lundi 6 décembre 2010

Lory-Dabo : Tueur de gueuses. Extrait (4)



La Tuerie de l'avenue Montaigne

Chapitre premier

68, avenue Montaigne


C'était, tout au bout de l'avenue Montaigne, un petit hôtel discret qu'on aurait pu croire inhabité, si parfois la porte cochère ne s'était ouverte pour laisser passer un coupé sombre et bas, attelé d'un robuste trotteur normand.

Les fenêtres toujours closes le jour, ne laissaient même pas filtrer pendant la nuit un rayon de lumière. Jamais un bruit derrière ces murs ; et le passant qui jetait un regard distrait sur l'hôtel, pensait qu'il devait renfermer quelque grand remords ou quelque grande douleur.

Le 3 janvier 1887, vers trois heures de l'après-midi, un fiacre s'arrêta en face de la maison dont nous venons d'esquisser la physionomie et qui portait le n° 68. Un jeune homme sauta vivement en bas de la victoria, paya le cocher et franchit le large trottoir qui le séparait de l'hôtel.

Le visiteur pouvait avoir de vingt-cinq à trente ans. C'était un fort beau garçon, vêtu avec la dernière élégance. Blond, mais d'un blond doré qui allait bien à ses yeux gris très gais, la moustache follement relevée, une petite barbiche en pointe, de belles dents, un joli pied, une main parfaite, notre homme semblait tout à fait content de lui, et il faut avouer que les regards des femmes n'étaient pas pour le faire changer d'opinion.

Arrivé près de la porte, il sonna et attendit.

Presque aussitôt le sourd battant s'entr'ouvrait, et le personnage que nous venons de mettre en scène pénétrait dans l'hôtel.

A droite se trouvait la loge du concierge ; à gauche se dessinait la haute porte vitrée de l'escalier. Tout au bout de la voûte, on apercevait une petite cour où s'élevaient deux bâtiments construits en briques : probablement les écuries et les remises.

Aussitôt entré, le jeune homme se trouva nez à nez avec une concierge d'aspect assez rébarbatif. C'était une grande femme sèche, osseuse, l'œil dur et la bouche mauvaise.

Elle prit cependant un air gracieux pour dire au visiteur :

- Vous demandez, Monsieur ?...

- Madame Honoré, répondit le jeune homme.

- C'est bien. Si monsieur veut me donner sa carte...

- Voici.

D'un seul coup d'œil, en femme exercée, la concierge lut :


Gaston Cardas

(De la part du prince Alexis Tropoff)


La vieille alors ébaucha un sourire, ce qui la rendit plus raide, et s'adressant à M. Cardas :

- Si Monsieur veut bien monter...

Et sans attendre la réponse, elle prit les devants, ouvrit la porte et commença de gravir l'escalier.

Gaston Cardas la suivit.

Arrivée au premier, la concierge ouvrit une porte en s'effaçant :

- si Monsieur veut bien attendre, dit-elle, je vais prévenir Madame.

Et la porte se referma.

Resté seul, le jeune homme eut tout le loisir d'examiner la pièce où il se trouvait.

C'était un petit salon meublé richement, mais avec un mauvais goût déplorable. Cardas ne put s'empêcher de sourire en remarquant sur la cheminée, à côté d'une délicieuse pendule Louis XV, deux horribles candélabres qui auraient fait la joie d'une portière ou d'un épicier.

Aux murs, quelques tableaux médiocres, entourés de cadres surchargés d'or et de moulures. Dans un coin, bien dans l'ombre, il y avait portant une jolie gravure, assez polissonne, de Moreau le jeune.

Cardas en était là de son examen quand le bruit d'une porte qu'on fermait le fit retourner.

Une femme s'avança cerslui, disant :

- M. Cardas, n'est-ce pas ?

- Oui, Madame, répondit le jeune homme, en s'inclinant légèrement.

- De la part du prince Tropoff ?

- Oui, Madame.

Alors il y eut un silence d'une minute pendant lequel les deux personnages se considérèrent avec soin.

La nouvelle venue approchait de cet âge si redouté des femmes, qu'elles veulent toujours avoir trente-neuf ans dès qu'elles l'ont atteint. Belle encore, mais un peu grasse, elle avait pourtant une expression de physionomie qui indisposait contre elle au premier abord.

Les yeux noirs étaient fort beaux, mais gardaient au fond des prunelles une expression sournoise ; le front blanc et poli fuyait d'une incroyable façon ; mais cette imperfection était corrigée par un entassement de frisons châtains qui empêchaient de suivre la ligne oblique du crâne ; la bouche bien dessinée était mince et dure, mais, par un contraste bizarre, la mâchoire presque trop forte indiquait des appétits sensuels.

Madame Honoré était vêtue d'une très simple robe de laine noire qui la drapait bien et déguisait adroitement l'ampleur un peu trop considérable de ses formes. Ce fut elle qui la première rompit le silence.

- Asseyez-vous, Monsieur, dit-elle en désignant au jeune homme un sopha où elle s'assit elle-même.

Puis, quand Cardas fut placé :

- Voyons, Monsieur, que puis-je pour vous être agréable ?

Gaston Cardas semblait, depuis l'entrée de Madame Honoré, en proie à une émotion profonde. Il ne répondit pas tout de suite à la question posée, prit un temps, puis, d'une voix lente il articula :

- Comme vous êtes belle !

Malgré l'épaisse couche de veloutine qui les couvrait, les joues de Madame Honoré se rosèrent et son corsage se souleva plus vite.

Elle eut un sourire et répondit en minaudant :

- Mais, cher Monsieur, il ne s'agit pas de moi ; je suis une vielle femme, et un beau garçon comme vous doit réserver ses compliments pour les jeunes et les jolies.

Cardas ne dit rien, mais continua de la regarder ardemment.

Elle poursuivit :

- Laissons donc de côté ma pauvre personne, et occupons-nous de vous. Vous venez de la part du prince Tropoff ; vous êtes donc pour moi d'avance un ami. Parlez, je suis tout à votre service.

Cardas reprit plus bas encore :

- Comme vous êtes belle !

Madame Honoré eut un tressaillement et ses yeux flambèrent une seconde.

Mais elle se remit très vite et continua d'un ton enjoué :

- Assez de folies... Et maintenant, puisque vous ne voulez pas encore me dire le but de votre visite, ayez au moins la bonté de me donner quelques renseignements sur votre personne...

Gaston Cardas sembla faire un violent effort sur lui-même pour chasser la pensée qui l'obsédait et s'inclinant, il dit à Madame Honoré avec un léger accent méridional :

- Je vous demande tout d'abord pardon, Madame, de la façon étrange dont je viens de répondre à toutes vos questions, mais je n'ai pas été maître de moi.

Madame Honoré soupira et il poursuivit :

- Je m'appelle Gaston Cardas et je suis Bordelais. Mon père, un riche armateur de Bordeaux, à la suite de certaines fredaines un peu trop retentissantes, vient de m'envoyer à Paris où nous avons quelques amis. J'ai rencontré aux courses, l'autre jour, le comte Tropoff, qui connaît mon père depuis longtemps. Il m'a parlé de vous, je suis venu, et – vous allez rire – à peine entré, me voilà amoureux...

Il dit cela avec une voix un peu altérée, et se tut.

Madame Honoré était plus émue qu'elle ne voulait de paraître :

- Vous êtes étonnant, en vérité ; car si l'on est fort amoureux dans cette maison, on l'est rarement de moi. Allons, parlons sérieusement : je parie que vous êtes venu ici ayant en vue une petite femme. De qui s'agit-il ? Est-ce de la brune Nini Tontin, la maîtresse de cet imbécile de Verneuil ou bien de l'amie très intime de Nini, la mignonne Loulou Nichon ? Auriez-vous par hasard un caprice pour la diva à la mode, Irma Peraldi... enfin parlez, dites... qui voulez-vous ?...

- Toi ! Rugit Cardas en se jetant brusquement sur elle et, avant que la femme ait pu faire un geste, le jeune homme l'enserrait déjà de ses bras et tordait ses lèvres sur la bouche trop rouge de la vieille garde.

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