mardi 5 avril 2011

R. Coolus illustré par Toulouse-Lautrec



Théorie de Footitt sur le rapt



On ne sait plus enlever les jeunes filles ; encore un sport qui s'en va mais que ne remplaceront ni le football ni le tennis. Nos excellents ancêtres cependant y étaient de première force ! Ils savaient placer une berline à la petite porte d'un parc et distribuer des relais ingénieux de façon à mettre rapidement entre eux et les parents une convenable distance ! Nous sommes de tout petits garçons aujourd'hui, bien sages, bien inoffensifs et que les mères de familles considèrent avec un certain mépris.
Nous sommes allés faire part de nos amères réflexions à l'excellent clown du Nouveau-Cirque, le seigneur Footitt, le seul de nos contemporains à qui il arrive parfois d'enlever une contemporaine ; encore est-ce généralement une écuyère appointée par M. Donval, et ce rapt ne tire guère à conséquence puisqu'il est prévu et et réglé par l'auteur de la pantomime. Cependant il nous a semblé que l'illustre artiste était tout désigné pour nous confier ses impressions relatives à cette belle chose disparue, le rapt.

Footitt habite Marly-le-Peuple. Mais l'administration du Rire ayant mis à notre disposition une de ces nouvelles machines électriques sans lesquelles il n'est plus de reportage possible, nous franchissons en un clin d'oeil la distance qui sépare la rue Saint-Joseph du cottage occupé par le célèbre clown.
Il nous reçoit avec une bonne grâce d'homme politique sur le déclin : « Vous me demandez mon opinion, nous répond Footitt, tout en se juchant sur une vieille armoire normande. Je n'en ai pas, vous savez. Ehum ! Ehum ! Mais je vous demande cinq minutes et trois sauts périlleux pour m'en faire une. »
Et le voilà qui glisse à terre, se renverse, s'assied sur une chaise à bascule, tombe, se redresse, disparaît et revient vétu en écuyère. « Ehum, Ehum, dit-il en toussotant, les habits de femme m'ont toujours inspiré, surtout ceux de femme équestre ; ces dames s'entourent de gaze, pour allumer ; moi, c'est pour voir clair. » Ecrivez, me dit-il impérieusement.


Recette pour réussir un rapt en l'an de grâce 1895. - Vous prenez une jeune fille, ehum ! Entendez-moi bien, n'est-ce pas ? C'est-à-dire que vous voulez la prendre ; ça c'est une formule : « Vous prenez ! » C'est une formule, monsieur. Il faut une jeune fille pour faire un rapt, comme il faut un lièvre pour faire un civet. Vous prenez donc une jeune fille, jolie autant que possible, que vous aimez ou que vous n'aimez pas, ça, ça ne fait rien ; mais il est indispensable qu'elle vous aime ! Sinon, le rapt, il devient très difficile.
Elle habite une maison bourgeoise dans une rue assez fréquentée ; le deuxième, si vous voulez. Vous voulez bien, n'est-ce pas ? - Les rues assez peu fréquentées, voyez-vous, ça n'est plus du tout fréquenté après deux heures du matin, sauf par les agents de police et encore ! Les maisons bourgeoises, après deux heures du matin, ça n'est plus du tout bourgeois ; ça dort tout simplement. Très bien.
Vous convenez avec la jeune fille de la nuit où elle désire se faire enlever et vous faites vos préparatifs. Les préparatifs, c'est très simple. Ça consiste en deux choses : Chocolat et un habit de sergent de ville. Voyez-vous, mettez-vous ça dans votre caboche, il n'y a pas de rapt possible de nos jours sans Chocolat.
Vous connaissez Chocolat, monsieur ? Chocolat, c'est mon frère ; Chocolat est noir par accident, monsieur, puisque c'est mon frère et que je suis tout blanc, voyez-vous, et rose même, par-ci, par-là. Seulement, ma mère a longtemps habité le Nord et je crois qu'elle a eu une toute petite faiblesse pour un mineur. Que voulez-vous ? On est pas en stuc. Cette toute petite faiblesse, c'est Chocolat.
Je reviens à mon sujet. Vous prenez donc une jeune fille d'une part, rendez-vous de l'autre, et vous vous munissez de Chocolat. Vous achetez un habit de sergent de ville et vous mettez Chocolat dans l'habit ou si vous aimez mieux, l'habit sur Chocolat.

A deux heures du matin, vous vous trouvez, Chocolat, vous et l'habit, devant la maison bourgeoise, dans la rue assez fréquenté, qui ne l'est plus du tout à ce moment. Très bien.
Vous dites à Chocolat : « Fais le guet », et quanr on dit ça à Chocolat, généralement il se met à rire bêtement. Oh ! Oh ! Oh ! Oh ! Une gamme ! Alors on donne un coup de poing sur le nez à Chocolat et il comprend très bien. Alors, vous grimpez d'une façon ou d'une autre le long du mur jusqu'au deuxième étage. La fenêtre est entrebâillée. La jeune fille vous attend. Elle veut vous embrasser ; vous lui donnez un tout petit coup de poing sur le nez pour lui apprendre à se tenir tranquille. Vous saisissez la jeune fille par la taille et vous la jetez à Chocolat qui est très adroit et qui la reçoit entre ses grosses pattes la plupart du temps. Vous voyez, ça va très bien.
Si les parents se réveillent et crient : « Au voleur ! » Chocolat se montre : « Que veut-on ? Qu'y a-t-il ? Ne craignez rien ! Braves gens, je fais la police. J'emmène les vagabonds au poste. »
- Mais, agent, c'est notre fille !
- Très bien, elle est sous la protection de la loi ; vous la réclamerez au commissariat ; elle sera à votre disposition dans une heure. » Chocolat vous empoigne, vous et la jeune fille et vous mène brutalement jusqu'à un fiacre qui est prudemment à vous attendre dans la rue voisine. Entre parenthèses : il est bon de le prendre à forfait ; on ne sait jamais ce que durera un enlèvement. Vous montez dans la voiture avec votre conquête ; Chocolat rentre chez lui à pied, pendant que les parents vont embêter le commissaire et se font fourrer au bloc.
S'ils ne se réveillent pas, alors tout va sur des roulettes. Vous donnez un bon pourboire à Chocolat, très bon pourboire, parce que, voyez-vous, c'est mon frère, et comme c'est son devoir, il partage tout en frère avec moi. Vous comprenez ? Et voilà ! Il n'y a pas moyen de nos jours, de réussir un rapt autrement. Vous vouliez la recette ; vous l'avez. J'espère qu'elle séduira beaucoup de gens et que Chocolat fera d'excellentes affaires, cette année. On lui doit bien ça, à ce pauvre vieux, victime d'un mineur qui ne s'était pas mis assez en grève, non, pas assez. Et maintenant, bon soir, monsieur ; bonsoir, monsieur ; bon soir, monsieur ! »
Footitt toussote pudiquement, se tourne, relève ses jupes, et me fait comprendre de cette façon distinguée, que notre entretien a assez duré. Je recommande aux gens du monde cette manière symbolique de montrer la porte aux tapeurs.


Coolus.
Dessins de Henri de Toulouse-Lautrec.
Le Rire, N° 12, 26 janvier 1895






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