mercredi 18 mai 2011

Stuart Merrill, New-York, 1886.



Over the Sea

New-York, le 24 mars 1886.

New-York ! Sous un poudroiement de soleil et de fumée d'usines, les rues tirées au cordeau filent entre les maisons de briques ou de pierre brune ; à la hauteur des premiers étages, sur un grêle treillis de fer, tonnent les wagons et les locomotives du « chemin de fer élevé. » Une foule affairée grouille sur les trottoirs ; les osseux Yankees brûlent le pavé de leur marche de tarentule ; les chinois en blouses de cotonnades bleue se balancent sur leurs sandales d'osier, et les nègres de toutes nuances, le rire au dents et les bras ballants, déambulent d'une allure roulante. Parfois une nuée de gamins s'abat, agitant comme des ailes les feuilles encore humides du Herald : « Lire les compte-rendu du boxing-match entre Mitchell et Sullivan ! » Et peu à peu, à mesure que la horde de jeunes camelots gagne le haut de la ville, leurs appels stridents s'éteignent, et dans la buée de bruit qui flotte sur la rue tintinnabulent les aigres clochettes des tramways. Si, dans un accès de rêverie, vous levez les yeux au ciel, vos regards s'accrochent dans un inextricable lacis de fils télégraphiques et téléphoniques, et vous vous heurtez aux poteaux mal dégrossis qui, de quinze en quinze mètres, jaillissent du bitume.

La ville américaine n'a rien de la pittoresque laideur des antiques capitales d'Europe. Point de murailles lézardées où grisaille le salpêtre ; point de pignons mordant l'azur de leur anguleuse silhouette ; point de ruelles tortueuses que franchissent, comme les arc-en-ciel, les loques multicolores des pauvres. La misère des villes italiennes a la grâce mélancolique des vieilles gloires ; celle des villes anglaises vous étreint au coeur comme une strophe du Dante ; mais le quartier Mouffetard de New-York, dans le rouge crû des briques, sue la banalité des choses neuves, comme ces paysages de banlieue que le poète Ajalbert, âpre aquafortiste de plume, aime à griffer sur le papier.

Est-il étonnant que nos grands poètes en prose et en vers, Thoreau, Nathaniel Hawthorne, Edgar Poe, Sidney Lanier, dans leur horreur de la monstrueuse métropole, se soient bercés dans les feuillages des primitives forêts ou dans les magiques fumées de l'opium et de l'alcool ? Thoreau vécut la vie d'un solitaire au fond des bois et laissa des pages infiniment plus tristes que celle de Rousseau ; Hawthorne, sensitif géant, craignait la foule comme un enfant, et n'oubliait ses artistiques douleurs qu'en vue des montagnes du Massachusetts ou sous la splendeur du soleil d'Italie ; Edgar Poe, oh ! Je n'ai pas le courage de parler du doux poète damné, dont l'oraison funèbre, écrite à jamais par Baudelaire, semble pleurer en lettres d'or sur des plaques d'airain ; Sidney Lanier, dévoré du double amour de la poésie et de la musique, se pâmant, la nuit, aux sanglots des beaux vers et des violons, laissa de miraculeuses mélodies, et, pâle nostalgique de l'idéal, mourut du désespoir.
Lamentable martyrologue ! En vue de ces cadavres nimbés de l'auréole de l'art, l'on éprouve un formidable désir d'étreindre par la crinière le sphinx de la vie, et de lui faire dégorger son secret !

Je me suis plû parfois à créer pour mes auteurs d'artificiels paradis. - Thoreau aurait été un mahatma bouddhiste, extasié sur un pic de l'Himalaya, scrutant l'éternelle vision de la réalité des choses. Hawthorne aurait hanté quelque donjon féodal, aux meurtrières barrées de fer, comme on en voit surgir dans les dessins d'Hugo. Poe aurait dessiné son ombre, la nuit, sous les louches lanternes, contre les murs du vieux Paris. Lanier, dans un féerique palais, aurait éternellement bercé son âme aux soupirs d'invisibles orchestres.
Mais la Fatalité au sceptre de fer a décrété que ces amants de l'Irréel devaient se heurter à l'abominable banalité de la moderne Amérique. Le malheur leur a tiré de sombres lamentations, et les voilà morts, et déjà le vacarme des Bourses éteint la mélodie de leurs phrases. Le Beau est mort ; vive l'Utile !

Au moment où je termine cette causerie, qui s'est laissé leurrer dans les paysages jaunes du spleen, mon regard se porte, au-dessus de mon écritoire, vers trois eaux-fortes encadrées de noir. Ce sont les portraits de Théophile Gautier, de Baudelaire et de Poe. Il est curieux de noter les gradations de tristesse sur ces trois visages. Gautier, aux tempes encadrées de boucles sculpturales, redresse sa nuque puissante avec une fierté d'athlète et de poète ; mais en ses yeux, qui s'ouvrent sous de lourds sourcils, erre je ne sais quel désir inapaisé. Baudelaire, courbant le front, vous fixe de ses ensorceleuses prunelles, et son visage se plisse sous un sourire amer ; cependant la pose est calme ; on y devine la douleur de l'artiste, mais non celle du révolté. Quant à Poe, jamais ne saurai décrire sa terrifiante expression. Très pâle contre un fond noir, sa tête se dresse, agitant des cheveux sombres comme l'Erèbe ; un ombreux sillon lui creuse la joue droite, de la narine à la bouche, et sa lèvre se crispe dans un sourire de haine et de mépris ; ses yeux – ô ces yeux ! - expriment la terreur de la bête hantée par la meute, et flamboient sous un large et haut front, pareil à celui de Lucifer, le beau roi des anges révoltés.
Pourquoi fallait-il que le divin poète souillât ce front dans la fange des ruisseaux de Baltimore ? Pourquoi, ô bourgeois implacables, placides assassins de l'idéal, inventeurs de la lessiveuse automatique et du linge en celluloïd ? Pourquoi ?...

Stuart Merrill.

P. S. - Henry Gréville, épouse Durand, est en train de nous donner ici des conférences sur l'Art intimiste en France. Va-t-en voir, ô mon âme, si le pot-au-feu est à point !
La Basoche, avril 1886.

La Basoche, du 13 novembre 1884 à avril 1886, les tables.
La Basoche dans Les Petites Revues.




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