samedi 7 novembre 2009

Maison J. VALLÈS : LA RUE



Une visite au journal La Rue, de Jules Vallès, grâce au chapitre La Maison Vallès de Les Maisons comiques par Charles Virmaitre et Elie Frebault. P. Lebigre-Duquesne, 1868, illustration d'Alphonse Humbert.



Rue d'Aboukir, 9, au troisième, un escalier raboteux, impossible, vrai casse-cou offert en prime aux abonnés, en gratification aux rédacteurs. Sur la porte, en gros caractères rouges lisérés de vert :


LA RUE
Entrez sans frapper.



Cinq chaises de paille, une table en bois blanc surchargée de lettres, de papiers, de registres ; des charges variées collées le long des murs ; dans le fond, une vaste cheminée sans feu – parce qu'elle fume... Tel est le mobilier...
Universitaire ou saltimbanque, raseur ou grand homme, Bellenger [I], un petit gros, joufflu comme un bébé, vous mettra poliment à la porte en vous disant à travers le lorgnon qui lui dessine le haut du nez : - Ces messieurs ne sont pas là.
Parvenez à pénétrer dans le salon du fond, vous pourrez admirer toute la rédaction assise sur des piles de journaux, rôtissant ses jambes à la flamme d'un feu clair, et vif et devisant joyeusement aux affaires de l'État et des femmes de France.........
Donc vous avez fait un article et vous êtes venu tout tremblant, n'osant qu'à peine aborder le farouche Vallès.
- Voyons, lisez-nous cela un peu. (Garnier [II], n'oubliez pas d'écrire au journal la Loque ce que je vous ai dicté.)
- Lisez.
La voix est rude, l'oeil inquisiteur, la tête penchée sur la main gauche, le corps enveloppé dans un mac-farlane dont la pèlerine déployée semble menacer le postulant.
- Bien ! Pas mal ! Continuez.
- Puissant [III], vous soignerez votre père Hyacinthe... Ce n'est pas ça du tout !... Que diable parlez-vous de petites fleurs et d'azur !... Dites donc, l'abbé, ne manquez pas de dire que Veuillot n'est qu'un bohème... Appelez-moi Frédéric Morin [IV] un Marat de sacristie... Continuez, je vous prie, pas mal, pas mal... Jeune homme, il faudra nous apporter autre chose.

Vous revenez un soir, deux ou trois jours après :

- Ah c'est vous ! Je me rappelle. J'ai là votre article, j'en ai même retenu des phrases. Vous avez écrit quelque part : « Thérésa [V], c'est la Louise voyou du peuple... » Non ? Alors je me trompe : c'est moi qui l'ai écrit... pas mal, du reste, votre machin ; mais ça ne va pas au cadre de notre journal. Faites nous du vrai, du réel, du poignant, et de la politique en dessous, vous entendez ?

Malgré tout, sous son air rogue de chien en colère, avec sa voix sèche, incisive et cuivrée, sa façon brusque, ses intentions de briser tout, de trousser, de casser l'os, malgré les grands ciseaux qu'il promène du reste fort intelligemment dans les articles de ses rédacteurs ; malgré la manie de fourrer partout des déclassés, des bacheliers sans ouvrage et des lamentables, Vallès, le farouche Vallès, Vallès le brutal est au demeurant le meilleur fils du monde. Obligeant dans les limites de son influence et de sa paresse, et facile à s'enthousiasmer pour qui a un peu de talent et de coeur. Ses manières sont plus d'un aristocrate qu'il ne le croît lui-même : ce capitaine des déclassés ne vas pas au café, ne prend pas l'absinthe, se couche à neuf heures, se lève à cinq, s'ennuie dans les petites orgies de famille, dort dans son fauteuil au théâtre, se moque de tout ce qu'on peut écrire pour ou contre sa vie ou ses oeuvres : très-désolé qu'un duel qui eut du retentissement l'ai fait passer pour un spadassin, parce qu'il se figure qu'on ose pas dire de lui tout ce qu'on pense, par crainte de sa brutalité.
Il ne cesse de répéter aux collabos et aux débutants, à qui l'éreintement fait peur ou que la réclame chatouille, que tout cela ne leur ôtera pas un gramme de talent, s'ils en ont, et ne leur en donnera point, s'ils n'en ont pas.

C'est fort juste. Du reste, Vallès cache sous les apparences de téméraire, un grand bon sens : il voit vite et juste ; il a le style ardent, mais l'esprit froid. Il vise – et ne s'en cache pas – à la gloire et aux dangers de la vie politique. Outre les dons de l'orateur qu'il possède au suprême degré, il aura, s'il arrive, toute l'habileté d'un chef de parti, vous verrez !

Il voudrait être riche, qu'il le deviendrait. Né au Puy, moitié Auvergnat, moitié Gascon, il est un singulier mélange de rusé et d'audacieux, c'est une figure curieuse. Sa Rue est un journal qui datera dans l'histoire ; lui seul pourtant, dans la maison, était connu.

Mais Vallès appelle tout le monde à la rescousse. Il sait découvrir un écrivain comme un cochon trouve une truffe ; il aime à déterrer les talents qui s'ignorent comme il aimait, jadis, à mettre en lumière les monstres inconnus ; et plus d'un a dû d'avoir son nom connu dans le monde littéraire à son entrée en lice sous la guenille rouge qui sert à la Rue de drapeau.

C'est lui qui a exhumé Puissant, l'auteur des Écrevisses et du Moulin, lequel, le soir, à six heures, quand on va fermer le bureau, ne manque jamais d'inviter, à la bourguignonne, un des rédacteurs, tous les rédacteurs même, à venir manger en famille le veau aux carottes, dirigé par lui-même, ou l'oie aux marrons qui croustille dans sa graisse onctueuse ; le tout arrosé d'un petit vin de Bourgogne naturel, dont Maroteau [VI] garde religieusement le souvenir.

Ah ! Les joyeux festins qu'on fait là, sans façon, à la bonne franquette, les coudes sur la table, le gilet déboutonné ! Puissant triomphe au milieu de ses collaborateurs et amis qui dévorent ; il jouit de leur appétit autant et plus que du sien ; après boire, quand les têtes sont échauffées, qu'on a dit du mal de Jules Favre et du bien de Proudhon, le vigneron entonne de sa voix sympathique quelque chanson bourguignonne, l'on n'a plus envie de s 'en aller.

Car Puissant est bon musicien. C'est de lui qu'on a dit qu'il était le seul capable de remplacer Scudo à la Revue des Deux Mondes.

Maroteau est secrétaire de Vallès, un gamin celui-là, dix-neuf ans, de longs cheveux récalcitrants, et timide... au point qu'il passa trois jours avant d'oser se présenter, pour la première fois, au bureau du journal avec un excellent article : un Malheureux, qui, du coup, le mit au rang des plus effrontés rualistes (c'est ainsi que ses messieurs s'appellent). Maroteau (Gustave) devait être jeune de langue et gagnerait aujourd'hui 2,400 fr. dans une échelle quelconque ; il a mieux aimer s'essayer à crever de faim sur le pavé de Paris pour la gloire. Ce naïf et bon jeune homme – a fait des vers qui ont failli le brouiller avec Vallès, pour la vie !

Garnier a manqué d'y sauter aussi, Garnier, l'enfant chéri de la Rue, pourtant ; pensez-donc, il a lâché l'École normale et l'Université pour venir à elle. E.A. Garnier brûle du désir de succéder aux Paradol, aux Taine, aux About, aux Sarcey... S'il m'entendait, lui qui ne peut souffrir Francisque !

Et, cependant, quoi que vous puissiez dire, Garnier, contre cette alma parens, qui vous a nourri de pensums, de Virgile et de haricots, qui vous offrait tout à l'heure encore une bonne place de maître d'étude à Nice, où vous pourriez admirer de temps en temps Villemessant ; quoique vous puissiez écrire de fin, de vrai, de juste et d'honnête contre ce redoutable éteignoir des intelligences, vous en fûtes, vous en êtes, vous en serez toujours.....................................................................................................

..........Il y a un abbé à la Rue. Je ne sais pas le secret et n'ai jamais vu cet abbé-là, c'est un mystère.

Je connais Enne [VII] – j'allais parfois, il y deux ou trois ans, passer mes soirées du lundi, - pour rire un brin, - dans une société de petits jeunes gens, gentillâtres de lettres, qui se réunissaient à jour fixe autour d'un tapis vert pour discuter doctoralement, par demandes et réponses, les plus hautes questions de littérature et de philosophie, ridicules et pleins d'eux-mêmes. Un seul ne parlait pas, se contentant de fumer sa pipe en silence, regardant les autres avec un sourire goguenard, et n'ouvrant, par-ci par-là, la bouche que pour se moquer d'eux un tantinet. Il s'appelait Francis Enne. Les amis le prenaient généralement pour un imbécile, et le toléraient par habitude et compassion. Je compris qu'il était le plus intelligent de la bande, et la Rue s'est chargée depuis de me donner raison. Observateur brutal, comme il le faut, Enne voit toujours juste, et n'hésite jamais devant la vérité la plus douloureuse et la plus pacteuse – gagne sa vie dans un bureau de mairie, en attendant... l'avenir.

Le promeneur attardé, le soupeur harassé qui se trouve, par hasard, égaré sur le quai d'Orsay, vers une heure et demie du matin, peut rencontrer une ombre fantastique, un faucheux gigantesque, agitant dans le vide ses grandes pattes, et dont le vaste manteau noir se détache lugubre sur la brume indécise du crépuscule naissant. Une toque informe couvre sa tête inusitée ; des flocons de fumée sortent précipités de sa bouche armée d'une courte pipe en terre rouge... C'est Cavalier [VIII] qui se rend à l'usine J. T. Cail et Cie, loin, bien loin dans Grenelle. La veille au soir, il a terminé, copié et recopié son article. Son écriture fait le désespoir des compositeurs, il s'en console en pensant que son style fait les délices des esprits distingués. Le matin, il s'en va dessiner toute la journée, dessiner à raison de quarante centimes l'heure ; - un métier de brute, - en attendant les 20,000 francs qui lui manquent pour fonder une usine et gagner des millions. Fort en X, il a passé par l'École polytechnique, ce qui l'a rendu profondément matérialiste et raisonneur. Travailleur plein d'activité, quand il le faut, mais flâneur avec passion, Cavalier voudrait bien trouver quelque part une éducation à faire, mais aucun père n'a voulu, jusqu'ici, lui confier sa fille : il est trop laid !!!

C'est ce que lui dit souvent Bellenger, pour se venger des plaisanteries que Cavalier se plaît à faire à propos d'un amour passé, sur lequel Bellenger souffle comme sur un feu qu'on ne veut pas laisser mourir. Ce souvenir lui tire, du reste, de l'encre aussi bien que des larmes, et il écrit, en s'inspirant de jadis, des lignes barbouillées d'émotion.

Voilà à peu près toute la Rue. Il y eu d'autres rédacteurs, mais qui ne sont pas nés dans la maison, ou qui n'on fait que passer.

On n'entend plus le trombone éclater dans la profondeur du nez d'Albert Brun [IX], ce sous-officier réformé pour sa taille, qui pleure encore en pensant à sa grand-mère, et soupire pour de femmes en pastel comme un Léandre de comédie italienne.

On ne voit plus Arthur Arnould [X], qui fit un jour Pauvre garçon ! Un chef-d'oeuvre.
On ne voit plus Savinien Lapointe [XI] (est-ce un malheur ?), depuis la fois où, dans un dîner à quatre francs par tête, - café compris, - sur la hauteur de la chaussée de Clignancourt, toute la rédaction indignée faillit lui jeter des litres vides à la tête, alors qu'il déclamait ou s'essayait à déclamer : Le Mendiant, pièce de vers !!!
Et du pain !

Vallès inséra pourtant le morceau, dur sacrifice à de vieilles amitiés ; sacrifice qui lui coûta cher, car il n'eut plus de prétexte pour refuser ensuite une dernière poignée de main à Dantrague [XII] mourant, un sourire à André Lemoyne [XIII].

Tous ces gens de la Rue, en dehors du chef, qui peut placer partout sa copie au prix fort ; tous ces gens, dis-je, non pas précisément signé de pacte cabalistique avec le diable... sinon pour le tirer par la queue...

Bah ! On vit tout de même, et le journal ne s 'en porte pas plus mal (1).

Les bureaux sont gais à toute heure. On y blague assez agréablement le prochain, - devant comme derrière ; - et l'on y reçoit souvent des visites agréables. Plus d'une femme s'est présentée, qu'on a revue le soir glisser au bras d'un rédacteur, dans des rues aristocratiques. Maintes fois, des gens du commun sont venus serrer la main des courageux jeunes gens qui parlaient pour eux et comme eux, racontaient leurs misères et leurs joies mieux qu'eux-mêmes.

Dans les entr'actes, quand le journal est fait, il y a la partie de boxe ou d'escrime, de savate ou de chausson, souvenir des luttes antiques et de l'arène Le Peletier. On ferme la porte à clef, et en avant coups de poing, coups de pied, coups d'estoc et de taille. Simple histoire de développer les organes et de redresser les torses mal conçus, car on n'a jamais eu l'intention de se préparer ainsi aux luttes à venir.

Quand la plume de Vallès attaque, elle demande que la plume d'autrui lui réponde, et ne craint pas la riposte, toujours prête et bien prête à la parade ; mais elle méprise parfaitement les batteries et les gens qui menacent sans cesse de coucher leur ennemi sur le terrain. Vallès est pourtant un des bons élèves de Dumesnil, le maître d 'armes, et le Benjamin de Lecour, le savatier.

Savez-vous le meilleur moyen de faire passer un article à Vallès ? C'est de le tomber entre deux et quatre heures de l'après-midi.

Pouvillon [XIV] l'a bien compris, et c'est à l'oeil poché que Vallès à traîné quelques temps dans Paris que la Rue doit son nouvel adepte, et je l'en félicite.

Pouvillon aura, dit-on, un jour 300.000 livres de rente. Pourquoi donc fait-il de la littérature ? C'est qu'il aime à ciseler dans le silence du cabinet de petites scènes pleines de vie, de sentiment et de réalité. Il travaille avec conviction et bonheur, et il s'admire ensuite naïvement dans ses oeuvres. Heureux mortel !

Mais il n'est pas question de rentes pour entrer à la Rue : il n'est pas même besoin d'être homme de lettres.

La porte est ouverte toute grande, à deux battants ; entrez ! Vous qui souffrez, vous qui avez des regrets, des remords même, vous qui vivez en bas, amers et désespérés, écrivez ce que vous pensez, comme vous le pensez, sans phrases, avec des sensations et non pas seulement avec des mots ; et si parfois une phrase choque les heureux, tant mieux !

Ne craignez rien, soyez hardis jusqu'à la témérité ! Vallès ne coupe que les parties molles, et n'a peur de rien !

Quand le Timbre voulut faire un procès à la Rue, Vallès lui cria carrément : « Faites le procès, je ne reculerai pas d'une semelle ! » et le Timbre ne fit pas de procès.

Quand le petit Marx (Adrien) [XV] - pauvre garçon – se fâcha tout rouge et parla de faire aussi son petit procès en diffamation, Vallès lui cria encore : « Marchez... mais marchez donc ! » Et Marx ne fit pas de procès.

Quand... Mais j'allais oublier deux censeurs avec lesquels il faut compter.

Limozin d'abord, Scipion Limozin, le gérant responsable, vénérable vieillard qui garde encore trois cheveux blancs et le respect de sa position dans une foule de sociétés utiles et publiques ; Limozin qui fut un lapin comme un autre en son temps, mais qui depuis a pris de l'âge et du poids, et conseille toujours à la jeune armée d'être prudente, très-prudente ; ce qui ne l'empêchera pas de faire deux mois à Sainte-Pélagie ; - que dira-t-on dans sa province !

Puis voici Kugelmann, l'imprimeur. Ah celui là, prenez garde de tomber sous son lorgnon inquisiteur. Il ne fait jamais grâce, et j'estime qu'il n'est peut-être pas dans la collection de la Rue, un seul article, un seul dessin qui n'ait été quelque peu tronqué par sa bienveillante inquiétude.

Grâce à lui, des numéros en masse sont restés improductifs, retenus par ses craintes dans les magasins ; grâce à lui, le numéro 27, - Cochons vendus, - n'a pas vu le jour ; et sans attaquer en rien le jugement qui supprima la Rue, on s'est étonné dans le public d'une condamnation qui frappe ainsi le poulet dans son oeuf, la pensée dans le cerveau de l'auteur. Aucun exemplaire n'est sorti de l'imprimerie ce jour-là ; les rédacteurs eux-mêmes n'ont pu relire leur prose sur la feuille humide échappée à la presse : où diable l'avocat général a-t-il pu se procurer ce journal introuvable pour asseoir dessus son instruction ? Si j'ai bonne mémoire, il a fallu que Me Laurier lui empruntât ce précieux document pour en prendre connaissance dans l'intérêt de son client.

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La Rue n'a pu trouver grâce devant le tribunal : elle a été condamnée à disparaître, accusée de s'être occupée de politique, quand elle avait le droit seulement de causer littérature. Elle chantait la Marseillaise quand il lui fallait murmurer Petit oiseau !

C'est une page de Vallès qui a mis le feu à la maison. A propos de la loi militaire, il brosse un matin un article qu'il appelle les Cochons vendus. C'était le lendemain de l'exécution d'Avinain [XVI] ; il commande, en même temps, pour la troisième page, un dessin représentant la cellule d'un condamné à mort.

On voit sous le drap blanc et triste comme un linceul un homme couché comme un cadavre : près du poële qui ronfle, un soldat est assis, tête bestiale, dos lourd, il se chauffe stupidement les mains. C'est l'abrutissement de l'obéissance, l'exécution résignée et muette de la consigne funèbre.

Le dessin est malhabilement tracé ; il y a des fautes de goût, un contre-sens : mais l'idée est grande dans sa simplicité et saisit le coeur.

Telle est, ce jour là, la huitième page de la Rue. La première est aux Cochons vendus.
Ils sont vendus, mais non livrés, les malheureux ! L'imprimeur, au dernier moment, refuse de se dessaisir des exemplaires. Vallès arrache à Kugelmann le service des abonnés, sept ou huit cent feuilles, mais tout le reste est mis sous clef ; ce qui n'empêche pas le parquet d'entrer dans le jeu et de poursuivre, non point Vallès, auteur de l'article, mais le gérant, M. Limozin, dit Scipion ; un brave homme qu'on a décidé, on ne sait comment, à courir les chances de la prison, à condition de toucher 25 francs par mois. M. Limozin a cinquante-cinq ans ; il est chauve, ressemble à Henri IV se laissant aller le matin de sa première bataille. Il n'en garde pas moins l'attitude fière du héros quand le président Delesvaux prononce sa condamnation à deux mois de prison. Vallès est là qui le regarde et rallume le courage du vieux aux éclairs de ses grands yeux noirs.

Limozin aurait envie de crier : Miséricorde !! mais le rédacteur en chef exige qu'on lutte jusqu'au bout et qu'on meure avec grâce. Il lève le pouce comme la vestale antique.

Et voilà comment l'imprudent vieillard, se faisant appeler Scipion, conduisit le deuil de la Rue.
La maison Vallès ne s'écroula pas pour cela. On décida qu'on tiendrait jusqu'au bout, qu'on vivrait tant qu'il y aurait une juridiction à épuiser.
Le 20 janvier, anniversaire de la mort de Proudhon, un numéro tout entier fut coupé dans l'oeuvre du grand penseur, et Courbet envoya un dessin représentant d'après une photographie de Carjat, Proudhon sur son lit de mort.
C'était encore là une idée de vrai journaliste, une trouvaille et, sous une forme simple, une machine de guerre : mais, franchement, l'administration n'avait rien à dire, et l'on fut tout étonné d'apprendre que le dessin de Courbet n'était pas autorisé et ne paraîtrait ni à la première ni à la dernière page de la Rue.
Courbet et Vallès protestèrent, rien n'y fit. On se résigna à ne pas mettre Proudhon mort ; on encadra le journal de noir, et, au lieu d'un dessin, Courbet envoya une lettre que l'on autographia. Ce numéro devait être tiré à 30,000 exemplaires.
Mais cette fois encore, l'imprimeur se ravise ; il a peur, et, moins heureux même que le numéro des Cochons vendus, le numéro de Proudhon n'est tiré qu'à dix exemplaires ; au onzième les presses s'arrêtent.
Vallès va ailleurs. On le voit sur tous les points de Paris, les cheveux au vent, courant après un imprimeur moins poltron. Rien à faire ! On sait que la Rue est supprimée, que le rédacteur en chef est mal en cour, que Rochefort et lui sont les bêtes noires du ministère, et personne ne consent à tirer le numéro de Proudhon. Douze imprimeurs s'y refusent.
Vallès sacrifie Proudhon et, lâchant la Rue, se propose de le remplacer par le Peuple. Mais c'est une panique générale. M. Pinard [XVII] épouvante les plus brave ; la maison Vallès est marquée d'une croix rouge comme l'hôtel d'un hugenot à la Saint-Barthélemy, et le rédacteur en chef avec ses collaborateurs, est condamné au silence !
On le rompra, ce silence, le jour où la loi permettra de fonder le Peuple politique.
Il n'a, ce journal-là, qu'à garder l'allure et à montrer le courage qu'avait la Rue, pour être une des feuilles les plus curieuses et peut-être la feuille la plus hardie de la presse contemporaine.
C'est bien ce qu'il faut à Vallès, les hasards et les périls du Forum ; lui et sa bande, ils feront, je vous le promets, un fier tapage.
De cette maison là, on tirera sur tout le monde, Vallès l'a dit dans le dernier numéro de la Rue, et l'on peut écrire comme une devise sur sa maison battue en brèche cette phrase de son oraison funèbre (11 janvier 1868) :
« Nous continuerons ici ou là, chez nous ou chez les autres, tous ensemble, à frapper au coeur ou à rire au nez des plus redoutables et des plus illustres : les redoutables qui menacent de leur influence, et les illustres qui abusent de leur gloire.
« Nous continuerons à battre en brèche tout ce qui, en dehors de l'État ou de l'Église, est caserne ou sacristie, attaquant l'ennemi par la colère ou l'ironie, cette arme blanche de l'esprit français. »

(1) Il y a eu du neuf depuis que ces lignes ont été écrites.

Notes de Livrenblog :

[I] Henri Bellenger écrira avec Vallès un drame en 12 tableaux, La Commune de Paris, il collaborera à La Rue de 1867 et La Rue de 1870 ainsi qu'au Cri du Peuple en 1871 où il fut secrétaire de rédaction.

[II] E. A. Garnier. A propos des collaborateurs de La Rue, Jean Richepin, dans Les Etapes d'un réfractaire, Jules Vallès, écrit : « On y trouve d'autres écrivains qui depuis ont changé de drapeau, ou qui n'ont fait que jeter là leur gourme : E. A. Garnier, E. Lemoyne, F. Enne, E. Blavet, etc... »

[III] G. Puissant, collaborera à la Marseillaise de Rochefort, il était en fait un mouchard. D'après les souvenirs du préfet Louis Andrieux, un agent du commissaire de police Lombard « Il attachait d'ailleurs de l'importance à n'avoir qu'un personnel intelligent et instruit. Il s'adressait de préférence aux journalistes. C'est ainsi qu'il embaucha ce malheureux G. Puissant, qui fut brûlé par la Lanterne »

[IV] Frédéric Morin (1823-1874), journaliste et homme politique il appartint, un temps, au groupe des démocrates catholiques, ce qui explique ce « Marat de sacristie ».

[V] Thérésa (Emma Valladon 1837-1913) chanteuse de cabarets et café-concerts très populaire, elle est considéré comme la diva du peuple. Vallès écrit dans Le Cri du Peuple : « Un jour une femme arriva avec une voix et un geste virils, dans cette époque où les hommes avaient la bouche cousue et les bras coupée [...] Et le peuple comprit, applaudit, et fit la gloire et la fortune de cette chanteuse du Sapeur, qui sapait l'Empire en rigolant ! »

[VI] Gustave Maroteau, communard, principal rédacteur du Salut Public, il mourra au bagne. Dans L'Insurgé Vallès laissera de lui ce portrait : « Il m'est arrivé un jeune homme de seize ans, à la figure maladive, avec des airs de fille, mais aussi avec l'ossature faciale d'un gars à idées et à poil. Espèce de moulage de plâtre jauni à l'air, avec le rat de la phtisie logé dedans ! C'est Ranc qui me l'a envoyé ».

[VII] Francis Enne (1844-1891) Ses deux volumes, D'après nature (1879-1883), publiés chez Kistemaeckers, reprennent la plupart de ses écrits publiés dans La Rue.

[VIII] Georges Cavalier (1842-1878). Sa collaboration à La Rue se limite à six articles sur les grandes écoles et des coins pittoresques de Paris. On trouvera dans « Georges Cavalier dit Pipe-en-bois » par Jean-Jacques Lefrère, précédant Les Mémoires de Pipe-en-bois (Champ Vallon, Dix-Neuvième, 1992), un large aperçu de la vie de cette figure pittoresque du journalisme, du théâtre (il menait des cabales), et de la politique.

[IX] Albert Brun avec Georges Cavalier fera parti du cabinet de Gambetta lors du gouvernement de Défense nationale en 1870. Cavalier écrit dans ses Mémoires : « Albert Brun que Lissagaray avait amené et qu'on prenait pour un caniche de fidélité. Albert Brun, petit journaliste piocheur, faisait un excellent employé aux écritures. Il était dans la misère. » Envoyé par Laurier dans le Gers, il y assura l'intérim de la préfecture durant la Commune, profitant de cette position il fut bientôt nommé sous-préfet « en passe de devenir préfet » Cavalier lui reproche d'avoir tourné le dos à ses amis et à Lissagaray en particulier.

[X] Arthur Arnould (1833-1895). Ecrivain et journaliste d'opposition au second-empire, il prendra une part active à la Commune. Adjoint au maire du IV arrondissement en 1870, élu au Conseil de la Commune en 1871, le 1er mai il est chargé du Journal Officiel de la Commune. Il est l'auteur d'une Histoire populaire et parlementaire de la Commune de Paris, et écrit de nombreux romans sous le pseudonyme d'Arthur Matthey.

[XI] Savinien Lapointe (1812-1893). Ouvrier poète des années 1840, il est l'auteur de nombreuses chansons, poèmes et contes et recueilli les Mémoires de Béranger en 1857. Combattant de 1830 et de juin 1832, il rallia l'Empire.

[XII] Sur Gabriel Dantrague on peut lire cette note annotant un passage des Mémoires de Jules Levallois recueilli par W. T. Brandy et Claude Pichois dans Baudelaire devant ses contemporains (Editions du Rocher, 1957). « Mort en 1867 du « mal de Paris », il avait été attaché fort jeune au bureau de l'Esprit public et était entré ensuite dans l'armée du Corsaire-Satan. On consultera sur lui un article de Marie de Saint-Germain dans les Tablettes de Marseille du 28 octobre 1868. »

[XIII] André Lemoyne (1822-1907). Poète, il fut avocat, typographe, correcteur, puis bibliothécaire de l'Ecole des arts décoratifs. Ses oeuvres complètes se trouvent chez Alphonse Lemerre.

[XIV] Emile Pouvillon (1840-1906). Ecrivain, c'est dans La Rue de Vallès qu'il publia ses premiers textes.

[XV] Adrien Marx (1837-1906). Journaliste au Figaro.

[XVI] Jean-Charles Avinain après dix-huit ans passé à Cayenne, il revint à Paris où il tua deux grainetiers. Il fut exécuté le 28 novembre 1867.

[XVII] Ernest Pinard (1822-1909), procureur impérial célèbre pour ses poursuites contre Madame Bovary de Flaubert et les Fleurs du Mal de Baudelaire et Les Mystères du Peuple d'Eugène Sue.



Dans Livrenblog : Jules Vallès - Séverine, documents. Thérésa par Barbey d'Aurevilly.

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