mardi 10 mai 2011

Frantz Jourdain. Le Premier Salon d'Automne.




Le Premier Salon d'Automne

Le premier Salon d'Automne naquit dans une cave obscure – le sous-sol du Petit-Palais. Ah ! Les deux ou trois jours qui précédèrent ce vernissage du 30 octobre 1903, alors que dans les galeries souterraines se croisaient des ombres fantômatiques, ombres d'exposants, ombres de critiques, ombres affairées de Frantz Jourdain, de Rambosson, de Paul-Louis Garnier, de Lopisgich ! Vernirait-on aux lanternes ? Grande était l'anxiété dans les jeunes milieux d'art, où tant de voeux étaient formés pour la réussite de ce salon d'esprit nouveau, qui avait déjà ses ennemis, prêts à la raillerie et à l'invective. Et cependant les amis du Salon d'Automne étaient loin d'imaginer à quelles difficultés se heurtaient sans cesse les organisateurs de cette grande première. Ils ignoraient que d'heure en heure tout était remis en question, les autorisations administratives, les installations et la concession même de cette désolante crypte municipale. Car rien ne fut épargné pour abattre l'énergique volonté de Frantz Jourdain et de ses collaborateurs.
Ces réflexions, nous nous les faisions l'autre jour, au Grand-Palais, tandis que nous parcourions les salles du quatorzième Salon d'Automne. Devant nous, précisément, allait et venait Frantz Jourdain, observant tout et faisant ses recommandations dernières. Et comme nous lui rappelions les tribulations du Salon inaugural dans les bas-fonds du palais voisin :
- Ce sous-sol du Petit-Palais ! S'exclama-t-il, souriant à l'évocation de souvenirs auxquels le temps n'a point laissé d'amertume. Il n'avait jamais servi et ne pourra jamais servir qu'à offrir une hospitalité somptueuse aux souris et aux araignées. Quand le Conseil municipal, sur l'intervention d'Yvanhoë Rambosson, nous concéda cette sinistre cave, nous fûmes très embarrassés pour en tirer un parti quelconque. Le tapissier Jansen, qui, fort généreusement, avait accepté d'être notre administrateur et notre bailleur de fonds, se lança dans des dépenses folles. Il fit construire, par Sauvage, une porte monumentale sur les Champs-Elysées, et installa l'électricité sans laquelle il eût fallu se diriger avec des lanternes sourde. Il exigea que huit de nos gardiens eussent des culottes courtes et des bas de soie – oui, parfaitement ! Déploiement de faste qui, d'ailleurs, allait susciter la jalousie et la malveillance. Je fus prévenu que la Préfecture de police nous refusait l'autorisation d'ouvrir...
- Quoi ? Sans vous faire connaître le motif de cette mesure ?
- Une plainte avait été adressée par le conservateur du Petit-Palais. La notification officielle du refus me fut faite vingt-quatre heures avant le vernissage, qui devait avoir lieu, pour changer avec les habitudes des autres Salons, de neuf heures du soir à minuit. C'était la mort sans phrases, avec 50.000 francs de dettes. Cela nous apprendrai à inaugurer en organisant des rétrospectives de Cézanne et de Gauguin ! Je chancelai un peu sur le coup, mais vous le savez, on ne m'abat pas facilement. Je courus chez Escudier, qui s'était montré très bienveillant pour nous. Il était dans le bain, et passa un peignoir pour nous recevoir. Avec beaucoup de sympathie il m'écouta, puis me promit, non pas de faire revenir sur l'ukase préfectoral, mais d'en atténuer les rigueurs. Enfin, il me conseilla d'obtenir l'intervention d'un membre du gouvernement. Le lendemain, à sept heures du matin, le peintre Chigot me conduisait chez Léon Bourgeois qui, indigné des procédés employés contre nous, me remit une lettre pressante pour le préfet de police.
- Lépine, n'est-ce pas ?
- Je le trouvai couché sur une chaise-longue, soignant une morsure de vipère – il avait été mord au cours d'une promenade dans la forêt de Fontainebleau. Il me reçut sans aménité. Pourtant, grâce à la recommandation toute puissante de l'ancien président du conseil, il consentit à lever l'interdit, mais à condition que toutes les tentures murales seraient ignifugées. En me donnant congé, il me dit, sur le ton glacé d'un Grand Inquisiteur : « Je vous autorise à ouvrir, monsieur, mais comme les sous-sols du Petit-Palais n'ont que deux portes, un simple commencement d'incendie serait la cause d'un désastre. Si ce désastre se produit, sachez que c'est vous, et vous seul, qui en porterez la responsabilité ! »
- C'est la note comique, cela...
- Il était dix heures du matin. Une demie heure plus tard j'étais chez un ignifugeur, et à midi, quarante ouvriers étaient à la besogne. Il fallut décrocher tous les tableaux ! Le lendemain, à cinq heures, l'ingénieur de la préfecture de police constatait que nous étions parés, et à neuf heures une foule énorme entrait au premier Salon d'Automne, pendant que le quatuor de Casadesus attaquait du Beethoven, du Chausson, du Franck. Nous inaugurions la section musicale que les deux Salons du Printemps, trois ou quatre ans après, allaient copier avec une touchante modestie...
- Et le désastre dramatiquement évoqué par Lépine ne se produisit pas ?
- Non, mais je passai une soirée atroce, m'attendant constamment à ce qu'un court-circuit, une imprudence, un imprévu allumât un incendie, dont les conséquences eussent été épouvantables. Quand je rentrai chez moi, à une heure du matin, j'avais les nerfs malades et il me fut impossible de fermer l'oeil. Mais le Salon d'Automne était fondé, et nous avions gagné la bataille.
- Ce qui vous valut, l'année suivante, la concession du Grand-Palais.
- C'est Henry Marcel, alors directeur des Beaux-Arts, qui, me rencontrent à une répétition générale de l'Athénée, me posa amicalement la question : « Pourquoi ne me demandez-vous pas le Grand-Palais ? » Je n'avais pas osé lever les yeux jusque là. Quand on apprit que nous traversions l'avenue, ce fut un scandale. Une délégation de l'Institut mit en demeure la rue de Valois de revenir sur une décision aussi monstrueuse. M. Pascal, l'architecte, rédigea un rapport dans lequel il était dit que nous n'avions aucun droit d'entrer au Grand-Palais, puisque ce monument était réservé aux artistes, et que nous n'étions que des « marchands de tableaux !... »

T[abarant].

Bulletin de la Vie Artistique, 2e année, n° 21, 1er novembre 1921.
illustré bi-mensuel. MM. Bernheim-Jeune & Cie, éditeurs, 25 boulevard de la Madeleine, 15 rue Richepance, puis 83, rue du Faubourg Saint-Honoré. 1er décembre 1919 - 15 décembre 1926. Principaux collaborateurs : Félix Fénéon, Guillaume Janneau, A. Tabarant, Pascal Forthuny, André Marty, F. de Miomandre...






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