Contrairement à ce que nous espérions, le succès de notre numéro sur Polaire ne décida pas Germaine Gallois à « commanditer » Nos artistes chez elles.
Nous nous rabattîmes sur Willy, auquel je proposai la publication d'un almanach... Mais, avant d'aborder l'historique de cette nouvelle entreprise, j'ai encore à parler des imprimeurs de notre brochure : Claudine-Polaire.
Ladite brochure ne porte aucun nom d'éditeur : aucune adresse non plus. Et il est impossible de savoir où elle fut imprimée.
L'imprimerie était située dans une petite rue, du côté de l'Avenue des Gobelins, vers la place d'Italie. Ses directeurs – car il y en avait deux ! - s'appelaient l'un Léon Parsons , l'autre Mécislas Golberg [II].
Je les avais connus au Quartier Latin. Le second, je crois, me mit en rapport avec le premier. Mécislas Golberg traînait déjà sa vie misérable de révolté et de tuberculeux. On ne savait ce qui l'épuisait – ou l'enfiévrait le plus : la maladie ou la fermentation de ses idées. Un soir, à la terrasse du Café Mahieu, boulevard Saint-Michel, il m'apprit qu'il venait de s'installer imprimeur, avec Parsons, qui publiait un journal... laïque, dont il voulait faire, dans toutes les provinces, le concurrent de La Croix.
Je confiai bientôt à Golberg l'impression du premier (et unique !) numéro de Nos Artistes chez elles. Ses prix étaient avantageux et j'avais sa promesse d'un travail rapide. Et les jours commencèrent de succéder aux jours...
Mécislas Golberg occupait un petit appartement rue Claude Bernard. Bertaut et moi, après avoir, vainement, essayé de le joindre à l'imprimerie, où Léon Parsons, dont le bout du nez s'ornait d'une verrue brune, grosse comme un pois chiche, nous recevait de cet air nonchalant qui faisait son charme, nous le relançâmes chez lui. Une première fois, il était souffrant et ne voulut pas nous recevoir. La seconde fois, nous forçâmes la porte... Dans le coin d'une pièce, meublée de deux chaises et du buste en plâtre de Beethoven, par Bourdelle, sur la cheminée, Golberg, couché sur un divan, semblait agoniser. Dans son visage comblé d'ombre, on ne voyait que ses yeux et, sur le drap, ses mains de squelettes. Il eut cependant la force de se dresser sur son séant et de nous accuser de vouloir sa mort. Nous étions si péniblement impressionnés que la colère qui nous animait en entrant désarma aussitôt. Comment s'en prendre à un cadavre ? Toute notre fureur s'amassa sur la tête de Léon Parsons.
L'imprimerie nous vit arriver en tempête. Devant les typos goguenards, Parsons m'entendit proférer un certain nombre de menaces, cependant que Bertaut, déchainé, distribuait à la volée des coups de canne sur les casses et jusque sur les abats-jour en tôle des lampes électriques !...
Enfin, notre brochure parut... et je ne revis plus Mécislas Golberg.
L'Almanach Willy
Colette et son collaborateur
Je ne connaissais pas Willy, lorsque j'allai lui proposer notre idée de brochure sur Polaire. Il m'accueillit très sympathiquement et, en moins d'un quart d'heure, nous étions d'accord. Nous le restâmes toujours.
Dans Nos Artistes chez elles, nous le présentions ainsi :
« De taille moyenne et légèrement bedonnant. L'air d'un auvergnat qui, après fortune faite à vendre des marrons, aurait été colonel de la Garde... sous l'Empire. Fortes moustaches, barbe grisonnantes ; deux bons gros yeux très doux de ruminants ; le sourire gouailleur et accueillant. Le front découvert est si large qu'il en paraît bas – le crâne est court, vêtu... »
Après les scandales de son divorce, le succès et la mode l'abandonnant, on lui montra une bien grande sévérité. N'a-t-on pas dépassé la mesure ? Il y avait chez Willy beaucoup de finesse, beaucoup d'esprit et beaucoup de culture. Sous sa gouaille se dissimulait une réelle sensibilité. Je l'ai vu pleurer, après le départ de Mme Colette. Cet amoral avait l'âme d'une grisette et tous ceux qui l'approchèrent savent qu'il fut un excellent camarade. La chose est assez rare dans la vie parisienne et dans les lettres, pour qu'on l'inscrive à son actif.
Lorsque je lui eut fait accepter l'idée de publier un Almanach Willy [III], nos rapports devinrent fréquents. Il habitait alors 177 bis rue de Courcelles.
Un matin, vers neuf heures et demie, je lui présentai une jeune chiromancienne. Par qui étais-je entré en relations avec cette pythonisse ? Je l'ai oublié. On commençait seulement à prononcer son nom, aussi cherchait-elle à approcher des personnalités en vue susceptibles de donner du lustre à sa clientèle. Je lui promis de l'introduire chez Willy. A la lettre par laquelle je l'informai que j'irais la chercher chez elle pour la mener rue de Courcelles, elle m'écrivit :
Monsieur,
Vous êtes mille fois aimable de vous déranger de la sorte pour moi et de mettre tant de bonne grâce à me faire plaisir.
Je serai rue de Berne (son cabinet de consultation) mardi matin à 9 heures et quart, très exactement, malgré ma coutumière paresse.
Encore merci, Monsieur, de l'intérêt que vous me témoignez et croyez à la reconnaissante sympathie de
Fraya.
La présentation faite, Colette emmena Fraya dans sa chambre. Je restai avec Willy dans le cabinet de travail... Soudain, la porte s'ouvre, Colette apparaît bouleversée et enthousiaste :
- C'est extraordinaire, savez-vous ce qu'elle m'annonce ?
- Non
- Votre mère est en train de donner sa fortune aux curés.
- Je le savais, dit Willy, placide.
L'Almanach Willy parut en 1903 et 1904. La première couverture, de Barrère, représentait Claudine-Polaire au bras de Willy qui, un parapluie d'une main, s'assurait de l'autre qu'il ne pleuvait pas. Sur la seconde couverture, le portrait charge de Willy s'étalait, un lis brisé et une petite fleur bleue à la boutonnière.
Le texte et les dessins étaient en partie extraits d'œuvres légères de Willy. Des portraits et des caricatures du « père » des Claudine achevaient de donner aux brochures un caractère biographique. L'une des caricatures, par Sem, montrait Colette entre son collaborateur et Polaire.
On utilisa les clichés et le texte de notre numéro des Artistes chez elles. Comme nous manquions de matière, Jules Bertaut et moi, nous fîmes du Willy, sans y réussir toujours parfaitement, comme en témoigne le mot ci-dessous qui accompagnait un retour d'épreuves :
Mon cher ami, voici le commencement qui va le mieux du monde. A votre place, je ne publierais pas « le Calendrier de Claudine » sous ce titre. Ce n'est pas le style de Claudine, c'est mieux, c'est différent. Et j'userais trop de temps à claudiner votre texte. Libellez une petite note disant que cette prose est de la grande Anaïs qui, patiente, réussissait de laborieux démarquages, etc... Ou trouvez un autre truc, ou changez les noms. Mais pas de Claudine comme signature. « Le Calendrier d'une amie de Claudine » suffirait très bien... Jusqu'à quand pouvez-vous attendre trois pages de moi ?
Willy.
Il m'écrit de Marseille :
Vieux frère, voici de la bonne copie inédite extraite d'un roman à paraître prochainement sous le titre Je m'évade (1).
Quand rentrerais-je à Paris ? Je ne sais trop. Polaire s'est à demi intoxiquée avec des clovisses et autres indigestes moules ; j'avais un trac affreux qu'elle ne pût pas jouer (2).
Heureusement, ça commence à ce calmer, mais quel fait-divers !
Marseille rit au soleil, grouille, crie et pue.
Tout vôtre.
Willy
Une autre fois, c'était au cours de la « confection » de l'Almanach Willy pour 1904, il m'envoie ce billet :
Dites-moi, homme de bien, dans toutes ces proses – d'ailleurs charmantes – je crois me rappeler qu'il n'est pas question de Claudine en ménage. Or, je voudrais bien que ce bouquin (peut-être amoral, mais dont la vente, à coup sûr, m'intéresse) fût mentionné. Il suffirait de remplacer dans quelques phrases : Willy par la prériphrase : l'auteur de Claudine en ménage.
Qu'en pensez-vous ?
Yours,
Willy.
L'Almanach de 1904 présente une particularité : sur le recto de la couverture, ont lit cette annonce :
WILLY
Claudine en ménage.
Et, sur le recto de la page de titre :
Les OEUVRES DE WILLY
Pour paraître incessamment :
MINNE.
L'Almanach fut mis en vente en novembre 1903. Si le ménage Willy- Colette ne s'était pas disloqué, l'auteur de La Vagabonde aurait été associée à la création de Minne, puisque rien ne signalait qu'elle n'y avait pris aucune part [Note de Livrenblog : rien ne signalait le contraire, d'autant que Colette, reprenant son bien, utilisera Minne, et les Egarements de Minne pour en faire L'Ingénue libertine].
Je m'entendais parfaitement avec Willy. A travailler ensemble, nous étions devenus des amis. Pour m'être agréable, il me citait fréquemment dans ses articles de L'Ouvreuse, à L'Echo de Paris. J'étais à sa disposition pour de menus services.
Je vous gobe, m'écrit-il un jour, des environs de Besançon, parce qu'avec vous «ça» ne traîne pas. Ca = les réponses qu'on vous demande.
Et, au bas de la page :
Dites donc, homme actif, je n'ai que des moules parmi mes amis restés à Paris, - vous chargeriez-vous de ma faire tirer quelques cartes postales ?
En son absence de Paris, il m'arriva, à sa prière, de le suppléer pour griffonner des dédicaces.
Sur une carte-postale illustrée de son portrait, je relève ces lignes :
Je vous envoie, pour M. Antoine, un « Willy ». Si vous avez un almanach sous la main, signez-le de mon nom et envoyez-le à l'Antoine sus-nommé, qui n'y verra que du feu.
Voici M. Antoine prévenu... un peu tard, mais enfin ! [IV]
Un, Willy m'avait donné rendez-vous, à l'Impérial Hotel, rue Margueritte, où, avec Colette, il occupait deux pièces.
Je vois encore la disposition des lieux. Dans la première pièce, prés de la fenêtre, et à droite, la table de travail. Derrière cette table, une porte à double battant ouverte sur la chambre.
Willy me reçut en pyjama. J'apportais divers papiers : des épreuves, de la copie, des factures d'imprimerie que nous examinions ensemble. Assis à sa table, Willy tournait le dos à la chambre. J'étais debout près de lui. A un moment donné, je me retourne et, dans la glace de l'armoire, au fond de la chambre, j'aperçois Colette toute nue. Je ris, Willy, regarde, rit aussi et dit : « Vous savez que Séché vous voit dans la glace ? »
- J'espère qu'il ne s'en plaint pas, répond Colette sans s'émouvoir.
Le Willy auquel il est fait allusion et que je fis tenir à André Antoine, est une assez volumineuse plaquette biographique, signée d'Eugène de Solenière [V], qui fut mon collaborateur régulier, pour la critique musicale, à La Critique Indépendante.
Cette plaquette est-elle rare ? Nul doute qu'elle ne le devienne et ne vaille fort cher un jour. Il s'y trouve une prose parisienne, d'ailleurs charmante, mais inattendue, de Georges Lecomte, dessinant un vivant et pittoresque portrait de Willy. Il s'y trouve surtout une petite fantaisie de quatre pages, Claudine à Marseille, dont de Solenière dit dans une note qu'elle « a été écrite en collaboration avec Colette ». Il suffit d'y jeter les yeux pour s'assurer que Colette n'eut aucun collaborateur ; son style signe pour elle. Ces quatre pages de Colette, quatre pages inconnues, voilà l'intérêt et le prix de l'opuscule. Colette exprime l'admiration des Marseillais pour Polaire. :
... Ah ! Cette minionne, on la voudrait toute ! - Bouton de rose, va ! - M... (parfaitement, il crie le mot de Cambronne), M... qu'elle est fine, la perle ! - Pendant l'entr'acte, deux nervi aux cheveux luisants échangent des impressions d'art : Quand je la vis anntrer, cette Pôlaire, je me dis : C'est une cocotte, allons ! Mais quand je l'entendis je me pensai : « C'est une vierge ! » - Ces gens adorables ne professent pas pour leurs représentants une admiration sans bornes ; au sortir du théâtre, Payoud, conseiller municipal à figure de polichinelle anodin, ayant déclaré, ce qui est bien son droit : « Cette Clodine ne me plaît guère », une voix sévère, une voix d'électeur, proféra ce jugement esthétique : « Brigue (lèvre) de c., ce Payaoud, il n'a pas d'estruction, et il cose de tout ! » Marseillais, je vous aime !
Et ceci sur Jean Lorrain et Polaire :
Ils font sensation ! On le regarde autant qu'elle. Marius, Vérin, Baptistin, le frôlent d'un coude aguicheur ; des voix cajoleuses et rudes lancent son prénom : « Jein ! » Il passe, reconnu et adulé, très à l'aise, curieux de tout ce qui vit, luit et grouille, rêveur devant la mer que dramatise un crépuscule orange, comme devant les yeux verts d'un déchargeurs de la Joliette, amusé de l'inutile corne pointue qui se dresse sur le collier des chevaux de traits : « Pourquoi cette corne ? » On lui répond : « C'est pour l'orgueil ! » Je ne souris pas, ni lui, car la beauté de cette bouffissure à l'espagnole ne nous étonne point, dans cette patrie du superlatif.
Claudine s'en va.
Polaire donnait, à Marseille, une série de représentation de Claudine à Paris.
[II] Voir dans Livrenblog : Mécislas Golberg contre Remy de Gourmont : Orthodoxie Symboliste. Arnold Boecklin par Mécislas Golberg.
[III] Almanach Willy. Paris, P. Varelli. 1903 et 1904. P. Varelli est le pseudonyme d'Alphonse Séché, sous lequel il publia des dessins et caricatures dans la presse.
[IV] Nous ne savons si Antoine, directeur du Théâtre-libre, n'y vit que du feu, mais il fallait que Séché fut un bon "faussaire" pour imiter la minuscule écriture de Willy.
[V] Eugène de Solenière : Willy. Sevin et Rey, 1903. Voir dans Livrenblog : Willy, préface pour Solenière par Claudine.
Sur Alphonse Séché voir la présentation de Contes des yeux fermés par Eric Dussert dans le Matricule des Anges.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire