lundi 9 mai 2011

"Ces Messieurs" de Georges Ancey et la censure.



Préface

Je viens de faire une rude école.
J'ai essayé, sans subterfuges et sans faux-fuyant, mais en termes probes, en accents sincères, de dénoncer, dans une pièce, une des nombreuses maladies sociales, qui nous abêtit et dont nous mourons. J'ai omis d'aller m'enquérir, auprès des spécialistes du vaudeville pornographique, des remèdes qu'ils emploient pour accommoder le curé à la scène. J'ai eu la pudeur de rompre avec les plaisanteries centenaires et cataloguées, plaisanteries de café-concert, mais bourgeoises et familiales, celles-là, et comme reconnues d'utilité publique.
J'ai voulu simplement et sans parti-pris, n'accusant personne ou tout du moins accusant en face, j'ai voulu montrer la terrible influence que peut pendre le prêtre sur la femme, pour leur plus grand péril à tous deux, et cela inconsciemment, sans préméditation d'aucune sorte, par ce seul fait qu'il porte un splendide uniforme d'officiant et qu'il a de beaux gestes. Histoire presque universelle, qui pourrait s'appliquer à tous les prêtres de toutes les religions !
L'idée est juste, je crois ; le danger permanent. Il mérite qu'on y pense. Aussi qu'est-il arrivé ? On m'a interdit.
Eh bien, je crie, par le livre d'abords ; et je crierai ainsi jusqu'à ce que la pièce soit jouée. Il est vraiment insoutenable qu'à l'heure où les meetings ont pleine licence de se réunir, où les cabotins de tous les genres ont le droit de se jeter à la face les plus plates injures, les gens qui vivent dans leur coin, et qui peinent, soient les seuls à ne pouvoir exercer leur métier.
G. Ancey.


« CES MESSIEURS » ET LA CENSURE

On s'imagine, volontiers, au tapage qu'il mène si vaillamment que M. Brieux, l'honnête Brieux, est le seul auteur dramatique dont les pièces aient été, soient et seront interdites par la Censure. Eh bien ! il n'est pas le seul. Si extraordinaire, si inconvenant que cela puisse paraître à M. Brieux, il doit en prendre son parti, il y en a d'autres. Il y a, par exemple, M. Georges Ancey, pour ne citer que lui, aujourd'hui... Et, bien qu'il ne parle pas, à tout bout de champ, de rénover, de fond en comble, la société, bien que soixante reporters ne songent pas à se réunir en corps, pour le saluer à l'arrivée du train de Berlin, M, Georges Ancey me semble un dramaturge d'une autre envergure et — l'honnête Brieux me pardonne ! — d'une autre portée sociale que le prestigieux et actif auteur des Avariés.., J'ajouterais aussi, d'une autre signification littéraire, si cela pouvait venir en discussion. Mais il y a longtemps que l'honnête Brieux a, spontanément, honnêtement, et parce qu'il ne pouvait faire autrement, renoncé à toute espèce de littérature pour la carrière plus noble et moins difficile de l'apostolat... On ne peut pas tout avoir...
Donc, la Censure a interdit : Ces Messieurs, pièce en cinq actes de M. Georges Ancey... Or, comme M. Ancey n'a pas le génie de l'apostolat, qu'il se contente de vivre silencieusement, dans son coin, en écrivant des oeuvres fortes et belles, comme il ne donne point de 9 à 11, des consultations gratuites, dans les théâtres, cette mesure vexatoire, arbitraire n'a indigné personne, n'a même inquiété personne... On a mentionné cet incident, on a enregistré cet acte de défense républicaine en deux lignes succinctes, sans le moindre commentaire, dans un coin perdu des journaux... Et c'a été tout !...
Et que pouvait-il arriver d'autre, alors que l'honnête Brieux tenait la scène et les scènes, et les journaux et la rue, et les dispensaires et les académies, et les bureaux de nourrices, et les Parlements, et les fifres, les tambours, les grosses caisses, et jusqu'au pacifique M. Trarieux, qui ne parlait, pour venger l'offense faite à Brieux, de rien moins que de lancer contre M. Roujon, ennemi de la science et de l'hygiène publique, toutes les troupes de la Ligue des Droits de l'Homme...
Il se passa des choses véritablement délicieuses et qui donnent, quoi qu'on dise, du prix à la vie parisienne...
On vint interviewer M. Georges Ancey. Les reporters s'en allèrent, bourrés de documents, et l'on vit, le lendemain, dans les journaux d'information, d'énormes articles, couronnés de titres gras et de sous-titres sensationnels :

Nouvel exploit de la Censure.
« Ces Messieurs »
Georges Ancey proteste
L'homme et l'Ecrivain
Le Prêtre au théâtre
Le Théâtre au Vatican ?
Curieuses révélations
Que va faire Antoine ?

Et dans ces articles, intentionnellement consacrés à Georges Ancey, et à Ces Messieurs ! par une sorte de miraculeuse et irrésistible suggestion, il n'était, d'un bout à l'autre, question que de l'honnête Brieux et des Avariés...
On vint interviewer Antoine qui devait représenter, sur son théâtre, la pièce de M. Georges Ancey. Et ce brave Antoine, après de fougueuses déclarations, d'un ordre général, contre la Censure, ne parlait, lui aussi, que de l'honnête Brieux et des Avariés... Ces Messieurs, fit Georges Ancey, n'existaient pas, n'existaient plus. Et il se trouvait, toujours, par hasard, que l'honnête Brieux fût réellement présent aux interviews, qu'il fût dans le téléphone, dans le graphophone, dans le phonographe, ou encore qu'il animât de sa présence astrale les boiseries, les fauteuils, les tiroirs, les tapis, l'air ambiant... Si bien que durant plusieurs jours, j'eus et beaucoup eurent avec moi, cette sensation un peu effarante que Brieux n'était pas véritablement un être humain, mais une sorte de fluide bruyant et universel, une force inconnue, un élément encore indéterminé... quelque chose d'épars et de tout-puissant... comme l'électricité, et comme Dieu ! N'y a-t-il point d'ailleurs, dans ce nom sans prénom de Brieux, de même que dans le nom de Dieu — car qui sait que Brieux se prénomme Eugène ? — n'y a-t-il point une source de mystère et de sur-nature ? Dieu !... Brieux !... Le Brieux des bonnes gens !... Ah ! c'est rudement troublant, quand on y pense !
Et voyez jusqu'où les choses poussent l'ironie !... Moi-même, je voulais parler ici, uniquement, de M. Georges Ancey et de Ces Messieurs... Et, par une obsession diabolique, plus forte que ma volonté, je ne parle que de l'honnête Brieux et des Avariés...
Essayons, pourtant, d'écarter le maléfice.
Une fois sa pièce interdite. M. Georges Ancey pouvait se livrer à toutes sortes de déclarations héroïques et tabarinesques, à toutes sortes de manifestations extra-littéraires. Il pouvait appeler à la rescousse le chansonnier Couyba, et solliciter de M. Trarieux qu'il écrivît une lettre retentissante et qu'il mobilisât, une seconde fois, la Ligue des Droits de l'Homme. Il préféra publier sa pièce, tranquillement, sans esclandre.
Nous l'avons, aujourd'hui.
Je n'ai pas à en rendre compte. Mon but est autre, comme on verra, par la suite. Mais il me sera bien permis, toutefois, de saluer, à son apparition, quelque chose de très rare : une belle oeuvre.
Ces Messieurs, ce sont les prêtres, et le sujet est des plus simples : le détraquement moral, la ruine matérielle causés par l'introduction d'un prêtre dans une famille... Captation des coeurs et des bourses, emprise violente, par le mensonge lénifiant et par les saintes ruses, sur l'esprit faible de la femme et de l'enfant, nous voyons cela tous les jours... Les comptes rendus des tribunaux sont pleins de ces drames. Il n'y a peut-être pas une seule famille qui n'ait eu à déplorer, en quelqu'un des siens, la terrible, l'indéracinable influence du prêtre sur les âmes, nourries de mystères divins... Mais ce que nous ne voyons pas tous les jours, c'est la force d'humanité, c'est la beauté d'exécution sobre et puissante avec laquelle M. Georges Ancey, sûrement sans trucs, sans parti pris de haine, a su mener son oeuvre presqu'au chef-d'oeuvre... Il y a, dans Ces Messieurs, des scènes et des actes tout à fait admirables et dignes des maîtres. Et la signification sociale en est considérable. Cela tient, robustement, à côté de Tartufe, et cela nous émeut, peut-être davantage, parce que tous ces personnages, si vivants, si modernement vivants, nous les avons coudoyés, aimés, haïs... Et puis avec M. Georges Ancey, nous ne sommes pas en face de quelqu'un qui prêche, mais qui agit et qui réalise, dramatiquement, une des plus poignantes, une des éternelles histoires de notre vie...
Lorsque M. Roujon interdit les Avariés, nous sourions tout en protestant, et nous ne sommes pas, au fond, très irrités, parce que nous savons que M. Brieux gagne beaucoup à cette interdiction, et que nous n'y perdons rien... Mais quand il supprime une oeuvre sévère et haute, de l'importance littéraire et philosophique de Ces Messieurs, alors, nous nous indignons parce que nous savons que c'est plus que de la beauté artiste qui nous est enlevé, mais de la santé morale...
M. Roujon nous dit qu'il y a de certaines choses et de certaines gens qu'il ne veut pas qu'on transporte au théâtre : la syphilis et les prêtres. Soit.
Mais, alors, il ne faut point distinguer entre les prêtres. C'est tous les prêtres, les mauvais comme les bons, sur qui doit peser cet ostracisme dramatique... Justement, le Gymnase annonçait, tout dernièrement, qu'il allait reprendre l'Abbé Constantin...
Le moment venu, nous reprendrons, nous, cette conversation avec M. Roujon.

Octave Mirbeau.
(Le Journal, 24 novembre 1901)


Ces Messieurs sera jouée à Bruxelles, au Théâtre Molière, le 2 décembre 1903 et sera enfin représentée à Paris, au Gymnase, le 1er juin 1905.


Dans l''étude de Gustave Kahn sur le prêtre dans la littérature, publiée dans la Revue Blanche du 1er janvier 1902, intitulée "De Tartuffe à Ces Messieurs", On peut lire :
"Tout un mouvement littéraire se crée contre la puissance de l'Eglise, parmi lequel une oeuvre forte et consciencieuse entre toutes, Ces Messieurs, de Georges Ancey."

Ancey (Georges-Marie-Edmond Mathevon de Curieu dit Georges) 1860-1917.

Ces Messieurs. Comédie en 5 actes. Editions de la Revue Blanche, 1902, in-12, 10-304 pp. 10 exemplaires sur Hollande. Bande imprimée jointe ("Vient de Paraître / Pièce interdite par la Censure")




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