lundi 13 décembre 2010

Jules Renard : Correspondance et Cœur double




2010 fut l'année du centenaire de la mort de Jules Renard. La publication de sa correspondance générale chez l'éditeur Honoré Champion, préfacée par Michel Autrand, établie et annotée par Jean-François Flamant, avait devancé dès 2009 la publication de son théâtre dans la collection Omnibus (1), le colloque à la B.N.F., les manifestations dans le Nivernais, et autres événements qui eurent lieu tout au long de l'année.
Ces quelques 1600 lettres et billets permettent de mieux connaître les débuts littéraires de Renard, la genèse de Poil de Carotte, mais surtout de suivre les amitiés, les relations, parfois insoupçonnées, parfois difficiles de Jules Renard avec ses contemporains.
Il était temps que j'en parle...

(1) Le Théâtre de Jules Renard. Omnibus. 904 pages. 28 Euros. ISBN : 978-2-258-08180-2

Jules Renard : Correspondance générale (1880-1910). Edition établie et annotée par Jean-François Flamant. Préface de Michel Autrand. H. Champion, collection : Bibliothèque des Correspondances, n° 51. 2009, 2 volumes, 15 x 22 cm, 1376 pages. Index des noms cités. ISBN : 9782745318633. EAN : 9782745318633. 210 Euros.

Et, vite, avant que ne se termine cette année de commémoration, une chronique de Jules Renard publiée dans le Mercure de France :

Cœur double (1)


L'Homme funèbre, dont le nom est un aboiement, se leva, se promena, les mains dans ses poches, et dit :

- « Voilà, je m'explique : exemple... »

Je l'arrêtai :

- « D'abord, que signifie Cœur double ? Un cœur, je sais ce que c'est, Bourget, Maupassant, tant d'autres ! Ont fait sur le cœur un cours que je croyais complet. Mais qu'est-ce qu'un cœur double ? »

- « N'êtes-vous pas, dit l'Homme funèbre, égoïste et charitable ? Votre âme va de l'expansion de sa propre vie à l'expansion de la vie de tous. Mais par quel chemin ? Mon livre vous le dira. Égoïste, vous éprouvez des craintes personnelles, c'est le sentiment que nous appelons Terreur. »

- « Je vois : vous allez essayer de me faire peur. Ça ne prend guère avec un Français. Mais soit. »

Il me raconta Les Stryges. L'homme y est le jouet de ses superstitions, et son âme lui monte au nez, de frayeur ; Le Sabot : une petite fille renonce, au prix de sa damnation, à la misérable vie que le Diable lui fait entrevoir ; Les trois Gabelous : une nuit, ils se lancent à la poursuite de l'or, et « quand le jour gris se lève, parmi les traînées de nuages noirâtres, au bout de la mer, ils se réveillent, la tête vide, la bouche mauvaise, les yeux fiévreux, et sombrent en pleine désolation. » L'Homme funèbre parlait lentement, d'une voix grêle comme une sonnerie de clochette. Souvent, je voyais le bruit de cette voix, sans l'entendre. Il ne me regardait pas, afin de me laisser frissonner à mon aise. Parfois il s'amusait de mots grecs ou d'argot, fier de me confondre. Et même, pour me rassurer, il faisait du pittoresque, qui enjolivait sa phrase, et fixait sur une trouvaille de style, sur des drôleries d'idées, mon attention inquiète : « Une striga épluchait des fèves et crachait les enveloppes autour d'elle, comme des cadavres de mouches. - Les oiseaux de nuit enfilaient des yeux à leur bec acéré, comme des prunes. - Des poignets étaient ridés comme le cou d'un lézard. - Des pieds d'enfant s'étaient durcis à marcher sur les pustules de cuir du varech. - La mer se peuplait de lames à tête frisée. - La lune montrait par une trouée son orbe lavé. - Deux vieux dormaient tristement, l'hiver, à petits coups, au coin du feu. - Sa voix avait le doux son des choses qui sont près de se briser. - La situation d'un chien noyé depuis plusieurs années au bord d'une rive désavantageuse. - Il n'avait plus un cheveu vaillant. - Sa voix ressemblait à s'y méprendre au sifflement triste d'une pipe qui jute. - La seule chose qui m'offusquait était que Tom Bobbins persistait à cligner de l'œil gauche, bien qu'il n'eût plus aucune espèce d'œil. Mais je me rassurais en me rappelant que mon autre ami Colliwobles, le banquier, avait coutume de donner sa parole d'honneur, bien qu'il n'en eût pas plus que Bobbins d'œil gauche. - Il mordit si heureusement une balle qui lui avait traversé la joue droite qu'il l'empêcha de trouer sa joue gauche, et se la fit monter au cerveau par le voile du palais. Le chirurgien qui constata son décès dit qu'il aurait pu avoir les dents brisées de la manière la plus désastreuse. - Un aphasique, couché au fond, répétait opiniâtrement, d'une voix (2) aiguë : Qu'il est... qu'il est... qu'il est... killé, killé, killé... » et à côté de lui une loque d'homme, à qui on venait d'ôter le voile du palais, répondait d'une voix sifflante, comme une pompe qui fuit : « Il... est... deux heures ! »- « Vous n'avez pas peur, au moins ? » dit l'Homme funèbre. » - « Pas encore ! » lui répondis-je crânement.- « Voici Le train 081, » dit-il.- « Tout à coup (c'est un mécanicien qui parle), j'entends souffler une machine sur la double voie... avec un élan subit, le train rattrapa le nôtre et roula de front avec lui. Il était tout enveloppé d'un brouillard rougeâtre. La vapeur fusait sans bruit sur le timbre. Deux hommes noirs dans la brume s'agitaient sur la plate-forme. Ils nous faisaient face et répondaient à nos gestes. Nous avions sur une ardoise le numéro du train, marqué à la craie : 180 ; - vis-à-vis de nous, à la même place, un grand tableau blanc s'étalait, avec ces chiffres en noir : 081 ! »

A ces mots, l'Homme funèbre s'approcha de moi, me passa brusquement la main dans les cheveux et me dit :

- « Je crois que ça commence : ils se dressent ! »Il acheva la terrible histoire du même ton tranquille, et, tout de suite, commença Les Sans-Gueule :

« On les ramassa tous deux, l'un à côté de l'autre, sur l'herbe brûlée... Le même fragment de tôle d'acier leur avait emporté la figure... Il ne leur restait ni nez, ni pommettes, ni lèvres, ni yeux... Ils reçurent à l'ambulance les noms de Sans-Gueule n° 1 et Sans Gueule n° 2... Un chirurgien anglais, surpris du cas, y prit intérêt, oignit les plaies, les pansa et construisit deux calottes de chair, concaves et rouges, identiquement perforées au fond, comme les fourneaux de pipes exotiques... Le choc terrible avait anéanti le sens de l'ouïe, si bien que la vie ne se manifestait an eux que par les mouvements de leurs membres, et par un double cri rauque qui giclait par intervalles entre leurs palais béants et leurs tremblants moignons de langue. Cependant ils guérirent tout deux... eurent un plaisir... : ce fut de fumer des pipes dont les tuyaux étaient tamponnés de pièces de caoutchouc ovales, pour rejoindre les bords de la plaie de leur bouche. Accroupis dans les couvertures, ils respiraient le tabac, et des jets de fumée fusaient par les orifices de leur tête : par le double trou du nez, par les puits jumeaux de leurs orbites, par les commissures des mâchoires, entre les squelettes de leurs dents. Et chaque échappement du brouillard gris qui jaillissait entre les craquelures de ces masses rouges était salué d'un rire extra-humain, gloussement de la luette qui tressaillait, tandis que leur reste de langue clapotait faiblement ! »

Comme je haletais :

- « Nous ne sommes que tous les deux, me dit l'Homme funèbre : vous pouvez hurler d'horreur, vous soulager, et reprendre des forces, car ce qui suit est plus effroyable encore. »

Il continua. Avec l'extraordinaire fin des Sans-Gueule, avec l'Homme double, l'Homme voilé, Béatrice, Lilith, Les Portes de l'opium, il me traîna jusqu'aux sommets de l'Épouvante.

- « Vous criez : Assez ! Dit-il enfin. Je pense que votre âme est pleine de trouble, jusqu'au bord, mais je veux lui rendre le calme. L'âme doit être en harmonie, une chose symétrique, équilibrée. La purgation des passions, ainsi que l'entendait Aristote, cette purification de l'âme n'était peut-être que le calme ramené dans un coeur palpitant. Je balancerais en vous la terreur par l'ironie, ensuite par la pitié. Je vous ai mené par les Portes de l'opium jusqu'au néant des excitations, maintenant considérez, les choses terribles en souriant finement. Écoutez Spiritisme et la façon de préparer quelques « colles » pour les âmes qui manqueraient de mémoire ; Sur les dents, où ces paroles du dentiste servent de refrain : « Crachez, monsieur, voici la cuvette » ; L'Homme Gras, qui devint maigre grâce à l'homme maigre devenu gras, et souleva piteusement la nappe de peau qui pendait sur ses genoux et la laissa retomber ; Le Conte des œufs accommodé à la quarante-et-unième manière pour terminer le Carême – à la manière des œufs rouges ; Un Squelette... »

- « Halte-là, s'il vous plait ! Je connais ce genre. De vieilles femmes m'ont aussi tenu dans leurs bras et les maisons hantées ne m'effraient plus. »

- « Mais non, répondit simplement l'Homme funèbre, point froissé. Ma maison à moi n'était pas un château vermoulu, perché sur une colline boisée au bord d'un précipe ténébreux. Elle n'avait pas été abandonnée depuis plusieurs siècles. Son dernier propriétaire n'était pas mort d'une manière mystérieuse. Les paysans ne se signaient pas avec effroi en passant devant. Aucune lumière blafarde ne se montrait à ses fenêtres en ruines quand le beffroi du village sonnait minuit. Les arbres du parc n'étaient pas des ifs, et les enfants peureux ne venaient pas guetter à travers les haies des formes blanches à la nuit tombante. Je n'arrivai pas dans une hôtellerie où toutes les chambres étaient retenues. L'aubergiste ne se gratta pas longtemps la tête, une chandelle à la main, et ne finit pas par me proposer, en hésitant, de me dresser un lit dans la salle basse du donjon. Il n'ajouta pas d'une mine effarée que de tous les voyageurs qui y avaient couché aucun n'était revenu pour raconter sa fin terrible. Il ne me parla pas des bruits diaboliques qu'on entendait la nuit dans le vieux manoir. Je n'éprouvai pas un sentiment intime de bravoure, qui me poussait à tenter l'aventure. Et je n'eus pas l'idée ingénieuse de me munir d'une paire de flambeaux et d'un pistolet à pierre ; je ne pris pas non plus la ferme résolution de veiller jusqu'à minuit en lisant un volume dépareillé de Swedenborg, et je ne sentis pas vers minuit moins trois un sommeil de plomb s'abattre sur mes paupières. »

Je riais, un instant ragaillardi.

- « Assez ri, dit l'Homme funèbre. Il est temps de passer, avec Le Dom, en l'autre moitié de votre cœur, de vous représenter dans les autres êtres la misère, la souffrance et la crainte. Toutes les terreurs que vous avez pu éprouver, la longue série des criminels, des gueux, les a reproduites d'âge en âge, jusqu'à nos jours, depuis la Vendeuse d'ambre jusqu'à la vision de l'échafaud futur dans Fleur de cinq pierres, jusqu'à l'échafaud lui-même dans Instantanées.

Ayant pitié de ces pauvres, tentons de récréer la société, d'en bannir toutes les terreurs par La Terreur. Oui, faisons un monde neuf ; incendions mathématiquement, raisonnons l'explosion, tuons pour le principe, soyons les homéopathes du meurtre, à moins que le regard d'un enfant... »

L'Homme funèbre cessa de se promener, s'assit, s' enfonça dans le fauteuil. Il me donna l'impression d'un magicien venu pour me tourmenter, me faire, comme il disait, hurler d'horreur, puis pleurer en abondance. Je ne voyais plus que ses yeux qui me rayaient comme vitre. J'attendais le corbeau qui devait se percher sur son épaule. Est-ce que déjà la lampe ne charbonnait pas traditionnellement, près de s'éteindre ?

- « Tout ça, dit-il enfin, c'est des bêtises. Concluons. Comment trouvez-vous mon livre ? »

- « Ah ! Dis-je, essuyant mes tempes, à mon tour, je vous tiens. »

- « Soyez franc ! »

- « Et poli. Comment terminer par quelque chose qui ronfle juste ? Si je m'écrie, vous serrant la main cordialement : « Dieu que c'est beau ! » les sots me gronderont comme un petit garçon. Dois-je dire plutôt, bon prince de critique : « Il y a des choses bien », ou : « Edgar Poe est dans nos mur », ou, comme flairant un papier brûlé : « Ce livre a passé par l'Enfer et sent le roussi ? »

- « Ami, si vous n'avez rien de gentil à me dire, taisez-vous. »

- L'impartialité, entre amis, consiste peut-être à ne jamais s'accorder de talent. Ma foi, Homme funèbre dont le nom aboie, afin de concilier la grosse et intime affection que j'ai pour votre livre avec la pudeur que je me dois, je prononcerai, non sans emphase, mais sûr de ma prophétie, que tous ceux qui doivent lire Cœur double le liront.

Jules Renard.


  1. Un vol., par Marcel Schwob, avec une préface de l'auteur (Ollendorff).

  2. A noter que Marcel Schwob à la préoccupation constante de la voix, que Théophile Gautier disait indescriptible.


La Porte Ouverte : Cœur double par Adolphe Retté


Jules Renard dans Livrenblog : Portrait par Pierre Veber, Sous-Bois, Les Lutteurs. Les Veber's. Félix Vallotton - Jules Renard. La Maîtresse. Histoires Naturelles, Bucoliques de Jules Renard par Léon Blum. François Coppée essentiel par Jules Renard. L'Ecornifleur par Willy.

Les chroniques de Jules Renard, reprisent dans Livrenblog :

Vamireh, roman des temps préhistoriques par J. H. Rosny.
Baisers d’ennemis par Hugues Rebell.
La Force des choses par Paul Margueritte.
Les Emmurés, roman par Lucien Descaves.
Bonne Dame d'Edouard Estaunié
Les Veber's
L'Astre Noir par Léon–A. Daudet.
Le Roman en France pendant le XIXe siècle par Eugène Gilbert (Plon).

Marcel Schwob dans Livrenblog : Marcel Schwob par Maurice Beaubourg. Maua, conte inédit.

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