mercredi 6 avril 2011

Jules Renard / F. Vallotton : Au Voleur !



Au Voleur !

Fantaisie par MM. F. Vallotton et Jules Renard


I. - Qu'y a-t-il ? Rien. C'est Cham qui s'amuse encore à jouer au voleur.
Voici comme il procède d'habitude. Il cherche une rue presque déserte, où il n'aura que plus de mérite, et s'y promène, l'air louche. Les commerçants le surveillent derrière leurs comptoirs. Cham s'approche d'une boutique, regarde à l'intérieur, et brusquement se sauve. Si ça ne prend pas, il choisit un autre étalage et cette fois il gratte la vitrine. Un chien s'élance à sa poursuite. Cham se laisse mordiller les talons. Un gamin se précipite, sa chevelure de pointes en avant. Il court plutôt après le chien qu'après l'homme. Cham ralenti, désappointé. Heureusement un garçon boucher qui baillait fonce sur lui, crie à l'aide, et aussitôt toute la boucherie donne. Puis les comestibles voisins s'ébranlent, puis le mercier, le grainetier, à la bonne heure ! Et le premier sergent de ville au loin paraît.
- Il m'en faut trois, se dit Cham.
Par de vifs crochets, il échappe, se faufile et d'un coup d'oeil s'assure que la meute augmente à ses trousses. Un fiacre se met à galoper, tandis que deux ouvriers sans travail piquent un pas gymnastique dans ses roues, comme si le cocher les appelait pour décharger une malle.
- Il ne me manque que le marchand de vins, se dit Cham.
Précisément le voilà qui lui barre la route avec son tablier.
Encore quelques curieux aux fenêtres et c'est complet. Cham s'arrête net et les trois sergents de ville le saisissent, l'un après l'autre, avec autorité.


II - On l'emmène. C'est un voleur, dit la boucherie ; un anarchiste, disent les comestibles. Les derniers, ceux de la queue, gesticulent qu'il a bel et bien assassiné et leurs doigts s'écartent d'horreur, car la victime laisse six enfants. Mais ce vieux monsieur préférerait que ce fût un viol, et cette grosse dame effarée tâte son porte-monnaie et ne comprend rien.
- Ça ne me regarde pas, on vous tient, mon gaillard, dit l'agent le moins essoufflé.
- Je vois, dit Cham, que désirez-vous ?
- La paix, d'abord.
- C'est votre devoir, dit Cham, et vous seriez très aimable de me laisser tranquille.
- Je connais mon service, l'ami, et vous couriez trop drû, pour qu'on vous reperde.
- Ça réchauffe de courir, dit Cham. J'avais froid, je me sens mieux, merci, au revoir.
- Assez de malice, s'il vous plait, dit l'agent, vous expliquerez votre affaire au commissariat.
- Ne pourriez-vous pas l'arranger sans moi, dit Cham, je dîne en ville ce soir et vous me mettriez en retard. Ou donnez-moi de quoi écrire, ou lâchez-moi, au nom du Roi.
- Des menaces, dit l'agent, tâchez de vous taire et de marcher plus droit que ça au poste.
- Soit, dit Cham, mais je vous préviens poliment qu'il y a erreur et que je ne suis pas la personne que vous cherchez ?
Et comme l'agent dédaigne de lui répondre, Cham méprise la foule qui le hue, et il triomphe silencieusement d'avoir bien joué au voleur, comme quand il était tout petit, pas plus haut que ça.

Le Rire, n° 19, 16 mars 1895.


Les chroniques de Jules Renard, reprisent sur Livrenblog :

Vamireh, roman des temps préhistoriques par J. H. Rosny (« Les Livres » Mercure de France N° 28 d'Avril 1892)
Baisers d’ennemis par Hugues Rebell (« Les Livres » Mercure de France N° 33 septembre 1892)
La Force des choses par Paul Margueritte (« Les Livres » Mercure de France N° 18 Juin 1891)
Les Emmurés, roman par Lucien Descaves (« Les Livres » Mercure de France, Janvier 1895)
Bonne Dame d'Edouard Estaunié (« Les Livres » Mercure de France, janvier 1892)
Les Veber's (« Les Livres » Mercure de France, octobre 1895)
L'Astre Noir par Léon–A. Daudet ("Les Livres" Mercure de France, janvier 1894)
Le Roman en France pendant le XIXe siècle par Eugène Gilbert (Plon). ("Les Livres" Mercure de France, février 1896)


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