mercredi 1 décembre 2010

Lory-Dabo : Tueur de gueuses. Extrait (3)


Feuilleton.

Confession de l'assassin (3)

IV

« Ma première victime a été Clarisse de Mortier, de son vrai nom Joséphine Pinchamp. Tout Paris se rappelle le crime de la rue de Calais. On n'a pas parlé d'autre chose pendant quinze jours. Cela m'agaçait positivement, et les hurlements des crieurs de journaux me prenaient sur les nerfs.

« C'était une bonne fille avec laquelle j'avais été fort lié plusieurs années auparavant, et que j'avais quittée parce qu'elle me trompait horriblement. Elle n'avait pas peu contribué à me ruiner ; je n'ai fait, en somme que lui reprendre ce que je lui avais trop libéralement donné... et quelque chose en plus. Je connaissais ses moindres habitudes, le chiffre de sa fortune et l'endroit qui lui tenait lieu de cachette.

« Dans mon enfance, on aimait beaucoup à me faire jouer la comédie. Cet amusement ne me plaisait qu'à moitié, quoique j'y réussisse fort bien. Aujourd'hui, je la joue tout autrement, et j'y rencontre le même succès.

« On a toujours admiré l'art prodigieux avec lequel je sais me grimer. Je change à plaisir ma voix et lui donne les intonations les plus diverses. Fusier (1) a voulu m'entendre et m'a dit en partant : « Je reviendrai, cher maître, vous prendre des leçons. » Assurément il croyait me flatter : je l'épouvanterais, si je lui disais à quoi me sert ce merveilleux talent de transformation.

« Un jour, Clarisse fut accostée au Cirque d'Eté par un spectateur d'allures très correctes, qui, de fil en aiguille, lui offrit à souper. Elle accepta de grand coeur. E, sortant du Café Anglais, son galant cavalier la ramena chez elle et la quitta à la porte, en lui laissant sa carte :

Georges Castin

« Charmée de sa discrétion, mais aussi légèrement atteinte dans sa vanité de jolie femme, Clarisse fut enchantée de le revoir quelques jours après, et lui accorda un rendez-vous pour le lendemain, chez elle, à minuit. Georges Castin fit preuve d'une exactitude militaire , et fut le plus favorisé des hommes ; décidément, Clarisse était une belle fille, et cela rappelait à son amant les heures qu'il avait passées jadis auprès d'elle, sous son vrai nom de Chambléan.

« Cette nuit-là, je me contentai de remarquer que rien n'avait changé depuis ce bon temps ; je n'étais pas dépaysé du tout, et pouvais opérer en toute assurance.

« Je le fis huit jours après.

« J'arrivai tout joyeux, très énamouré. On nous aurait pris pour deux tourtereaux.

« Au moment où, devant sa Psyché – un meuble superbe qui valait beaucoup d'argent – elle défaisait ses cheveux, je m'approchai d'elle, et, de la main gauche, lui prenant câlinement la tête, je la renversai sur mon épaule, comme pour l'embrasser. Mais au lieu du baiser auquel elle tendait les lèvres, ce fut une atroce morsure qui l'étreignit à la gorge : je lui avais planté dans le cou mon couteau

« Ce couteau est de mon invention. Une arme formidable. On ne trouverait pas son pareil. Imaginez une lame de forme triangulaire – un triangle presque équilatéral. La base a 12 centimètres ; du milieu de la base à la pointe, il y en a 13. Celle-ci est piquante comme une aiguille, et les deux tranchants ont le fil du rasoir. L'épaisseur de la lame est presque d'un centimètre au centre de la bas – duquel se détache le manche, bien en main, enroulé d'une mince cordelette, comme la poignée d'un fleuret.

« Je ne saurais mieux en comparer la forme qu'à certaines truelles de maçons.

« J'ai fait fabriquer ce poignard à Sheffield, étant allé moi-même en Angleterre, sous un faux nom, pour le commander. J'avais longuement réfléchi au mode d'exécution de mes sinistres desseins, et l'égorgement m'avait paru le plus rationnel, parce que, s'il est prestement exécuté, la victime est réduite au silence. La difficulté consistait à tuer d'une sele fois : je n'étais pas alors très expert en la matière, et je craignais, avec une lame ordinaire, de ne pas expédier les malheureuses assez vite. Grâce à celle-ci, je n'ai qu'à donner un coup violent au creux de la gorge, et, par la force acquise, les deux tranchants sectionnent les chairs – y entrant comme un coin – et coupent, dans la même seconde, les deux carotides. En même temps, naturellement, la pointe pénètre, et s'enfonçant dans le larynx, empêche le sujet de proférer aucun son.

« Les médecins-légistes qui ont examiné le cadavre de Clarisse – et des autres – se sont en vain mis la cervelle à la torture pour expliquer la section absolument nette du cou. Ils en ont été réduits à parler d'une grande sûreté de main, d'une habitude prolongée. Pourtant, il est bien certain qu'avant de frapper Clarisse, je m'étais seulement exercé sur ces têtes en carton qu'on voit chez les modistes.

« J'en parle aujourd'hui avec indifférence – l'indifférence de l'équarrisseur ou du chirurgien, - mais je ne tiens pas cependant à refaire passer trop longtemps devant mes yeux, le spectacle de ce premier crime.

« Ma main n'avait pas tremblé ; mais aussitôt le coup porté, une terreur folle m'envahit. Clarisse n'était pas tombée ; un soubresaut convulsif l'avait arrachée à mon étreinte, et elle marchait par la chambre, toute droite, les bras en avant, le coutelas planté dans la gorge. Je vois encore l'effrayante grimace de son visage : les yeux retournés, la bouche écumante, livide, se tordant pour crier et n'arrivant qu'à produire un sifflement qui s'échappait de la plaie béante du cou, avec des bouillonnements de sang. Elle fit cinq pas l'un sur l'autre, et s'abattit, à la renverse, sur le lit : elle était morte.

« Quant à moi, j'étais à l'autre bout de la pièce, pris d'un irrésistible frisson. Je voulais fuir ; heureusement je ne le pouvais pas. Je voulais avancer : mais ce cadavre était là qui me fixait avec ses yeux glauques, et je restais cloué au sol. Cette angoisse dura plusieurs minutes – une éternité. Il fallait en finir. Je rassemblai tout mon courage et à reculons, tâtonnant, j'allait vers le lit, courbé sous ce regard de la morte, qui me pénétrait jusqu'aux moëlles et que je sentais me suivre dans tous mes mouvements ; là je saisis un oreiller et le plaquai, d'un geste enragé, sur la face.

« Alors débarrassé de l'obsession de ces yeux, je recouvrai mon sang froid. J'eus encore une émotion terrible ; ce fut quand je retirais le couteau.

« Je tremblais comme un enfant ; et pas un muscle n'avait tressailli en moi, quand je l'avais enfoncé !

Je l'essuyai soigneusement ; je réparai le désordre de ma toilette, fis disparaître le sang dont j'étais souillé, et procédai à l'enlèvement des bijoux et des valeurs. Je m'assurai enfin, que je n'oubliais rien qui put compromettre Georges Castin, et je sortis sans oser regarder en arrière.

« Il était une heure du matin ; à deux heures, Guy de Chambléan conduisait le cotillon chez Mme des Bellefeuilles. Il fut très brillant.

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« Le lendemain, j'étais un peu nerveux.

« Je m'appliquai de toutes mes forces à réagir. En somme, la chose était faite ; il n'y avait plus à y revenir ; il fallait en accepter toutes les conséquences et parer à toute éventualité. J'avais besoin de tout mon calme.

« Le surlendemain, les journaux du matin annonçaient le crime de la rue de Calais. Leurs colonnes en étaient remplies. C'était le moment psychologique : je devais faire abstraction complète de mes nerfs.

« On ne saurait croire comme les fantaisies de MM. Les reporters me le facilitèrent. Seul, j'étais à même de relever les inexactitudes et les sottises de leur compte-rendus ; tel racontar que le public acceptait bon jeu bon argent, me faisait rire par son enfantillage ; tel détail dont je connaissais la niaiserie me mettait en gaieté. Je me pris à démêler dans tous ces récits, le vrai du faux, et j'en arrivai presque à oublier que j'étais le misérable auteur de cet assassinat retentissant ; je jugeais la chose de haut, en spectateur, en philosophe.

« Les journaux m'ont rendu bien des services : ils me tenaient rigoureusement au courant des moindres faits et gestes du parquet. Leurs informations étaient souvent contradictoires, mais en les comparant je reconnaissais sans peine celles auxquelles il convenait d'ajouter foi. Elles m'étaient infiniment précieuses pour établir de toutes pièces un système de défense inattaquable, pour le cas où je serais contraint de me défendre.

« A ce sujet, ma conviction était profonde : il était impossible que je le fusse. Mais si je n'avais pas fait entrer cette éventualité dans mes calculs, si je n'avais pas prévu l'impossibilité même, mon œuvre n'eût pas été complète : mon crime n'eût pas été un beau crime.

« C'est la presse qui m'apprit l'intéressante découverte d'une carte de visite au nom de Georges Castin, et qui portait ces mots : « A ce soir ; c'est entendu. Jeudi matin. » Je jurai intérieurement, Morbleu ! J'avais besoin de me perfectionner. Pour mes débuts, j'avais laissé quelque chose de dangereux après moi.

« Mon émoi fut de courte durée. Toute la police de sûreté fut lancée à la poursuite de ce Georges Castin dont plusieurs personnes avait donné un signalement assez exact – chose rare et presque incroyable. Il est vrai qu'il n'avait pas eu peur – au contraire de se montrer en public avec Mme de Mortier.

« On signala sa présence dans tous les coins de la France. Une dépêche d'Orléans annonça qu'on l'avait vu cheminer dans les environs de Chevilly, portant sur l'épaule une malle ayant appartenu à la victime. L'individu venait de Paris, à pied, fort bien habillé du reste, avec ce bagage incommode. Un journal local publia de longues tartines sur ce canard gigantesque, auquel les confrères parisiens donnèrent une hospitalité généreuse. Par contre, la municipalité de Chevilly ne fut pas capable de mettre la main sur le mystérieux voyageur. On ne retrouva jamais ni lui ni la malle.

« On le vit aussi à Toulouse, à Narbonne, à Melun. Il ne faisait doute pour personne qu'on l'eût rencontré sur la route de Roubaix à Lille. Mais nulle part on ne parvint à le pincer : c'était le vagabond-fantôme.

« Le chef de la sûreté, ce pauvre Maylarjan, - mon meilleur ami et mon seul soutient – n'en revenait pas. Il se consolait de ses mésaventures en pensant à celles des autres.

« Cela ne m'étonnait en rien qu'on découvrit tant de Georges Castin. Je m'étais naturellement « fait la tête » d'un monsieur rencontré quelque part, et j'avais même poussé la précaution jusqu'à donner à ma physionomie certains traits assez répandus, - grâce auxquels, devant un individu, qu'on n'a jamais vu, l'on s'écrie : « Tiens ! Je connais cette figure là ! » Ainsi, le nombre est très grand des gens qui ont le faciès du mouton.

« Je suis toujours resté fidèle à ce système. La police se lance incontinent sur une piste, puis sur une seconde, bref une infinité d'autres, toutes plus fausses que la première. Maylarjan est dans la joie de son cœur : il tient l'assassin ; il l'a au bout des doigts ; il fait annoncer son arrestation pour le soir ; quelquefois elle a au lieu, et l'on se trouve avoir mis la main sur un bon bourgeois qui depuis dix ans ne s'est jamais couché plus tard que neuf heures.

« C'est très gai.

« Je m'amusais beaucoup de cet affolement, qui dura longtemps. Près de trois mois plus tard, on arrêtait encore à Soissons un Georges Castin. Il n'eut pas de peine à prouver qu'il s'appelait Pitanchard, qu'il exerçait l'honorable profession de bonnetier, et qu'il n'était pas retourné à Paris depuis l'Exposition.

« Le vrai Georges Castin – qui lui-même était faux – se garda bien de jamais reparaître ; et en ce moment, il se verse, à la santé de M. Maylarjan, un verre de délicieuse fine champagne.

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« Deux mois après le crime, à Cologne, un vieux juif polonais, Isaïe Mommsoff, entrait dans la boutique de Moses Frucht, un coreligionnaire peu scrupuleux et lui vendait à très bon compte une quantité de bijoux et de pierreries. Moses frucht à déserti les pierres précieuses, et mis les montures à la fonte. Il en a retiré un assez joli bénéfice.

« Isaïe Mommsoff, le vieux juif polonais, c'était moi.

« Je suis, depuis lors, toujours resté avec ce bon Moses Frucht en excellentes « relations d'affaires. »

Lory-Dabo : Tueur de gueuses. (Piaget, 1887)

(1) Le comédien Léon Fusier (1851-1901), père de Jeanne Fusier-Gir.


Confession de l'assassin (1). (2). La Tuerie de l'Avenue Montaigne (1).

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