Lettre de Henry Bataille à Alfred Vallette
Mon cher ami[suit, d'une encre différente, une ligne (?), pour Rachilde]
Si je l'ai oublié voulez vous faire remettre un exemplaire de Ton Sang (1) à Mr Pioch de ma part, avec le regret de ne pouvoir apposer de dédicace.Est-ce-que le Masque de Gourmont est supprimé tout à fait ou simplement ajourné ? (2)Envoyez moi le prochain Mercure à Grasse Hôtel du Commerce svp ?
Merci, et amitiés sincères de votre
Henry Bataille
(1) Ton sang, tragédie contemporaine en 4 actes, précédé de La Lépreuse, fut publié par le Mercure de France en 1898.
(2) Le "masque" d'Henry Bataille, par Remy de Gourmont, figure dans le IIe Livre des Masques, publié en 1898 au Mercure de France.
(2) Le "masque" d'Henry Bataille, par Remy de Gourmont, figure dans le IIe Livre des Masques, publié en 1898 au Mercure de France.
LA DOULEUR MODERNE
La Douleur nous l'avons tous heurtée sans le savoir.
On disait qu'elle était dans la foule vaguement.
C'est une femme comme les autres, en noir,
Très difficile à distinguer. et l'on sait seulement
Qu'elle porte à la main un grand sac de voyage,
Et qu'elle est pauvre, et qu'elle a dû être jolie.
Et, vous voyez, c'est un signalement bien vague,
Qui lui prête avec nous une ressemblance infinie.
Nous l'avons tous heurtée, nous avons dit pardon,
Et très mélancolique elle nous a souri.
Il semble bien qu'on l'aie déjà rencontrée. Mais, songe-t-on,
Les visages sont si semblables dans la vie !...O la douleur, la grande douleur d'aujourd'hui !
Elle s'endort à la lueur lugubre des wagons,
Et plaque ses yeux lourds à la portière ouverte,
Silencieuse et machinale où nous allons, où nous a11ons...
L'odeur des châtaigniers et de la plaine verte
Entre, siffle et retombe aux côtés de la voie.
Loin des beaux peupliers qui demeurent là-bas,
Elle se laisse aller, les épaules collées
A la douceur de ce qui l'emporte...
Et quand la nuit est bien définitive ou par trop forte,
On voit son œil ouvert qui regarde.
Elle veille. Elle écoute au dehors s'épandre
Ou rétrécir le silence des trains qui partent et repartent,
Égrenant les arrêts immobiles, si tendres
Aux âmes ralenties qui prennent du retard...
Elle dérange des détresses dans la nuit,
Elle passe sur des blessures qui crient
Éperdument dehors au passage... Elle fuit !
Et l'on sent s'effeuiller les roses de la gare...
Douleur, l'azur t'attend à l'arrivée du train,
Douleur, l'azur te fuit à tout débarcadère !
Descend, regarde, hésite, et puis cherche une main,
Et puis, sans la trouver, espère toute la terre !...
Tu t'assiéras, le soir, aux vieilles tables d'hôte,
Où se rencontrent toutes les douleurs en voyage,
Et tous les cœurs finis que le bon Dieu ballotte,
Où tous les gens, au calme, las et sages,
Interrompent leur souffrance pour manger le bouillon...
Ils se regardent un instant avec de grands yeux bons,
Puis s'en vont à jamais au fond des corridors...
Et tu repartiras, la vieille ! Marche encore !
La pluie recoulera aux vitres des berlines,
Tes mains y essuieront la buée matinale...
Et la plainte que tu retiens dans ta poitrine,
La plainte sur laquelle tu as croisé ton châle,
Si maigrement blottie au creux des couvertures,
Ah! comme elle serait plus grande et désolée,
Si tu pouvais encore crier, que le bruit,
Vers la fuite, des voituriers de nuit
Qui vont claquer le fouet dans l'écho des vallées !
Douleur n'étais-tu pas dans le train qui s'en va ?
Les enfants immobiles et graves de leur seuil
Ont vu à la portière périr ton geste vague,...
Comme eux je veux, de loin, que mon cœur se recueille,
Et j'écouterai mieux le train qui va passer.
Marche ! mon cœur te suit. Marchez les Solitudes,
De toute, toute votre force d'infini !
C'est une liberté souveraine et chérie
Que celle qui nous fait voyager avec vous!
Chères infortunées si lasses, si blêmies,
Hors du temps, hors du sol, sans bouger, mains pendantes,
Vous dont toute la vie suit avec les bagages,
Et que berce, bordé journellement d'aube rafraîchissante,
Le grand sommeil inconsolable des voyages !
Henry Bataille (1872-1922). Poète, auteur dramatique et dessinateur.
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