jeudi 14 février 2008

Concours Remue-méninges : Le gagnant


La question était difficile, mais C. Arnoult à découvert notre auteur mystère, il s'agissait de Georges Pioch et d'une nouvelle intitulée Vénus, extraite de son recueil Les Dieux chez nous, publié chez Ollendorff.
L'occasion est trop bonne de publier l'intégralité de la petite nouvelle, qui irrésistiblement nous fait penser au bon Charles-Louis Philippe, tant pour le style, le choix du sujet, et son sensible traitement.


Vénus

La première fois que je l’ai vue, elle m’a tapé sur le ventre et m’a dit : « Bonjour, mon gros père ! » J’ai compris qu’elle était familière. Elle m’a dit des paroles témoignant que la sévérité n’était point dans ses habitudes. J’ai plaisanté ; puis elle a passé. Alors, je l’ai contemplée qui vivait légèrement sur le boulevard. Son physique le lui permettait. Les quelques privautés que ne décourage point une femme familière m’avaient prouvé qu’elle dédiait à l’inconnu des seins menus et droits, et que ses bras étaient animés d’une force aimable et liante. Son sourire prodiguait sa jeunesse ; et ses yeux infiniment béats ne dissimulaient aucun rêve. Elle savait intuitivement, sans doute, que la nature ne fait avec soin que les toutes petites femmes : elle était toute petite avec sérénité.Elle a passé, s’arrêtant fréquemment parce que notre agitation est hasardeuse. Elle s’est plue au regard de tous les hommes qui l’envisageaient ; elle n’a point tapé sur le ventre de ses interlocuteurs, pour l’unique raison, sans doute, qu’ils n’en avaient guère. Mais il n’est pas impossible qu’elle leur ait précisé avec familiarité quelque particularité de leur physique. C’est ainsi qu’une petite femme qui vit légèrement sur le boulevard va, sans penser à mal, d’un gros père à un père moins ample. J’ai compris, à la bien considérer, que je suis paternel.
Les soirs m’ont multiplié le bénéfice spirituel de sa rencontre. Entre autres paroles essentielles, elle m’a dit : « Tu as l’air d’un gros bébé. » J’ai compris alors que, même lorsqu’elle vit légèrement sur le boulevard, une femme est toujours maternelle. Je lui dois ainsi l’aubaine de certains compliments dont un homme n’est flatté que s’il tient absolument à l’être.
Une petite femme qui vit légèrement sur le boulevard est une aventure innombrable et méconnue. A la bien pénétrer, on se prendrait de mépris, sans doute, pour l’aventure qu’accomplissent en eux certains bandits ou héros. Mais il n’est permis qu’à de très rares douleurs de savoir que le miraculeux, ici-bas, c’est, surtout, ce qui est normal et quotidien. Or, dans tous nos jours de Paris, il y a le contact de misère et de fleur d’une petite femme qui vit légèrement sur le boulevard.
Elle est comme l’émiettement de Vénus, laquelle ne serait qu’une femme si elle n’était, éternellement, l’opulence fertile des collines et la vague luxuriante des mers. Elle dispense au moisir des passants, à leur désir, la forme ancrée de la tendre Déesse. Et c’est grande bonté, ici-bas, qu’elle veuille bien se croire notre obligée, notre servante, parce que nous avons salarié son accueil.
Vénus terrestre qui, par les largesses, humilierais Vénus du ciel, si la vie humaine était une maladie des étoiles ! Vénus terrestre, nous ne voulons savoir de toi que ton sourire : et nous appelons « fard » ce qui saigne à tes lèvres, inépuisablement !...
Mais c’est tout un poème en moi que d’avoir imaginé la petite femme dans les apprêts qui lui permettent de vivre légèrement sur le boulevard. Chaque jour elle fait minutieusement le chef(d’œuvre fragile de sa personne vouée. Elle le défaut chaque soir, avec une insouciance plus généreuse encore qu'intéressée. La Fortune est pour elle une fatalité intacte : elle la mène de « gros pères » qui sont aussi des « gros bébés » en « grands frères » qui sont, plus facilement que les gros, des « grands chéris ». Il suffit d’un soir favorable et abondant pour que toute la nation communie en elle sous les aspects de son corps les plus licitement constitués. Il suffit d’un moment bref et fébrile pour qu’un Shakespeare ou un Dostoiewsky errant étreigne en elle toute la douleur humaine, empruntant à son pauvre sourire un monde de conscience et de pitié. Elle serait immense, si elle savait ; par elle, nous exaucerions, peut-être, notre cœur, si nous savions…
Un soir, des soirs encore, puis tous les soirs, on cherche en vain la petite femme qui vivait légèrement sur le boulevard. On se dit : « Allons ! tant mieux, elle est casée. Elle était trop gentille pour continuer cette existence là. » Mais il arrive qu’on lise : « Une femme galante a été assassinée, hier soir. Elle était petite de taille, - presque une enfant. » On reconnaît alors que Vénus n’est pure lumière qu’au ciel. On a discerné que la terre n’est pas toujours favorable à son abandon. On pense qu’on eût pu dire amoureusement à celle-là : « Si tu ne fais pas le bien, tu ne fais pas le mal. Mais c’est grande pitié qu’un cœur de petite femme que la tendresse d’un homme ne rythme pas. » On a lu, quelque part, que c’est l’amour, surtout, qui sauve.
Et l’on éprouve, ces soirs-là, la vanité des études classiques.


Georges Pioch.

Georges Pioch (1873-1953), anarchiste, puis socialiste, proche de Romain Rolland il restera surtout un pacifiste, il fut président de la Ligue Internationales des Combattants de la Paix . A coté de ses écrits de militants, des poèmes, romans ou pièces, il tiendra des chroniques musicales et se montrera un fervent de Beethoven à qui il consacrera un livre. Pour expliquer les indices donnés rappelons qu'il est l'auteur de L'Impuissance d'Hercule ("les failles d'un homme fort") et de nombreux articles et portraits pour le journal les Hommes du Jour de Victor Méric. La citation de Francis Jourdain est extraite de Sans remords ni rancune, Corrêa, Le Chemin de la Vie, 1953.


Encore bravo à C. Arnoult, qui oeuvre au blog consacré à Han Ryner, il gagne les trois numéros du Courrier Français, il devra pour cela me donner une adresse en laissant un message (que je garderais pour moi) sur le blog.

Envoi de Georges Pioch à Léon Bazalgette sur son premier livre La Légende blasphémée.
aux Editions du Mercure de France en 1897


On trouvera dans la bibliothèque symboliste virtuelle du groupe de discussion "Les Amis de Saint-Pol-Roux" un bel envoi de Pioch à Louis Lumet (un auteur qui figure sur ma liste des billets "à faire").


Quelques oeuvres de Georges Pioch

Georges Pioch dans Livrenblog : La Femme, son lion et l'homme. une visite à la baraque foraine de La Goulue.




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