lundi 1 février 2010

Remy de Gourmont, Histoires hétéroclites, Esthétique de la langue française par Alcanter de Brahm



A l'occasion de la parution d'Histoires hétéroclites de Remy de Gourmont par Les âmes d'Atala (1), et avant d'en reparler plus complétement, je donne l'article d'Alcanter de Brahm, sur l'Esthétique de la langue française, paru dans la Critique, numéro 115, du 5 décembre 1899.

(1) Histoires hétéroclites, recueillies par Christian Buat & Mikaël Lugan, postface de Mikaël Lugan, Les Ames d'Atala, 2009. Se commande pour la très-modique somme de 5 euros (ou plus pour soutenir cette vaillante maison d'édition). Chèque à l'ordre des Âmes d'Atala, porte cochère bleue, 82, rue Colbert, 59000 Lille).


L'Esthétique de la langue française

Voici venu le livre grâce auquel se pourra pressentir l'âme des mots, connaître leur beauté physique, leur représentativité essentielle.
Vêtir une idée d'antan dans un manteau neuf, aussi bien que recouvrir une conception originale d'un tissu de mots que signale seule sa modestie d'apparence ; se réaliser par une expression de pensée originale, soit par le fond, soit par la forme d'expression, c'est s'attirer invariablement le mépris des médiocres.
Ils ne pardonnent pas à ceux de ce temps les hardiesses qu'ils admirent et salissent de leurs
commentaires élogieux chez un La Bruyère, un Diderot ou un Renan.
Et s'ils fulminent contre l'incompréhension dont ils excipent devant le symbole de Villiers ou de Mallarmé, ils feuillettent distraits le livre de Baudelaire ou de Laforgue ; ils se refusent à croire que d'aucuns privilégiés les puissent lire autrement qu'eux-mêmes les ont-lus, c'est-à-dire parcourus des yeux, à la façon de tout le monde. Un petit nombre, noter médiocres, tout en percevant l'occluse ironie du Mannequin d'Osier, ou des Moralités légendaires, reprocherons à Huysmans, voire à Péladan, d'adorner leur langue d'un coloris inattendu. Ce qu'ils ne comprennent point leur semble devoir s'affirmer hiéroglyphe pour tous.
Leur sens artistique se révèle par ainsi limité au seul bon sens, avec lequel ils sont eux-mêmes en désaccord, du fait de leur propre intolérance.
Il en est de certains écrivains comme des artistes pour lesquels les limites d'une règle rigoureuse semblent trop augustes au besoin d'expansion de leur enthousiasme d'art.
Violemment ils les brisent, et l'énormité soudaine de leurs brusques écarts, de leurs avant-sauts désordonnés provoque l'épouvante.
C'est cependant à de tels phénomènes que se doit la fixation même des langues. Naïves à l'origine, empreintes de la puérilité des peuples enfantins, elles sont tout à coup transformées par des athlètes de la pensée qui arrachent le secret des œuvres du passé ou des arts exotiques contemporains, et l'adaptent au génie de leur propre langue.
Ainsi des grands Tragiques, de Hugo et des Contemporains célèbres.
M. Remy de Gourmont étudie avec une connaissance profonde de notre philologie l'origine des mots, et leur triple formation tantôt populaire, tantôt savante, tantôt d'exotisme importé. Étant donné que l'âme naïve d'un peuple ne peut créer le plus souvent que des mots en harmonie avec les objets qu'ils représentent, il exprime une préférence justifiée à l'égard du vocabulaire des métiers, et par contre une répulsion profonde pour l'invasion pédantesque des mots effrayants que nous imposent les sociétés savantes et les industriels poseurs.
C'est une façon ingénieuse et louable pour l'écrivain de nous montrer les inconvénients de l'instruction vulgarisée sans souci du goût, au moyen de laquelle nous devons au premier pharmacien, au premier épicier venu, la création de mots stupides destinés à désigner les produits de leur invention.
Les mots d'origine étrangère, que l'esprit simiesque de nos contemporains nous rapporte d'outre mer et d'outre frontière, apparaissent également fâcheux, sous leur manteau barbare. Il convient que ces mots-là se résignent, dit l'auteur, à vêtir le costume des fils du peuple dans lequel ils se sont introduits.
Ce peu d'enthousiasme pour le néologisme exotique est d'autant mieux justifié que la plupart des mots anglais, italiens ou allemands ainsi adoptés depuis plus d'un siècle, ne paraissent pas répondre à un besoin bien évident, et qu'il y aurait une recherche beaucoup plus intéressante à accomplir à ce sujet pour les esprits polyglottes.
Elle consisterait à inventorier et retenir dans toutes les langues principales de l'humanité les mots dont la sonorité donnerait une image parfaitement en harmonie avec l'objet qu'ils représentent, avec l'idée qu'ils veulent exprimer ; puis à adapter ces mots à notre langue, au lieu et place de ceux qui exprimeraient imparfaitement le même objet, la même idée. La coutume populaire en les naturalisant peu à peu ferait le reste, et la langue française serait par ainsi véritablement enrichie.
Sur l'orthographe, au sujet de laquelle les impuissants de la pédagogie se montrèrent toujours intraitables, M. de Gourmont affirme une réelle indulgence. Il n'est pas besoin en effet de connaître les innombrables exceptions de nos quelques règles grammaticales pour exprimer une âme personnelle, et un style particulier. Les délicates et naïves poésies et chansons populaires de nos paysans, en sont la meilleure preuve.
Ce qu'il importe, tout en diminuant les inutiles redoublements de consonnes, les complications superfétatoires dont notre linguistique est remplie, c'est de conserver aux mots leurs sens traditionnel, leur filiation, en évitant tout excès de licence.
Enfin répondant victorieusement à la thèse fallacieuse de Jules Lemaitre soutenue en faveur de l'étude des langues modernes dans les collèges au détriment des langues mortes, l'auteur nous met en garde contre l'avenir, et prévient nos contemporains trop soucieux de la prépondérance commerciale de la France en Europe, du danger qui se précise à germaniser et à britanniser nos génitures, en rappelant l'exemple des Celtes apprenant le latin après la conquête, absolument dans le même esprit de commercialité, et laissant s'annihiler les vestiges de leur langue maternelle.
De succulents chapitres, où se révèlent l'écriture et la pensée artistes, sont consacrés au Vers libre cette poétique et superbe manifestation de notre libertarisme d'idée, devant laquelle reculèrent les génies de ce siècle, au Vers populaire dont l'apologie se rehausse de touchantes citations.
Et l'ouvrage se referme sur une magistrale satire du cliché littéraire, anéantissant à elle seule toute la horde des microbes dangereux qui répandent sur les lettres françaises un double fléau ; car ils détruisent la beauté des œuvres de ceux qu'ils imitent, en tuant notre admiration par le redoublement perpétuel des formes d'art qui la justifient, et ils stérilisent en même temps notre intelligence en nous imposant les clichés, les négatifs qu'ils ont indûment dérobés.
Le livre de M. Remy de Gourmont est animé de cet esprit critique de belle tenue dont on peut espérer, en vue de purifier notre littérature du reliquat de ces grimauds plagiaires et parasites qui la compromettent et l'exploitent ouvertement en bandes organisées, dans un but mercantile.

Alcanter de Brahm.



Alcanter de Brahm vs Gourmont. L'un comprend, l'autre pas.

Alcanter de Brahm
dans Livrenblog : Alcanter de Brahm La Critique. Une enquête sur le droit à la critique. 1896. Emile Straus par Alcanter de Brahm. Alcanter de Brahm au Chat Noir.

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