Poëtique, paraît dans le numéro 431 du 1er juin 1916 du Mercure de France. Ce texte est pour Pierre Louÿs d'une importance capitale. Il lui aurait coûté 400 heures de travail. Il en donnera une version définitive chez Crès en février 1917.
PoëtiqueICroire en la muse. Lui offrir le silence et la solitude. Espérer en sa grâce.Sous le murmure perceptible, que tout s'incline. Astreindre la volonté. Museler la raison. Prendre conscience de la voix supérieure. Ecouter longtemps... Sans répondre.Découvrir que la Muse peut suggérer le son avant le mot, le rhythme avant la phrase ; et que sa dernière parole est sa première pensée.IIJamais de plan. Ecrire avant de mettre à nu le modèle, avant de contourner le sujet, avant de connaître encore l'idée par son nom.C'est la pensée toute vivante qui dicte le style immortel. Dès qu'elle a trouvé ce qu'elle cherche, elle n'est plus.La page blanche doit toujours être mystérieuse.IIIJamais de brouillon. Pas même de papier sous la main pour cette sorte d'exercice.Une phrase, un mot impropre, cela ne peut s'écrire. Plutôt laisser la plume, une heure, suspendue, que de voir sur la page une tache.IVChoisir le mot. Il n'en est qu'un. Savoir le redoubler. Le synonyme est un pis-aller misérable pour le poëte qui gouverne du poing et qui retient ou qui déchaîne cette foudre : la répétition.Mépriser les épithètes. Pas trop. Perdre un jour de loisir à pister la vraie pour la vertu qu'elle a d'égorger les fausses.Démuseler la raison qui joue à la course de l'adjectif. Puis, d'un geste : Ici ! pour le sanglier ! La chasse du verbe.VPlacer le mot : c'est écrire. - Le plus pur est-il le plus humble, méconnu sous une loque usée ? Premier secret du style : ensorceler cette loque, à la juste place où elle tourbillonne et colore tout à coup sa métamorphose.Apprendre comment on étouffe la voyelle criarde entre deux sons sourds ; comment un coup flasque devient sec et tinte ; comment on fait retentir le fer doux qui tremblerait mal, n'était l'artifice qui le reforge ; comment la perfide négation est ruse, nuance ou retour de flamme ; et qu'au lieu d'effacer l'image, elle l'imprime.Surveiller la croissance normale de l'ossature, qui doit être, invisiblement, robuste et fine. Oublier qu'on la nomme : syntaxe. - Mais tout d'abord :VISuivre le rhythme qui palpite avec le coeur de l'idée. - Règle fondamentale du vers. Et de la prose. Et de la musique.Scander la prose. Une page bien écrite est celle dont on ne saurait enlever une syllabe sans fausser la mesure de la phrase.Faire bondir le rhythme par l'R, par l'L, par les doubles consonnes qui vibrent, qui sifflent. Le rompre et l'abattre au souffle d'une muette, s'il faut qu'il retombe ou qu'il rebondisse.Ponctuer entre les mots d'angle.Percevoir que le rhythme n'est pas seul touché, mais que d'obscures sonorités s'éclairent, si la plume tardive insinue, avec tact, une virgule.VIIPosséder les figures de rhétorique ou le droit d'asservir la langue française par contrainte. C'est la force des muses colossales que d'élever leurs bras blancs qui brandissent les tropes et d'en défoncer la grammaire, malgré tous les maîtres, malgré les lois.VIIIA l'aurore, quand la tâche est faite... Comprendre.Accomplir.Ne fermer les yeux que sous l'espoir du songe : murmure suprême de la voix intérieure.IXDésormais, sur le manuscrit, sur le livre, à travers la vie et jusqu'à la tombe... Scrupules, mais prudences, de la retouche.Vers ou proses, les poëmes sont des créatures ; et qui vivent ; qui respirent ; qui sont pleines d'organes ; qui mourraient d'un mot coupé.Créatures plus qu'humaines, filles peut-être éternelles de l'esprit qu'elles dépassent ; enfantées mais non préconçues.Et les simples qui voient ces filles inespérées naître à l'extrémité d'une plume, peuvent un soir les meurtrir ou les changer en cendres, s'ils n'ont pas cru qu'elles naissaient pour toujours.XPoëtes, évangélistes d'une déesse intime, transfigurez-vous par la nuit.Ecrivez à l'écart. Signez. Rentrez dans l'ombre.Le Verbe seul est illustre.Pas d'orgueil sur vos têtes. Chassez même la gloire de votre maison. Silence autour de vous. Solitude. Fierté.Mais la fierté ! Jurez qu'elle vous tient ferme ! Jurez qu'elle est incorruptible, qu'elle vous arme pour jamais contre la misère, l'amour et la mort ! Que vous n'écrirez pas un vers sans le lui donner en garde avec le respect de votre oeuvre ! Et qu'elle grandit, comme votre joie de la lyre, lorsque le rayonnement solennel des arts fulgure des quatre horizons, - rose de la lumière humaine, - où flammes, flammèches, phosphorescences, éclairs, fumerolles et splendeurs, - tout est sacré.Pierre Louÿs.Avril-Mai 1916.
Pierre Louÿs dans Livrenblog : Pervigilium Mortis. Les Courtisanes de Lucien. André Gide. Pierre Louÿs vend sa bibliothèque. Les Chansons de Bilitis par Jean de La Hire. Hugo annoté par Pierre Louÿs. P. Valéry, P. Louÿs, A. Gide : Amusements d'été. Le Centaure Vol. II. Pierre Louÿs, écrire 48 heures par jour. Pierre Louÿs dans Poésie juillet 1925. Poëtique, Crès 1917.
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