mardi 12 avril 2011

Charles Vignier : Roméo et Juliette 1888.



VIGNIER (Charles)

Mines ambiguës sous des cheveux qui hésitent à brunir. Aquarellise de frêles poèmes, combine savamment l'entrelacs de ses contes d'art. Un collier de fleurs-de-lys en argent. Dans la vie privée, c'est, comme dit Beyle de Racine, « un homme lâche et cruel ».

Petit Bottin des Lettres et des Arts.
E. Giraud & Cie, 1886.


Roméo et Juliette
ou
Les amants de Vérone et d'ailleurs

La chambre de Juliette après la nuitée. Mise en scène de rigueur, lit pâmé, odeurs très compliquées. Roméo vient de tirer les rideaux. Sur la cheminée, des cires polychromes, et, fichés aux parois quelques gravures, des pastels impressionnistes.
Roméo adossé contre un meuble, boutonne sa redingote selon le procédé classique. Nerveux, un peu, il roule une cigarette, l'allume, passe sa main dans ses cheveux, toussotte, tente quelques pas, s'empêtre dans des vêtements gisants, grommelle, sacre. De Juliette insoupçonnée jusqu'alors, la tête émerge du lit :

JULIETTE. — A qui en as-tu, mon ami l

ROMÉO (indigné, désignant le mur). — Ce que c'est idiot, ces pastels. En voilà une idée burlesque d'accrocher là ces machines. (Méprisant). Tu goûtes cette peinture, toi ?

JULIETTE. — Oui, c'est bizarre, c'est...

ROMÉO. — O ! malice ! c'est moi qui te l'ai dit.

JULIETTE (un peu acerbe). — Crois-tu ? Mettons que tu m'aies dit que c'était bizarre; je ne te cèlerai point que ce jugement me semble un peu vague.

ROMÉO. — Bien ! Bien ! Fais de de la critique d'art, maintenant, il ne te manquait guère que cela.

JULIETTE (sur son séant, d'un ton de reproche). — Roméo ! Roméo !

ROMÉO (se rapprochant de son amie, lui prenant les mains). — Pardon, Juliette, j'ai tort évidemment. Mais je trouve ces pastels tellement saugrenus. Enfin... (il lui baise les doigts).
(Un silence). Juliette ! Ne veux-tu pas te lever !

JULIETTE. — Tout à l'heure, mon ami.

Roméo pérégrine à nouveau dans la chambre. Il fume d'un air désoeuvré, ennuyé, baille, lime ses ongles, consulte sa montre :

ROMÉO (à voix basse). — Trois heures moins vingt-cinq ! Voilà notre partie de canotage dans le lac. Dieu, que cette vie est agaçante !
(Les dents serrées, courroucé). Juliette ! veux-tu te lever !

JULIETTE (ahurie). —- Plaît-il ?

ROMEO. — Je te dis de te lever.

JULIETTE.— Mais, mon chéri, je suis un peu lasse, permets-moi de reposer encore un moment... rien qu'un quart d'heure. Vraiment, je t'assure que je suis très lasse.

ROMÉO (brusquement). — Tu es très lasse, tu es très lasse ! Moi aussi, je suis très las et avec plus de raison que toi. Il me semble que j'ai conquis suffisamment de droits au sommeil. Ce qui ne m'empêche pas... (il cambre son torse et assume un port de tête arrogant).

JULIETTE. — Oh ! vantard ! on croirait que tu paonnes devant des badauds. Penses-tu peut-être m'en imposer par tes discours : je les connais bien tes... exploits

ROMÉO (pincé). — Ils ne te suffisent pas. Tu devrais me remplacer par un hercule de foire.

JULIETTE (pouffant). — Ton choix n'est pas ingénieux, cher, ils sont tous castrats.

Ils rient ensemble. Roméo persuade à son amante de sortir du lit. Mignardises diverses : Juliette tendre, Roméo sobre, contenu sans doute, peut-être un peu distrait. Bien éduqué, néanmoins, il prend Juliette dans ses bras, la promène ainsi quelques pas, non sans effort, puis la campe en pieds sur le tapis, fort essoufflé.

JULIETTE (avec intérêt). — Tu es fatigué, mon petit Roméo ?

ROMÉO (rogue, pas pose, tuais pas mécontent, au fond). — Dame !

Juliette sans insister moule ses jambes dans de très longs bas violet d'évêque, chausse son pied droit d'une mule, son pied gauche dans une babouche à Roméo et clopinante, s'apprête à vaquer à plus ample toilette. Des ustensiles et des ingrédients sont, dans ce but, par elle ordonnés. Bruits d'eau.

ROMÉO. — Au fait ! à quoi bon t'habiller maintenant ? Il est beaucoup trop tard pour songer à canoter. Et justement il souillait de petits airs. C'eût été charmant, avec la péniche à voiles.

(Coléreux). Avec ça qu'elles sont si nombreuses, les journées où le vent donne.

JUI.IETTE (des larmes aux yeux). — Oh ! ce reproche !

ROMEO (soudainement indigné de se découvrir si rustre). — Mais non, ma chère âme, je ne te reproche rien... je ne te reproche rien... je ne te... (il lui baise les yeux). Ne pleure pas, amie.

(il la prend mi-consolée, par la taille et la conduit au milieu de la pièce. Devant un miroir) :

ROMEO (vaniteusement apitoyé). — Tu es bien pâlotte, ma chérie !

JULIETTE (sans la moindre malice). — Toi aussi, mon ami, mais cela te sied à ravir.

ROMÉO. — Hem! hem! (court silence). Vois-tu, Juliette, Dieu sait que je ne te reproche rien, mais en somme laisse-moi te dire qu'il est bien regrettable de ne pas réaliser notre projet d'aujourd'hui... Ne m'interromps pas, je te prie... d'aujourd'hui... hem !... eh oui !... Il y a temps pour tout, que diable, et tu me savais très désireux de...

JULIETTE (de très bonne foi) — Mais mon ami, ce n'est pas de ma faute !

ROMÉO. — Comment, ce n'est pas de ta faute ! N'est-ce pas toi qui m'a retenu...?

JUI.IETTE (anecdotique, sans souci de sa dignité; d'une voix qui est toute caresse). — Non, monsieur, c'est vous au contraire, qui m'avez éveillée pour me conter vos secrets et m'enjôler avec des paroles douces et jolies.

ROMEO (décidément hargneux). — Fallait-il que tu les écoutasses ! Et ta complicité est antérieure. Puis vraiment, tu t'abandonnes avant que d'avoir combattu. Ta vertu est si aisément corruptible.

Juliette sanglote. Roméo perplexe roule une cigarette, un geste d'impérieure nécessité et sans regarder Juliette :

ROMÉO. — Ecoute moi un peu, ma chère enfant. La vie que nous menons, encore que j'en sache comme toi, (avec finesse) les délicats agréments, est, sans conteste trop futile et ne peut convenir uniquement aux gens de valeur que nous sommes. Les temps actuels sont plus sérieux que tu n'as l'air de le croire. (Prédicant). Je t'assure, amie, que les personnes graves et distinguées qui veulent bien nous honorer de leur sympathie et qui d'ailleurs, sourient gracieusement à nos amours, finiraient, à la longue, par trouver que cela se passe un peu trop comme dans Baoville. Des moeurs aussi primordiales étonneraient. On en arriverait à supposer que nous cachons notre jeu... et par ce temps d'émeute qui court... Et crois-moi, nous mêmes, nous lasserions... Aujourd'hui, vois tu, il faut que l'homme ait un but dans la vie... (l'air tout ahuri de sa conclusion) la femme aussi... la femme aussi, (furieux) ne m'interromps pas...
Oui d'ailleurs, notre état présent, cette espèce d'hypéresthésie — spéciale s'explique scientifiquement : ne nous livrant à nul travail intellectuel, nous ne donnons pas lieu à la production des réflexes cérébraux, et par là-même, nous exagérons l'influence des réflexes de la moelle. Tu comprends (un peu dédaigneux) malgré cette terminologie technique ? Il est humiliant pour nous d'être aussi passifs que cela ! C'est pourquoi, je te le répète, (très vite) il faut que nous ayons un but dans la vie.

JULIETTE (trop emphatique, vraiment). — Et l'amour, n'est-ce pas un but qui peut suffire !

ROMÉO (interloqué, mais n'en voulant pas convenir). - Certes, certes ? (Pour donner le change). Tu me débites des phrases de livres... (subitement inspiré). Eh ! non! l'amour n'est pas un but dans la vie. Du moins l'amour comme tu sembles l'entendre. Me vois tu à cinquante ans, chauve et brèche dents, proclamer en larmoyant « que l'amour fut le but de ma vie »; comme Casanova, alors ? Non, depuis longtemps déjà, je médite des plans d'avenir, mon intelligence vaut de s'occuper à d'utiles objets. L'étude de la sociologie m'a toujours séduit. (triomphant) Tiens, Juliette, hier même, j'ai demandé au cabinet de lecture, la Théorie des quatre mouvements de Fourier, oeuvre magistrale, malgré ses incohérences.

JULIETTE (souriante). — Je t'en ai tant vu prendre de livres au cabinet de lecture, que tu n'as jamais lu.

ROMÉO. — Paix, Juliette, je t'en prie. A partir de demain, je commencerai à piocher ma sociologie. Mais toi, ma chérie, il faut aussi t'adonner à quelque occupation sérieuse ; veux tu apprendre l'allemand, ou plutôt non, étudie la botanique, c'est très coquet, tu sécheras des fleurs et je te ferai des étiquettes pour tes herbiers.

(Tombant à genoux devant Juliette). Veux tu ! ma petite Juliette veux tu étudier la botanique ? (Il la baise sur la nuque, aux cheveux). Veux tu étudier la botanique, dis ? (caresses frivoles et qui peu à peu s'aggravent) veux tu étudier... tes cheveux sentent bon, mon aimée, (balbutiant) la botanique, la bota... (silence) veux-tu, ma chère âme ? (résolu) décidément, le jour me fait mal aux yeux, je clos les rideaux... viens, ma Juliette, je t'en prie, (il l'entraîne).

JULIETTE. — Et la botanique ?

ROMÉO. — Pardon, mon aimée de toutes les sornettes que je t'ai débitées. (A part hypocritement). Au fond, la journée était perdue.

Charles Vignier.
Album de Vers et de Proses,
Anthologie contemporaine des écrivains français et belges,
Vol. 21. - série II (N°9).

Jules Tellier dans Nos Poètes (A. Dupret, 188), consacre un chapitre aux décadents. Charles Vignier et son recueil Centons, y était présenté en compagnie de Gustave Kahn et René Ghil :

A part ceux dont je vous ai parlé déjà, les poètes « décadents » sont, comme j'ai dit, négligeables, ou presque. Mais ils ont de telles prétentions, se donnent tant de mouvement, et ont fait ces temps-ci tant de bruit, qu'on est bien obligé, quoi qu'on en ait, de les écouter çà et là. Et il n'y a pas d'inconvénient à essayer de fixer la valeur des principaux imitateurs de MM. Mallarmé, Verlaine et Moréas, – car ce dernier, tant pour son talent très réel que pour avoir apporté avec lui la théorie du symbolisme, est devenu un maître au même titre que ses aînés.
M. Charles Vignier, dans son unique recueil intitulé Centon (pourquoi, au juste ?), s'est appliqué à imiter très directement M. Verlaine. Et je le regrette, car la manière de l'auteur de Sagesse n'est point de celles qui se doivent imiter. Et puis, il y a, en tout cas, une nuance entre l'imitation et le pur emprunt, et il arrive souvent à M. Vignier de la méconnaître. Il serait pourtant, injuste de nier qu'il y ait çà et là, dans Centon, un accent personnel. Si beaucoup de pièces ne se distinguent de celles de M. Verlaine qu'en ce qu'elles sont moins bonnes, quelques-unes s'en distinguent d'autre façon. Trop souvent, l'auteur ne fait que du Verlaine médiocre ; mais il fait parfois aussi du Verlaine moins sensuel, ou plutôt, sensuel autrement, tout plein de coquetteries, de mièvreries et de langueurs, du Verlaine, si l'on pouvait dire, féminin. Quelques vers suffiront à donner une idée de ce « faire » :

Dans une coupe de Thulé
Où vient pâlir l'attrait de l'heure,
Dort le sénile et dolent leurre
De l'ultime rêve adulé.
Mais des cheveux d'argent filé
Font un voile à celle qui pleure,
Dans une coupe de Thulé
Ou s'est éteint l'attrait de l'heure...

J'imagine que tout en ne comprenant guère cette langue (ce qui est aussi mon cas), vous saisissez
pourtant comme moi ce que la fréquente répétition de l'l donne aux vers de languissant, et comme de las. Tels quels, ces vers sont d'ailleurs des meilleurs du recueil. Si je dis que j'ai été touché par cet hendécasyllabe :

...l'odeur
Des vents qu'ont vantés les dorades en or...

(sans que j'aie, d'ailleurs, rien à objecter à qui me soutiendrait qu'il est absurde), et si j'ajoute que cet adjectif m'a paru joli :

Mon bel amoureux, viendras-tu
Sur un batelet pointu

je serai tout à fait en règle avec M. Charles Vignier. Mais un joli adjectif et un vers singulier, cela suffit-il vraiment pour qu'on soit sacré poète ? M. Vignier ne le pense point, paraît-il. Absorbé maintenant par la préparation d'Éléments de psycho-physique et la rédaction d'articles de reportage, il n'attache pas, me dit-on, une très grande importance à son recueil de poésies ; et je ne puis qu'être de son sentiment là-dessus.

II

Au reste, M. Vignier est un grand poète, si on le compare à M. Gustave Kahn. [...]

Charles Vignier dans Livrenblog : Charles Vignier et les Décadents.

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