jeudi 28 avril 2011

Jules Renard dans Le Canard Sauvage




Jules Renard

dans le Canard Sauvage


Au Théâtre

Cette pièce, qui n'a pas eu de succès, me charme. Dans la salle, presque personne. Nous aurions l'air d'être entre intimes, si tous ces fauteuils vides ne nous séparaient. C'est une pièce que j'aime entendre, accoudé sur le bras du fauteuil voisin. Je passe une bonne soirée de rêverie, et par discrétion je ne veux pas dire à quelle pièce, puisqu'elle n'a point de succès.

Voilà, une autre pièce, excellente. L'auteur est un bon ouvrier. Il a bien choisi son sujet qu'il traite avec adresse et abondance. Il y a mis de tout, de l'intérêt, de l'action, de l'émotion, de la passion, de l'esprit de théâtre, une espèce de gros talent que je ne peux pas nier. D'ailleurs ça marche, c'est un succès ; le public viendra. J'étais moi-même favorablement disposé : je ne connais pas l'auteur, je ne suis pas jaloux, et pourtant voilà une pièce qui ne m'a fait aucun plaisir.
Que lui manque-t-il ?
Je chercherais si, dehors, je pouvais penser un quart d'heure à cette excellente pièce.

Au contraire, je ne prétends pas que l' « indiscret » soit une pièce réussie, sans trous, mais je suis sûr que c'est l'ouvrage d'un écrivain original. Même quand il agace, il réveille. Edmond Sée (1) me donne, chaque fois qu'il m'invite, l'espoir qu'il a fait, ou la peur, (comme on voudra), qu'il n'ait fait un chef-d'oeuvre. Ce n'est pas rien.

Il y a dans les vaudevilles de mon illustre (« Les Mémoires d'un Jeune Homme rangé » sont classiques en Suède), et délicieux ami Tristan Bernard, une foule de trouvailles qui me ravissent. Et je ne lui en sais aucun gré, parce que s'il est, par ses trouvailles, bien supérieur aux vaudevillistes de naissance, il n'a pas leur profonde sincérité. Il oublie que les affiches de ce genre provoquent des envies de grosse gaïté, de joie animale, de rire corporel et que c'est pour ces besoins-là que le vaudevilliste naïf se créa tout seul. Le vaudevilliste Tristan Bernard n'a pas la foi. Qu'il écrive des comédies humaines et légères... afin que j'aie une raison de lui dire : faites-nous donc un drame !

On est quelquefois tenté de récrire un drame comme « La Tour de Nesle » (2). Pourquoi faire ? Je ne crois pas au drame de « La Tour de Nesle » et il m'intéresse. Je ne crois pas à son style et il m'amuse. Ces deux éléments de curiosité sont nécessaires. Changer l'un deux, ce serait mettre du vrai sur du faux. Ce qui est tout à fait faux me semble préférable à ce qui n'est qu'à demi vrai. La vérité au théâtre a moins de prix que l'unité de ton. Buridan ne peut pas me dire que j'ai un stylet à la main droite, des veines au poignet gauche, et du sang dans ces veines, comme il me dirait : voici une plume et de l'encre rouge, écrivez !

C'est heureux que l'artiste ne se demande jamais pour qui il travaille.
Si chaque soir, sur chaque scène, l'auteur joué regardait une à une, par le petit oeil du rideau, les gueules de ce qu'on appelle une belle salle, le théâtre n'aurait pas un an à vivre.

Ne nous plaignons pas : nous avons déjà plus d'un auteur dramatique qui donnerait son nom au vingtième siècle, si ce siècle, quoique jeune encore, se dépêchait de mourir demain.

Le théâtre X... refuse du monde, oui, mais il en refuse trop.

Jules Renard.
Le Canard Sauvage.
N° 1, 21-28 mars 1903.

(1) Edmond Sée (1875-1959). L'Indiscret, est créé le 05 mars 1903 au Théâtre Antoine.
(2) Après le succès d'Antony (1831), Alexandre Dumas réécrit la pièce d'un inconnu, Frédéric Gaillardet, La Tour de Nesle (1932), cette pièce consacre le grand succès du drame romantique.

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Après une répétition de Crainquebille (1).
Les acteurs sont partis, le théâtre reste vide, la scène n'est plus éclairée que par cette espèce de bâton noir qui brûle sur pied, par un bout, et qu'on appelle, je crois, un diable. Anatole France parle du dénouement de Crainquebille.
- Oui, dit-il, j'ai changé la fin. Crainquebile ne se jette plus dans la Seine. Le public ne s'en ira pas trop triste. Je connais et j'excuse sa faiblesse pour les sauveurs, et je lui accorde « La Souris » qui sauve Crainquebille. Mais ce n'est pas le sauveur attendu, le vieux monsieur riche, par exemple, qui se paie le luxe d'adopter un pauvre. « Souris » n'est qu'un gamin, un petit être faible et en marge. Crainquebille lui dit : « tu n'est pas du monde ! » Ce sauveur, ce n'est pas la société qui le délègue. Les hommes ne saurait le réclamer comme un des leurs, ils n'ont rien à voir à sa bonne action et ils ne peuvent s'en vanter.
Remarquez que « La Souris » loge derrière une palissade, dans une mansarde en ruines. Il habite là-haut, près du ciel, car il est du ciel et non de la terre.
Et d'ailleurs, il ne sauve pas Crainquebille. Un soir seulement il partage avec lui, le pain, le litre de vin rouge et le saucisson. Il ne lui donne asile que pour une nuit, et demain, je vous le promets, quand le public ne le verra pas, Crainquebille ira se jeter à l'eau.

- Mademoiselle, c'est très bien comme ceci, pourtant j'aimerais mieux...
- Ah !
- Voulez-vous essayer comme ça ?
- Oui.
- Je ne le sens pas comme ça.
- Ça ne fait rien, je préfère.
- Bon, bon ! Vous n'avez qu'à demander, je voyais comme ceci, mais vous êtes l'auteur. Vous préférez comme ça, je jouerai comme ça, moi ; comme ceci, c'était mieux, mais comme ça, c'est bien plus facile.

Les grands artistes sont insupportables, mais comme les petits ne le sont pas moins...

- Vous avez été admirable !
- Peuh ! ce rôle-là, c'est le pont aux ânes.
- Tout de même, vous le jouez bien.
- Sérieusement, ça vous plaît ? Dites-moi la vérité !...

- Très gentil, le public, ce soir...
- Oui, d'une indulgence !

Deux, trois, quatre rappels ! Le rideau se baisse et se relève comme une chemise, si complaisamment que toute la salle à l'air de s'éventer.

Quel triomphe ! C'est à cent coudées au-dessus de sa dernière pièce, ce qui la met à cinq cents pieds sous terre.

Gros succès d'argent. Le directeur a dit à la buraliste : « Ma pauvre amie ! Vous n'avez même plus le temps d'aller faire pipi ! »

Chaque dimanche à deux heures, au Jardin d'acclimatation, grande mâtinée populaire par toute la troupe des singes.


Jules Renard.
Le Canard Sauvage.
N° 2, 28 mars-3 avril 1903.

(1) Crainquebille, pièce en 3 tableaux d'Anatole France créée au Théâtre de la Renaissance le 28 mars 1903.

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Une jeune et jolie femme sort du théâtre de La Renaissance et dit :
- J'aime ça, moi, ce Gribouille.
- Vous parlez sans doute de Crainquebille, madame ?
- Oui ! Mais quel drôle de nom ! Où diable l'auteur a-t-il pêché un nom âreil ? D'abord, qu'est-ce que ça signifie ? Jamais je ne me souviendrai de ce nom-là !
Tant pis, j'appellerai cette pièce Gribouille.
- Essayer de dire Crainquebille.
- Ne me demandez pas ça.
- Voyons, chère madame, Crain-que-bille.
- Non, non, Gribouille, Gribouille !

« Irrévocablement. »
Tout petit, j'étais plein de respect pour ce magnifique adverbe. J'ai appris, au théâtre, à le mépriser.

Le public n'écoute pas une tirade, mais il a le sens de sa durée, et c'est presque toujours juste à la fin que ses applaudissements partent. Le bon acteur sait l'avertir par un geste, un éclat de voix ou quelques syllabes moribondes. Il faut qu'il ait besoin de souffler au moment précis où nos mains prennent leur essor. Avec un peu de complaisance réciproque, le coup ne peut pas ne pas réussir

Un auteur qui débute voudrait finir son petit acte par un mot à effet, mais par quel mot ?
- Mettez m... ! lui conseille le directeur, ça relève une pièce.

Oh ! Oh ! Voilà une scène originale, quoique moderne : on n'y téléphone pas.

Le public rit mal ce soir. Il essaie de rire parce qu'il est là pour rire, mais il use son rire comme une une boîte d'allumettes dont pas une ne prend.

Bien qu'il s'en défende et qu'il se croie un cuisinier, l'auteur dramatique est un homme de lettres.

Jurez-moi, Octave Mirbeau, que vous ne vous tuerez point parce qu'on vous aura joué au Théâtre Français.

Malgré tout, il ne faut pas être trop sévère pour le théâtre : l'ennui même y est moins ennuyeux qu'ailleurs.

Du joli théâtre de cirque.
Le clown Kem se promène dans la piste, une petite barrière de bois blanc sous le bras. Il cherche aventure.
Le clown Bos l'invite à jouer au milieu de la piste.
Kem accepte. Il vient, pose devant lui sa petite barrière, essuie ses pieds, lève le loquet, ouvre la porte, et entre au milieu de la piste.
Les deux clowns font une partie de clowns, puis Bos s'en vas, comme il veut. Mais Kem s'aperçoit qu'il ne peut plus s'en aller : un écuyer, par mégarde, a ôté la petite barrière.
- Comment voulez-vous que je sorte ? Dit Kem.
Il faut que l'écuyer remette à sa place la petite barrière. Kem l'ouvre, sort, la referme, et s'éloigne, sa petite barrière sous le bras, en quête d'une autre aventure.

Jules Renard.
Le Canard Sauvage.
N° 3, 4-10 Avril 1903

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Les Canards au vol aigu
Ne vont pas à l'Ambigu.

Comme a dit, je crois, M. Truffier (1), de la Comédie Française à Athènes.
Je n'ai donc pas vu la pièce de M. Leloir (2). On rapporte que c'est un succès. J'en suis heureux, car il serait injuste que le public fit de la peine à cet artiste célèbre par ses manières avenantes et sa mine éveillée. Si je ne connais pas encore l'auteur dramatique, je connais le juge affable qu'est M. Leloir, et son nom me rappelle, chaque fois qu'on l'acclame, une des demi-heures les plus agréablement coules de ma vie.
C'est au Théâtre Français, dans la salle du comité de lecture au déclin de son règne. Sans avoir menacé personne de me tuer, je venais, grâce à M. Claretie (3), après deux années seulement de patience, lire un petit acte avec lequel j'espérais lever quelquefois, je ne dis pas relever, le rideau de cette immortelle quoique combustible maison.
J'attendais ces messieurs, et je regardais le fameux tableau « la lecture » où l'on voit Alexandre Dumas fils lisant une de ses comédies à des sociétaires ravis, mais d'un autre âge. Je me disais : voilà comme je lirai, voilà comme on m'écoutera, voilà l'effet que je peux produire, et plus tard, qui sait ?... Alexandre Dumas fils aurait tort de se croire pendu à ce mur pour l' éternité.
Ces messieurs entrèrent peu à peu. Comme quelques uns ne me saluèrent pas, je crus que c'était le genre de l'immeuble et je ne les saluai pas. Seul M. Silvain (4) commit la faute de goût de me tendre la main.
Lucien Guitry (5), qui dirigeait alors la scène pour se reposer, m'avait recommandé à quelques sociétaires. Ils ne vinrent pas, tant ils étaient sûrs de mon mérite.
D'ailleurs, par quelques allusions flatteuses à ma qualité d'homme de lettres, M. Claretie, homme de lettres lui-même, me créa tout de suite une atmosphère de politesse sur la défensive.
Comme l'un de ces messieurs, qui s'était à peine couché cette nuit, se plaignait de sa fatigue, on parla sommeil. Quelqu'un dit : j'ai une certaine puissance de travail mais il faut que je dorme !
Je me gardai de le contredire, ce n'était pas le moment.
Enfin on s'assit autour de la table verte. M. Leloir se trouva à ma droite. Je sentis la délicatesse. Il était décoré comme moi. J'appris ce jour-là comment il faut porter sa décoration. Le revers du paletot de M. Leloir était perpendiculaire à sa poitrine, de sorte qu'on voyait le ruban par dessus et par dessous.
Je lus mon petit acte, fort mal, je l'avoue, parce que je ne prétendais pas faire des effets de lecture sur ces lecteurs, les premiers du monde après M. Legouvé (6).
Aussitôt M. Leloir prit des notes. Il en prenait tant, que je risquai un coup d'oeil et je m'aperçus qu'il dessinait.
- Tous les talents, me dis-je ; c'est bien naturel ! Dès que je serais riche, je prierai M. Leloir de venir chez moi, et moi, maître de la maison, pendant que M. Leloir nous dira quelque chose, je jouerai de la clarinette ; ce sera une soirée très réussie.
Tout à coup, un grand artiste, le plus grand peut-être, me dit :
- Je n'entends pas bien.
Lisais-je trop bas ? M. Leloir dessinait-il trop haut ? Il me regardait parfois. Stupeur ou intérêt ? Il prenait sans doute un croquis. Pour ne pas le gêner, je continuai de lire bas.
J'obtins un petit effet au milieu de ma lecture. C'était encore M. Silvain qui n'avait pas pu se retenir d'être un brave homme.
De nouveau, celui des grands artistes qui m'avait adressé la parole, me répéta : « Je n'entends pas bien. » comme s'il ne l'avait pas déjà dit.
J'allais, par déférence, donner de la voix, mais c'était fini. On ne m'applaudit pas, Guitry venait de supprimer la claque qui d'ordinaire accompagnait partout ces messieurs.
Je me levai, cherchant une porte, comme quelqu'un qui a bien envie de sortir. M. Claretie en poussa une et m'introduisit dans le cabinet de Monsieur l'administrateur général qui se trouve être le sien.
M. Claretie ne me parut pas tranquille.
- Comment, lui dis-je, vous croyez que ces messieurs que je ne me suis jamais permis de siffler... ? Vous croyez, par exemple, que M. Leloir, qui est chevalier de la légion d'honneur comme moi, qui a, comme moi, un je ne sais quoi d'auteur dramatique... ?
- Chut ! Me dit M. Claretie.
Il disparut. Longtemps je restai seul, avec un désir singulier, d'abord vague, puis de plus en plus net, et à la fin ardent, d'être refusé à l'unanimité.
M. Claretie revint, très pâle, mais sa pâleur n'avait rien qui me fût personnel : j'étais reçu, après quelle bataille . Je l'ignore ; j'espère pour m dignité, qu'elle a été terrible, et que M. Claretie, qui compte double en cas de partage, a dû se tripler pour me sauver.
- Que vous importe, me dit-il ; vous êtes reçu, et c'est exquis, votre petit acte, c'est du Marivaux.
- Oh ! Maître.
- Si, si, et du Marivaux moderne, croyez-moi.
- Mais je vous crois.
Quel homme aimable, M. Claretie ! Avec un mot bien choisi il empêche un pauvre auteur reçu à la Comédie-Française de se considérer comme le derniers des derniers.

Jules Renard.
Le Canard Sauvage.
N° 4, 11–17 avril 1903.

(1) JulesTruffier (1856-1943). Ecrivain, poète, comédien, sociétaire de la Comédie-Française.
(2) Louis Leloir (1860-1909). Comédien, sociétaire de la Comédie-Française.
(3) Jules Claretie (1840-1913). Ecrivain, auteur dramatique, administrateur général de la Comédie-Française de 1885 à 1913.
(4) Eugène Silvain (1851-1930). Comédien, nommé secrétaire de la Comédie-Française en 1883.
(5) Lucien Guitry (1860-1925). Comédien, ami de Jules Renard. En 1903 il est directeur du Théâtre de la Renaissance.
(6) Ernest Legouvé (1807-1903). Auteur dramatique, académicien français en 1855.

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Portrait de Jules Renard par SEM.


Jules Renard.
Le Canard Sauvage.
N° 5, 18-24 avril 1903

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Samedi dernier, 18 avril, sous la présidence de M. Prudhon qui nous surveillait d'une seconde loge de milieu, la Comédie-Française nous offrait la répétition générale de la pièce d'Octave Mirbeau « Les Affaires sont les Affaires » (1).
Le succès a été grand.
Je n'ai pas encore l'habitude des termes de critique, et si je dis que le succès a été grand, c'est que je veux dire que le succès a été grand. Avec son air de rien, ce mot me suffit.
Qui pourrait ne pas aller voir cette oeuvre considérable par la longueur de ses trois actes en prose, le deuxième est même un peu long, et par ses qualités ? Elle est bien à sa place au Théâtre-Français ; elle y tient, comme le portrait de M. Lechat dans son cadre, entre ses boules électriques.
Elle n'est pas aussi terrible que les abonnés pourraient le craindre, car il arrive à Mirbeau de donner, après un fort coup de marteau qui enfonce le clou, une série de coup de marteau qui ne tapent que sur le meuble, mais elle amuse toujours.
Cent et cent fois j'ai ri. Si j'avais gagné, comme M. Lechat, 50 millions à la chasse aux petits oiseaux, (Ah ! Les salauds !), d'abord je vous prêterais vingt mille louis, une paille ! Et puis je me paierais chaque soir, à cette pièce, une loge où j'inviterais mes amis, l'homme d'argent, l'homme de guerre, l'homme de loi, l'homme d'église, l'homme de peine, l'homme du jour, l'homme du monde et le gentilhomme. Chacun d'eux recevrait son paquet et aucun ne se fâcherait, tant cette violente satire a de jeunesse, d'humeur joyeuse et, ça et là, cocasse. Ah ! Mirbeau n'a pas dû s'embêter à l'écrire.
Je le vois qui s'excite de trouvaille en trouvaille :
- Je vais leur jeter ça encore à la face !
- Prenez garde, Mirbeau, ce n'est peut être pas dans le caractère de M. Lechat.
- Mais c'est le mien !

De là une fin qui a failli ne point passer comme le reste, je dis la fin et non le dénouement.
Le Dénouement, c'est le fils de Lecht écrabouillé, comme un simple troupeau de moutons par l'automobile. Plus réellement que jamais, un dieu sort d'une machine.
La fin, c'est Lechat repris, en pleine douleur, par sa férocité d'homme d'affaires.
Quelques sages ont garanti une centième à Mirbeau s'il atténuait cette fin, une deux-centième s'il la supprimait. Il a tenu bon. C'est crâne et c'est malin, car son audace lui vaudra cent autres représentations de plus.
Cette fin elle-même ne me choque pas. Ce qui me gêne plutôt, c'est la douleur de M. Isidore Lechat à la mort de son fils Xavier Lechat. Elle m'a paru sans bornes, ingigne d'une canaille. J'ai cru qu'il en crèverait d'apoplexie. Il souffrait comme trente-six lions.
Alors quoi ? M. Lechat adorait donc son fils ?
M. Lechat est donc un brave homme de père ?
Et s'il nous force à « marcher » par ses sanglots, s'il tire de son malheur tout l'effet possible, un effet énorme, comment veut-il qu'une minute après j'admire sa rage clairvoyante contre Phinck et Gruggh ?
Pas si vite, que Diable ! Mirbeau, laissez-moi le temps d'acclamer M. de Féraudy qu'étouffe un coup de sang paternel.
Mais ce n'est qu'un détail et je m'en fous, comme dit joliment Mlle Lara. Quel dommage qu'elle ne fasse que rapporter le mot d'un autre ! Quand elle le rugira pour son compte personnel, elle sera divine.
M. de Féraudy est l'Antoine de la Comédie-Française.
Il y avait à faire dans son rôle. Les grosses affaires sont les grosses affaires. Il les a réussies presque toutes. Antoine qui siégeait à l'orchestre marquait, sans doute par modestie, une petite préférence pour M. Leloir.
Madame Pierson m'a ravi. Quand on sort de celle maison de folie qui s'appelle un théâtre, on n'est jamais sûr de grand'chose. Je suis sûr que Madame Pierson a été parfaite.
Je m'aperçois que je me permets de juger des artistes de cette valeur après une répétition générale. Ils n'aiment pas ça. Je m'excuse ; peut-être ont-ils été mauvais à la première.

Jules Renard.
Le Canard Sauvage.
N° 6, 25 avril-1er mai 1903

(1) Les Affaires sont les Affaires, comédie en 3 actes d'Octave Mirbeau. Reçue à la Comédie-Française après de longues polémiques, elle fut représentée pour la première fois le 20 avril 1903. Distribution : Isidore Lechat : Maurice de Féraudy. Marquis de Porcellet : Louis Leloir. Germaine Lechat : Louise Lara. Mme Lechat : Blanche Pierson. Xavier Lechat : Georges Berr. Lucien Garraud : Raphaël Duffos.

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Marthe Brandès (1) à la Campagne (Photographie)

Elle apparaît blanche sur un fond de feuillage d'Automne.
Elle semble la tige de toutes ces feuilles et ses cheveux sont dans les feuilles comme un nid fin où repose un rêve.
Voilà le front d'une femme qui pense ; je suis aimée.
Les yeux disent : nous sommes bons, mais pas si bêtes !
Elle vient de parler et le dernier mot de cette bouche entr'ouverte ne doit pas être loin.
Un rayon de soleil, qui jouait sur le nez, s'en va ! Ce rayon-là peut aller se coucher !
A cause de son coeur, un pli du corsage est plus droit que les autres.
Elle est pâle de tenir toutes ses promesses, de femme dans la vie, au théâtre de reine.
Elle a mis un tablier, ce matin, pour recevoir ceux qu'elle attend, mais comme l'intrus peut venir, la Princesse Georges garde ses mains dans les poches de son tablier de servante

Jules Renard.
Le Canard Sauvage.
N° 7, 2-8 mai 1903.

(1) Marthe Brandès (1862-1930). Comédienne, devint sociétaire de la Comédie-Française en 1896. En 1903 elle joue aux côtés de Lucien Guitry dans l'Adversaire d'Emmanuel Arène et Alfred Capus au Théâtre de la Renaissance.
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Monsieur Vernet, acte 1, scène V, VI et VII.

Tous nos lecteurs ont vu ou iront voir la pièce nouvelle de M. Jules Renard, dont la première fut, au Théâtre Antoine, un triomphe, et, dans le théâtre, un événement.
Mais les pièces de Jules Renard procurent mieux que le plaisir d'un moment, et l'on goûte encore à les lire un charme d'une plénitude plus savoureuse, intime et profond.
C'est une bonne fortune pour le « Canard Sauvage », ce sera une richesse pour sa collection, de pouvoir publier ici, le premier, une des scènes capitales de « Monsieur Vernet ».

Le Canard Sauvage
N° 9, 16-22 mai 1903



Les chroniques de Jules Renard, reprisent sur Livrenblog :

Vamireh, roman des temps préhistoriques par J. H. Rosny (« Les Livres » Mercure de France N° 28 d'Avril 1892)
Baisers d’ennemis par Hugues Rebell (« Les Livres » Mercure de France N° 33 septembre 1892)
La Force des choses par Paul Margueritte (« Les Livres » Mercure de France N° 18 Juin 1891)
Les Emmurés, roman par Lucien Descaves (« Les Livres » Mercure de France, Janvier 1895)
Bonne Dame d'Edouard Estaunié (« Les Livres » Mercure de France, janvier 1892)
Les Veber's (« Les Livres » Mercure de France, octobre 1895)
L'Astre Noir par Léon–A. Daudet ("Les Livres" Mercure de France, janvier 1894)
Le Roman en France pendant le XIXe siècle par Eugène Gilbert (Plon). ("Les Livres" Mercure de France, février 1896)



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