lundi 8 février 2010

Emile STRAUS par ALCANTER de BRAHM




Une courte notice biographique, parue dans la Revue de Paris et de Champagne, nous avait donnée quelques informations sur Émile Straus, croisé sous les pseudonymes de Martine et Papyrus, dans la revue La Critique. Alcanter de Brahm, dans un article du Nouvel Écho, N° 22, 15 novembre 1892, nous en révèle un peu plus sur son ami. A noter que le Saint-Jean co-signataire des Chansons poilantes avec Alcanter de Brahm, ainsi que de nombreuses chroniques du Nouvel Écho, est ici clairement identifié comme étant Émile Straus lui-même.

Express-silhouette

Émile Straus, Directeur du Nouvel Écho


Il y a tantôt cinq ans, nous arpentions tous deux, Straus et moi, la rue Auber avec fébrilité. A cette époque, le grand Théâtre ne nous faisait pas encore de propositions. Que pouvions-nous donc chercher, en tournant soudainement à droite, dans cette petite rue Boudreau, à l'aspect si peu artistique ? Nous allions porter mon premier article à la Vie Franco-Russe, un petit organe dont quelques-uns de nos anciens des récentes promotions littéraires n'ont eu garde d'omettre le souvenir.

Oui, mon premier article,. Pourquoi pas le sien ? Il avait cependant sur moi trois ans d'avance (1), et trois ans, de dix neuf ans à vingt-deux, c'est une distance. La preuve, c'est qu'il connaissait les Mécènes que je me préparais à inonder de ma copie, et que, fraternellement, il allait me recommander à eux, comme on peut le faire d'un vieil ami d'enfance que j'étais. - Et de fait, lorsqu'il vit imprimer mon nom, pour la première fois, au bas d'une mienne nouvelle, je crois qu'il en conçut une joie plus intense que moi, qui, depuis longtemps, me suis habitué à dissimuler, sous un masque frigide, mes sentiments personnels.

Mais en ce temps là, il était plongé, un peu contre sa volonté, et par le fait des circonstances, il ne faut rien celer, dans les suifs et autres produits chimiques, jusqu'au cou. Je crois même qu'il classait des échantillons pour des sociétés œnophiles. A cela, il n'est point de déshonneur, bien au contraire, et mon avis est qu'il faut une réelle force de caractère pour se dire qu'auprès des joies que procure l'art, qu'auprès de cette terre promise sur laquelle il n'est permis au simple bourgeois qu'un coup d'œil, à travers cette palissade presque infranchissable qu'on appelle un livre ou un théâtre, il faut vraiment une grande force de caractère pour descendre jusqu'au lieux communs de la vie d'affaires, de la vie commerciale, de cette existence où l'on rencontre que des gens pressés, nerveux, impatients de vivre et de se monter le coup mutuellement, en se basant sur ce principe, que dans toute affaire entre deux individus, il doit y avoir une dupe et un heureux coquin. En un mot, des gens dont on peut dire, comme Dumas le père, en les voyant circuler sur le boulevard à grand renfort de coups de coude : Ces gens-là vont tous demander quelque chose à quelqu'un.

Pourtant, Émile Straus n'eut, de sa vie entière, jamais rien à demander à personne. La haute et respectable situation occupé par sa famille dans la magistrature le mettant à l'abri de toute lutte pour la vie matérielle, indiquait assez clairement que si les arts souriaient à son nom si musical, à son tempérament de sensitif dilettante, il n'avait qu'à s'y livrer dans toute l'étendue de ses moyens. - Mais il lui sembla peut-être préférable d'obéir à cette loi d'émulation qui a conduit au rang qu'ils occupent dans la littérature nombre de nos meilleurs écrivains. C'est d'une vocation contrariée que sont sortis Victor Hugo, Musset et Zola, tandis que la satisfaction de tous les caprices n'a guère produit que des écrivains desquels je ne citerai que Chapelle, pour ne point, ici, susciter de rancunes.

Cependant, si la passion du rabotage à la ligne ne lui fut que tardive, relativement à notre époque, puisque c'est à vingt-cinq ans que parurent ses premières impressions littéraires, au Journal de Colmar, il n'en avait pas moins reçu une éducation littéraire, une multitude de leçons de choses, qui firent empreinte dans son esprit délicat, et lui apprirent à peser sa pensée, à la mouler, et à ne la livrer plus tard au public que débarrassée de toutes les scories que la nécessité de produire quotidiennement laisse passer inaperçues.

C'était, d'ailleurs, et, c'est encore plus que jamais, une des physionomies les plus mobiles que j'ai remarquées de ma vie. Tellement mobile, tellement apte à se dédoubler, parallèlement au jeu de sa pensée, que bien des gens (pourquoi n'être pas véridique ?) se sont persuadé qu'il décelait sur son visage le masque d'hypocrisie. Quelques-uns mêmes poussèrent la malséance jusqu'à le lui laisser entendre. Cela forma son caractère, et il se confirma en lui-même, non sans raison, que notre triste humanité ne valait guère, en vérité, que l'on s'occupât d'elle, sinon pour soi. A mon tour, il me convertit, moi descendant d'optimistes convaincus, qui me crurent enragé, et voulurent même, un temps, m'éloigner de celui qu'ils jugeaient être la cause du mal. Mais quand ils s'aperçurent que leurs amis, à eux, n'étaient que de faux amis, et qu'en principe, l'égoïsme et l'intérêt personnels sont le mobile de toutes les actions du genre humain, à un nombre, très calculable, d'exceptions près, ils nous laissèrent à nos nouvelles théories, et en reconnurent bientôt l'excellence, par l'application.

Et, certes, pour arriver à mesurer exactement l'intensité des sentiments des gens qui vous entourent, et les mobiles qui les animent à votre égard, il n'y a rien de tel que de fonder un journal. C'est ce que nous avons fait. Sa situation d'ancien secrétaire d'un éditeur, à la vérité, charmant, mais dont l'immense tort a été de laisser envahir sa bibliothèque par une série d'éditions à dix-centimes, tels les romans de Théophile Gautier, pour ne citer que ceux-là, sa situation, dis-je, l'autorisait à fonder le Nouvel Écho. Je dis fonder. C'est continuer que je devrais dire. Mais voilà, combien sont-ils ceux qui savent que le Nouvel Écho fut l'œuvre d'Émile Straus et de votre serviteur, quand le premier comptait dix-sept ans à peine, et son Alcanter ego tout juste quatorze ? Une cinquantaine en tout, peut-être, anciens camarades de collège, qui, déjà, je parle des plus perspicaces, y voyaient l'indice d'une vocation que rien ne pourrait arrêter dans sa marche. Le premier numéro du Nouvel Écho manuscrit date du 1er janvier 1883, et l'unique collection entière existe encore à la rédaction.

Je n'insiste pas sur le chemin parcouru par ce bi-mensuel qui m'est cher depuis bientôt un an. Il a fait quelque besogne, beaucoup de tapage, parmi les jeunes, un nombre immense de jaloux, et une hécatombe de relations bourgeoises qui, avant son apparition, semblaient devoir s'éterniser. Tant mieux, avec de tels précédents on marche beaucoup plus librement. Au premier janvier prochain, des milliers d'honnêtes gens (car ce sont ses seuls lecteurs) se précipiteront dans les kiosques pour y acheter le Nouvel Écho, devenu hebdomadaire, plus que jamais inédit, et cela, y compris la collaboration tout récemment acquise de maîtres, aussi aimés que Zola et François Coppée, et probablement aussi Aurélien Scholl qui, ne se refusera, non plus qu'à nous, cette satisfaction, tout cela pour dix centimes. - Que nous voilà loin des mensuels aboiements à raison de cinquante ou de soixante centimes la livraison ! - Le Nouvel Écho a donné la primeur de l'œuvre future d'Émile Straus, les Contes chagrins, auxquels j'aurais, à moins de remercier mon boulanger d'ici-là, le très insigne honneur de joindre mon paraphe, pour en avoir commis quelques-uns. Les Chansons poilantes, sont, elles aussi, nées de notre collaboration, idem, le Coeur de Pierrot, M. Prude, et une pièce sanglante de demain, Deux Amis, cependant que j'entrevois à l'horizon maintes belles choses, conçues par l'un de nous, serties par l'autre et réciproquement. Mais, où je suis intraitable à son égard, c'est sur le chapitre Poésie. Cet être-là, qui poétise tout ce qu'il fait, qui revit en l'âme d'un nouvel Horace (en prose), plus gourmet et plus sensuel si c'est possible, n'est jamais parvenu à planter une sienne poésie sur ses pieds. Combien, au contraire, qui sans vibrer plus qu'une vieille marmotte, vous bâtissent des vers à faire sourire le buste de M. de Banville ! Cuique suum. Il a pour lui le coloris, la délicatesse de touche et de procédé, le sentiment réel de l'art, quel qu'il soit, drame, poésie, peinture et musique, et tout ce qu'il voit de beau sur son chemin, il se l'approprie, si c'est en son pouvoir. Moi, je le dérobe, c'est beaucoup plus violent comme sensation.

Aussi bien c'est plaisir que de venir chaque mercredi aux five o'clock du Nouvel Écho, rue de Saint-Pétesbourg, admirer cette ravissante galerie de dessins et d'affiches signés : Capy, Belon, De Feure, Lebègue, Lacault, Willette, Fernand Piet, Steinlen, et qui feront pâmer de jalousie les superbes de jadis. Ce jour-là, toute la collaboration se donne rendez-vous, et entre deux chansons ou deux poésies s'ébauchent parfois des sujets de romans, ou des projets de théâtre, cependant que le directeur abreuve les assistants de fins spiritueux, tout en veillant à la bonne entente de son personnel.

Il serait en effet délictueux de passer sous silence ses rares qualités administratives ; mais il faut le dire, puisqu'elles rentrent dans nos théories ci-dessus, ces qualités ne se développent que lorsque l'intérêt du journal est en jeu, c'est presque une garantie de succès. D'ailleurs, bon chien chasse de race, et l'exemple d'Arthur Meyer, entre autres, est un superbe précédent. Toutes ces multiples occupations ne l'empêchent pas de prodiguer sa précieuse copie au Journal d'Alsace, au Paris à Table, dont il est souventefois le critique, et quotidiennement le courrier, le théâtral. - D'ailleurs, il a généreusement lâché nombre de feuilles inutiles, puisqu'elles ne payent pas, et c'est de loin en loin seulement qu'il daigne envoyer au Petit Journal quelque bijou populaire sous la rubrique désormais consacrées des Contes chagrins.

Signes particuliers. - Très myope, n° 3, ne quitte pas son binocle, très barbu, très chevelu, très..., que sais-je moi ! Modeste à l'excès, ne porte jamais de décorations et protège les jeunes ; abhorre le symbolisme outré, mais le cultive, subjectivement ; déteste les cénacles et les cages à singes littéraires de la rive gauche ; sa bête noire : Bernard Lazare (2). Ne va au café que les soirs de première au Théâtre Libre, et n'y suce que des demis, étant natif de Strasbourg, il y aura tantôt vingt-sept ans ; professe pour Émile Zola (avec raison d'ailleurs) un culte qui n'a d'égal que le mien à l'égard d'Aurélien Scholl. A fortement contribué à remettre en honneur chez les gens de lettres le bord plat et la lavallière, que l'invasion décadente avait failli déprécier. Sa manie : l'Euphonisme, douce toquade qui consiste à donner à tous ceux qu'il connait un prénom dont la consonance s'adapte parfaitement à leur nom. Exemple : Cécrops Willy, Bicyclon Bernède, Pivoine Bourget, Epaminondas Trezenik, etc... Son chef d'oeuvre : le Train d'Alsace.

Entrera à l'Académie française après Willy.


Alcanter de Brahm.


(1) Émile Straus est né en 1865.
(2) Le Nouvel Écho mène, avec Alcanter de Brahm, une véritable campagne contre le symbolisme et quelques-uns de ses représentants, voir Celui qui comprend, un article contre Remy de Gourmont. De même on pouvait lire dans la chronique A travers les journaux du 1er octobre 1892 : « Signalons tout d'abord l'apparition du Journal, qui s'annonce par une formidable réclame et promet une lutte fort mouvementée avec l'Echo de Paris et le Gil Blas, dans lesquels a été pris le noyau de la rédaction. Citons, parmi les collaborateurs de cette nouvelle feuille littéraire et artistique, sympathique du Nouvel Écho : Oscar Méténier, Pierre de Lano, Allais, etc. Le clan des arrivistes anarchistes n'y est pas oublié, grâce à Bernard Lazare, Remy de Gourmont et Paul Adam, ces trois intrépides en chambre. » ou encore, dans la même chronique du 15 novembre 1892 : « Le Journal, l'un de nos quotidiens les mieux rédigés, et où le Nouvel Echo compte tant de sympathies, Paul Adam y compris, a confié à Remy de Gourmont sa Revue des Revues. Immédiatement un battage pour Lilith, un pour l'Hg, enfin, pour tous les violets et les saumons qui garnissent la devanture à Marpon. Et le compagnon Vallette, pour se distinguer, dans l'Echo de Paris, a fait la même chose que lui. Vous voyez que la chanson à quelquefois du bon. Remarqué aussi que les articles signés B. Lazare, de Gourmont, P. Adam et... ne révolutionnent plus personne, depuis que la copie est payée. Que nous voici loin du passage Nollet ! »




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