mercredi 6 avril 2011

Gramadoch et Jules Renard : Au Théâtre.



Au Théâtre

Fantaisie par Gramadoch et Jules Renard

(ceux qui écoutent)

Avec sa chevelure de mouron pour les petits oiseaux, Paul n'est qu'un sentimental. Louise dit volontiers, dans la vie, « qu'on ne la lui fait pas », mais, au théâtre, elle croit que tout arrive.
Elle dîne à peine, et vient de bonne heure.
Elle s'installe, occupe, sans gêne, la place nécessaire aux édredons de ses manches, et, les coudes sur le velours, elle attend.
Si Paul, par un reste d'ironie masculine, veut plaisanter, elle lui dit :
- Fiche-moi la paix.
Les portières claquantes, les gens en retard, les ouvreuses, bavardes comme des nonnes, l'agacent.
Bien que le drame la rende malade, elle le préfère à la comédie.
Et ce soir, c'est palpitant ! A chaque scène, l'orpheline tombe dans une nouvelle embûche.
Paul tache de serrer les lèvres. Elles remuent, comme travaillées par des insectes. Son monocle se trouble, plus inutile que le verre d'une montre qui cesse de marquer l'heure.
Et Louise peu à peu se remue tout entière. L'émotion lui bouche la gorge. D'abord le papillon prisonnier de ses cheveux tremble doucement. Puis il s'excite, et, quand l'orpheline au désespoir crie qu'elle veut mourir, il bat des ailes, affolé, sur un ruisseau de larmes.


(Ceux qui n'écoutent pas)

Elle. - Comment voulez-vous que j'écoute cette niaiserie, vicomte ? Ces petits auteurs ne connaissent pas le coeur humain.
Lui. - Vous dites vrai, baronne, on ne connait le coeur humain que dans notre monde où les femmes savent si bien se décolleter que leur coeur se voit presque.
Elle. - Vous avez de l'esprit, vicomte ; vous devriez faire du théâtre, afin de montrer à ces gens-là la manière de s'y prendre.
Lui. - Hé ! Hé ! Baronne, je m'y mettrai peut-être ; j'ai de l'imagination. Ainsi, devinez mon rêve de cette nuit.
Elle. - Mais je pense que vous rêviez de moi.
Lui. - Non, baronne, vous étiez trop près. Je rêvais que j'avais mal aux dents. Précisément, il m'était arrivé le soir même, de manger la soupe et le boeuf chez un ami de moeurs simples. C'est bon, baronne, du bon boeuf nature qui rappelle la campagne. Or, imaginez que, dans mon rêve, il me restait du boeuf entre les dents.
Elle. - Sale !
Lui. - Attendez. D'abord, j'en tire un fil, puis un écheveau, puis une livre, puis une brouettée, puis un plein chariot. Oui, baronne, je tire de ma bouche, un plein chariot de boeuf. Hein ! Croyez-vous que je l'ai, la bosse du théâtre ! Serait-il assez réussi comme ballet-féerie, mon chariot de boeuf bouilli ?
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Voix d'en haut. - A la porte, l'idiot synthétique !
Elle. - Ça, c'est pour vous, vicomte.
Voix d'en bas. - Silence, dehors, la sarigue froide !
Lui. - Et ça, pour vous, baronne ?

Jules Renard.
Le Rire, n° 24, 20 avril 1895


Les chroniques de Jules Renard, reprisent sur Livrenblog :

Vamireh, roman des temps préhistoriques par J. H. Rosny (« Les Livres » Mercure de France N° 28 d'Avril 1892)
Baisers d’ennemis par Hugues Rebell (« Les Livres » Mercure de France N° 33 septembre 1892)
La Force des choses par Paul Margueritte (« Les Livres » Mercure de France N° 18 Juin 1891)
Les Emmurés, roman par Lucien Descaves (« Les Livres » Mercure de France, Janvier 1895)
Bonne Dame d'Edouard Estaunié (« Les Livres » Mercure de France, janvier 1892)
Les Veber's (« Les Livres » Mercure de France, octobre 1895)
L'Astre Noir par Léon–A. Daudet ("Les Livres" Mercure de France, janvier 1894)
Le Roman en France pendant le XIXe siècle par Eugène Gilbert (Plon). ("Les Livres" Mercure de France, février 1896)

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