Pour conclure et afin d'enfoncer le clou, et d'être bien "compris" par Gourmont, dans la chronique A travers les journaux et les Revues, du même numéro, un certain Djinn, écrit « Je serais injuste de ne pas signaler dans les Essais d'Art Libre, le spirituel dialogue : Le Platonicien, signé Julien Leclercq. C'est d'une verve étourdissante et qui désarme les plus cruels ennemis. Qui va répondre à Celui qui n'est pas compris, ô de Gourmont ? Peut-être est-ce déjà fait ? ». Afin d'être "compris" aussi par Albert Merki, c'est Alcanter cette fois qui dans la chronique (signée de ses initiales), Les Livres, à l'occasion de volume de chansons signées Durand-Dhal, Chansons de Zig à Zag, note que ces chansons : « feront bien rire les bourgeois, mais je suis sûr que les cordes violonesques de M. Charles Merki en ont crevé de dépit, le jour de la réouverture de L'Eldorado ».
En chroniquant l'Esthétique de la langue française, dans la Critique en 1899, Alcanter de Brahm, montrera plus de bienveillance envers Gourmont.
Celui qui comprend
Un être particulièrement doué, mais qui s'efforce, par exemple, de chercher à ne pas être compris. Cependant, il semblait, jusqu'à ce jour, que, l'on s'efforce de tirer de son imagination quelque sujet auquel l'on apporte toute l'ardeur de sa jeunesse, que l'on repolit à souhait et dont on corrige lentement toutes les petites imperfections, être compris, devrait être la plus belle satisfaction morale du littérateur et, en général, de tout artiste.
Erreur pour celui qui comprend, car il fait chapelle, fréquente les cénacles, se révolte contre les lois du pays, pousse à la révolte et à l'antipatriotisme outré, du fond d'un bureau merveilleusement entretenu, et chauffé par le charbon de l'État.
Ils sont vingt ou trente, comme cela, qui comprennent et se comprennent. Leur style garde encore l'allure boursouflée des discours français de rhétorique, et les figures de mots s'entassent, au grand désespoir du public bourgeois, qui sue à les déchiffrer, quand, par hasard, il met la main sur une de leurs pages, et, finalement, les rejette, dégoûté, pour préférer, ce qui est plus sain et plus élevé, un chapitre de Zola.
Celui qui comprend s'autorise de Ronsard et de Rabelais pour nous gaver d'hellénismes, de barbarismes et, surtout, de fumisme, et donner à notre belle langue française d'avant-hier, le ton de la décadence. Ce n'était pas assez d'avoir importé les dérivatifs et les diminutifs. Il y a des synonymes, s'est écrié ce rénovateur, et il a fait des mots nouveaux, en si grand nombre qu'au moyen de conjonctions, d'adverbes et d'interjections, de prépositions, rarement (elles ont un sens précis) ces mots ont fait des phrases, puis des livres.
Ces livres portent des titres superbes d'harmonie magique, et se tirent de cent soixante à trois cent exemplaires.
Ce qui comprennent se les achètent entre eux, et les déclarent les chefs-d'œuvre de l'avenir. Mais si vous ou moi, alléchés par ces fines critiques, lesquelles vantent tous les nombreux mérites de ces proses ou de ces hepta-décamètres, demandons au libraire ce volume qui doit être universellement admiré, c'est indiscutable, le libraire, étonné, vous répond : « Éléphantesques violons de Pologne, de MM. Jean Restela et K. Rikiki, je ne connais pas ça, monsieur, cela n'a jamais été en librairie. »
Celui qui comprend anathémise ses confrères plus âgés, leur reprochant de ne pas comprendre. Il s'entend à les couvrir de honte, en de petits follicules à chandelles qu'il décore du nom pompeux de revues, et ceux-ci, parfois exaspérés, ont l'immense tort de leur répondre.
Quelquefois, celui qui comprend, lassé de ne pas l'être par la grande majorité des non initiés, retourne sa veste, et se décide à écrire en français dans un journal digne de ce nom. Comme, au lieu de payer, il est payé, il subit fatalement les conséquences littéraires de cette transition.
Ses ex-adulateurs le renient et le traînent dans la boue, tout en ayant soin d'annoncer la victoire d'un des leurs : victoire chèrement payée, puisqu'à dater de ce jour il est mort pour eux.
Quand il a franchi le Rubicon du journalisme, il est bien près de la trentaine, celui qui comprend, et qui s'efforce alors d'être compris. Il est revenu sur la bonne voie. Il était temps, car les chemins de traverse ne conduisent guère au Capitole. Mais sa philosophie est maintenant digérée, il a senti le vide de ces discussions à perte de vue sur l'éclectisme, le moi et la transfusion des monades. Il songe qu'il est temps d'écrire quelque chose qui reste, et quand ce quelque chose est enfin sorti de son cerveau et livré au public, celui qui comprend ne comprend plus, et ceux qui l'admiraient le maudissent.
Quelquefois, la déveine lui ferme à tout jamais l'horizon du grand public et des quotidiens à la mode. Ou bien il a été malheureux en ses entreprises politiques. Alors celui qui comprend rabaisse son pavillon, et le teint d'un sang presque noir. Il devient anarchiste.
C'est son plus bel éloge.
Marcel Bernhardt.
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