lundi 20 juillet 2009

La Critique. Une enquête sur le droit à la critique. 1896.




Dans le N° 24 de février 1896, commence dans la revue La Critique (1), une enquête sur le droit à la critique, orchestrée par l'un de ses principaux collaborateurs, Alcanter de Brahm (1868-1942), l'auteur de L'Ostensoir des ironies dont la seule gloire posthume reste d'avoir inventé le fameux point d'ironie (2). Voici la question posée, et quelques réponses choisies parmi les trente-quatre reçues :

Notre référendum
Droit de critique


« Rien, écrivait La Rochefoucauld, ne doit diminuer la satisfaction que nous avons de nous-mêmes, que de voir que nous désapprouvons dans un temps, ce que nous approuvons dans un autre. »
Et plus loin.
« La vérité ne fait pas tant de bien dans le monde, que ses apparences n'y font de mal. »
Donc, partant de cette donnée, et désireuse de réunir à cet effet l'opinion des jeunes autorités littéraires, artistiques et critiques les plus incontestées, La Critique les a priées de vouloir bien lui donner leur avis sur la question ainsi posée.
Le droit de critique en art et en littérature est-il absolu ou limité ? - Raisons.
Peut-il s'étendre à l'investigation des gens, des moeurs, des habitudes : ajourer le mur de la vie privée, ou se superficialiser à l'oeuvre seule ?
Bien que nous ayons laissé toute latitude, pour le temps de réponse, à nos confrères, nous avons cru devoir publier dès maintenant les avis les plus empressés, ce dont nous les gratulons vivement. Les autres réponses suivront dans le prochain numéro.
Cette mesure s'explique aisément si l'on songe qu'une trop longue attente, motivée par l'espace de deux ou trois parutions bi-mensuelles, susciterait peut-être à des reporters indélicats l'intention d'un dol d'idées tout gratuit, et dont nulle loi ne saurait prévoir la sanction.
Alcanter de Brahm.

Exercer la critique, c'est acquérir le droit de juridiction sur les idées d'autrui. Ce droit suppose donc l'intégrité et la rectitude d'un esprit présentant des garanties aussi absolues que celles exigées des juges de droit commun, alors que ces derniers agissent cependant dans un domaine plus limité.
Sans quoi, la critique devient une source d'erreur et fausse le jugement.
Toutefois je maintiens que dans les rapports qui lient la vie privée d'un homme à son oeuvre, les deux peuvent être examinées sans contrainte, sans scrupule, à condition toutefois que le résultat de cet examen ne puisse nuire qu'au seul auteur, le cas échéant, et jamais à ses proches.
Je n'estime pas beaucoup le critique n'écrivant que pour éreinter, mais l'expérience m'a fait conclure à la nécessité d'outrer parfois dans un article de journal, des critiques qui eussent été moins acerbes dans une revue ou dans un livre où elles eussent retenu plus vivement l'attention du lecteur.
Georges Montorgueil.

Évidemment oui, le droit de critique doit être limité et même très limité. Non seulement j'estime que le critique ne doit pas fourrer son nez, de peur de le salir quelquefois, dans la vie privée de l'artiste, mais aussi qu'il ne doit formuler sur l'œuvre que des appréciations bienveillantes.
Si une œuvre le choque, qu'il s'abstienne !
Son opinion est toujours et forcément partiale : il peut donc se tromper et tromper en même temps le gros public, lequel étant incapable de penser par lui-même croit ce qui est imprimé, ce que raconte son journal.
Jossot.

Qu'un auteur soit maigre ou gras, chauve ou chevelu, amoureux de vieilles femmes ou de petits garçons, qu'importe si son œuvre rayonne en beauté !...
La critique intelligent devrait ne jamais s'occuper des personnalités. Je voudrais même que l'ont fit abstraction du côté soit-disant moral ou immoral d'une œuvre et qu'on ne la jugeât que pour les joies qu'elle procure.
Si j'étais anglais et milliardaire et que je trouvasse géniale l'œuvre d'Oscar Wilde, je n'hésiterais pas à élever à l'auteur du Portrait de Dorian Gray, au centre même de Londres, la plus colossale statue que la terre ait portée.
Armand Charpentier.

Peu, dans la presse osent formuler à haute voix, le mépris dont tous chuchotent, et en lequel s'enlisent certains écrivains.
Je n'ai pas peur, ayant affronté de plus nobles orages : prête à en affronter bien d'autres, pour ce que je sais être mon droit, et pour ce que je croit être la justice.
S'il est des hommes qui hésitent et reculent devant les ordinaires procédés de polémiques, la facilité des mensonges, la virulence des épithètes, il n'est pas mauvais pour ce temps de vouloir qu'une femme donne le spectacle d'une vaillance inaccoutumée.
Séverine.

A la suite de quelques lignes que j'ai écrites sur Verlaine, en tâchant de dire honnêtement ma surprise de voir la jeunesse littéraire actuelle choisir presque tous ses maîtres parmi les écrivains foudroyés, incompris, même inconnus, on m'a répondu galamment que ma remarque venait de la fureur jalouse où me jetait le parfait dédain de cette jeunesse à mon égard. Mon Dieu, oui, ces jeunes gens n'y vont pas par quatre chemins ; quiconque discute leur Panthéon, ne peut être qu'un bas envieux, grelottant à la porte, dans le désir irréalisable d'y entrer. Si tu attaques nos maîtres, c'est que tu te fâches de n'être pas un dieu. Et voilà un homme convaincu à la foi de laide colère ; d'envie impuissante et de talent radicalement démodé.
Emile Zola.

Le droit critique ne saurait être limité que par des frontières mobiles.
L'écrivain, l'artiste – regardé en lui-même – complète son œuvre et l'explique. Il y a dans l'homme les origines et l'on peut dire, les racines de ses manifestations de sentir et de penser. Je crois du moins que tout effort véridique et profond est marqué du sceau de la personnalité intime. Donc le vrai critique doit être un biologue, non pas un biographe. Et c'est là que l'on peut discerner l'équilibre nécessaire entre l'étude réfléchie, pénétrante, et d'inutiles indiscrétions. Retrouver le sens, le point de départ, l'intention de l'œuvre, dans les attitudes, les mœurs, , le visage même de l'écrivain ou de l'artiste, c'est agir en esprit consciencieux, c'est chercher le mystère de la genèse cérébrale jusqu'en les symboles mouvants des âmes et des corps. Mais il est aussi inutile que malséant, de fouiller dans les coffrets de la vie privée, de cambrioler les serrures secrètes ; car le but de ces exploits sans gloire, ne peut être qu'une curiosité malsaine et qu'une froide méchanceté. Le critique impartial ne verra de l'individu que ce qui lui est indispensable pour son alchimie de critique, c'est-à-dire, pour extraire des phénomènes concrets les idées générales qui en résultèrent. Ainsi une humble anecdote peur ébaucher un poème, un geste transitoire, légitimer tout un style.
Frontières mobiles, délicates à l'infini, resserrant tantôt, tantôt élargissant ce lit de Procuste ou se recroquevile et puis s'allonge le sage, qui tente d'accomplir sur les travaux humains, l'œuvre patiente d'un Darwin en face de la nature. Qu'il est vain de fixer des lois, d'imposer un catéchisme ou un code à celui qui ne doit écouter que les conseils de sa conscience et les arrêts de son intellect ! Le critique doit être un moraliste dans le sens élevé du terme et aussi un observateur impartial, et en quelque sorte obéissant devant ce petit univers qu'il doit raconter, commenter, réviser même. C'est donc en lui-même qu'il trouvera ses droits autant que ses devoirs, et les mesurer pour ne pas les outrepasser.
Jules Bois.

Le droit de critique est absolu, lorsqu'il va de l'œuvre au causes même intimes qui l'on fait éclore. C'est malheureusement un procédé d'investigation que l'on délaisse pour se complaire à la divulgation d'inutiles insanités. Mais on y reviendra, parce qu'il est bien prouvé qu'il est le fondement de l'histoire littéraire d'une époque.
Joseph Charrier.

La critique n'est peut-être pas un droit, mais elle est universelle, il m'arrive quelque fois de critiquer un livre et je n'en écris pas
Marc Mouclier.

Tout œuvre, tout acte quels qu'ils soient, relèvent de la critique, l'idée comme le sentiment pouvant après discussion, acquérir un intérêt qu'ils n'avaient pas primitivement.
Pourquoi le droit de critique serait-il limité, puisque le droit d'agir ne l'est pas, et n'est-il, somme toute, pas intéressant de savoir si tel chantre attitrés des étoiles, marche réellement sur une bande d'azur, si tel éreinteur d'estoc et de taille, moraliste calvinisant, a le geste aussi beau derrière les paravents.
On parle de photographier les cervelles, la besogne sera mince je crains, mais osez donc sonder l'opacité des cœurs.
Là, rien peut-être; ici, quel charnier.
E. de Solenière.

Les droits de la critique sont ceux qu'elle prend, mais il faut souhaiter qu'elle en prenne le moins possible et se borne à juger l'œuvre, l'œuvre toute seule, telle qu'elle se promène nue à travers le monde intellectuel.
Cela, s'il est question d'œuvres d'auteurs vivants.
Une critique scientifique ou totale, étudiant tout l'homme pour mieux comprendre toute l'œuvre, n'est tolérable que très tard, l'auteur mort et déjà historique.
Remy de Gourmont.

Mon avis est que ce droit est absolu. Son exercice suppose seulement de la part du critique qui s'érige en juge, une sincérité et une compétence sans lesquelles ses jugements ne sauraient avoir de portée.
Edouard Colonne.

A cette question où les avis doivent être très divers, voici le mien, en restant sur le terrain artistique, et posant comme principe qu'un artiste n'étant pas un homme public son œuvre seule doit être discutée, et du reste, qu'importent à la valeur de l'œuvre, la vie et les habitudes du créateur de cette œuvre.
Lorsque la vie de l'artiste est simple, comme tout le monde, (pour employer la formule générale), l'on trouve qu'elle n'est pas intéressante, et elle ne le devient que si l'on y découvre un petit scandale, ce qui, à mon avis, diminue et l'auteur et le critique.
A. Osbert.

Pour la critique, ça dépend.
Si le Monsieur en vue vous entretient de sa vie privée, parle de ses amours, de son enfance, de ses indigestions, en un mot s'il démolit lui-même son mur Guilloutet, rien à ménager, blaguez à fond qui s'offre aux blagues, - quitte à recevoir un coup d'épée, galamment (à condition que votre adversaire soit propre).
Mais si, soucieux de fuir ces familiarités subjectives, l'écrivain reste loin de la foule, ne lui livre que sa pensée, (ce qui est déjà bien joli), s'il se conforme au précepte hautainement sage :
« Ami, cache ta vie, et répands ton esprit ! » c'est à ses théories seules que vous devez vous en prendre, ou vous n'êtes qu'une pratique.
Willy.

Je suppose que c'est par pure ironie que vous me demandez si l'on a le droit d'ajourer le mur de la vie privée d'un écrivain, au nom de la critique littéraire ?
Non, jamais, on ne doit prendre ce droit là, même pour faire l'éloge d'un auteur.
Seule, son œuvre appartient à la publicité, et un critique n'a pas à s'occuper d'autre chose. Toutes les injures du vocabulaire des journalistes, assez complet, Dieu merci, peuvent être déversées sur le fond et la forme d'un livre, sans que l'auteur ait à se plaindre, mais il devrait être défendu, sous peine de perdre l'estime des honnêtes confrères, d'apprécier l'ongle du petit doigt de la main qui l'a écrit. Malheureusement ce sont presque toujours les écrivains qui commencent, c'est-à-dire que bien peu de nos écrivains désirent laisser leurs... mains dans l'ombre !
Rachilde.

Faire de la critique absolue, je n'y songe point un seul instant et d'autant moins, que je suis d'avis, avec Wagner, que « le critique d'art qui part de son point de vue abstrait pour juger l'artiste, ne voit au fond rien du tout ; car l'unique chose qu'il puisse apercevoir, c'est sa propre image, réfléchie dans le miroir de sa vanité.
H. Stewart-Chamberlain.

Puisque vous m'avez adressé votre circulaire, je vous dois, au moins par politesse, un accusé de réception. Quant aux questions que voulez bien me soumettre, je ne crois pas que les Congrès, ni les plébiscites n'aient jamais rien assuré ni empêché.
Pour critiquer, comme pour élever des statues chacun agit selon son tempérament, ou ses préférences ; alors à quoi bon poser des règles ?
Jean Grave.

Incontestablement légitime en tout temps, quand il s'exerce sur les oeuvres, à la seule condition formelle, pour le censeur, de ne pas les discuter qu'après les avoir lues et consciencieusement exposées sans lacune et sans parti-pris, le droit de critique, à mon avis, ne saurait impliquer celui de rechercher, du vivant des auteurs jugés, quoi que ce soit de ce que leurs écrits ou leurs paroles, et leurs actions, ne nous ont laissé voir touchant leur vie privés. Toutefois c'est à nous, je l'admets, à nous arranger de façon que, depuis le plus proche des proches jusqu'à l'indifférent le plus indifférent, nul ne puisse, nous vivants ou morts, briser les sceaux fixés par notre volonté : car pourquoi nous plaindrions-nous de ces excès de la curiosité d'autrui ? Ces excès, les commettrait-elle, si nous ne l'avions éveillée ? Sans doute, le droit de critiquer n'en demeure pas moins circonscrit par les frontières même que j'ai dites ; mais enfin, si des indiscrets violent ces frontières, notre droit à nous indigner n'en apparaît pas moins, non plus, directement proportionnel à la somme des efforts que nous avons su faire pour leur dérober notre vie.
D'ailleurs, en dépit des maniaques de la critique documentaire, est-il vraiment bien essentiel de connaître la vie privée de l'auteur, collectif ou non, de l'Iliade ou de l'Odyssée ? La critique ne sera jamais superficielle, lorsque l'œuvre sera profonde ou vaudra pour l'Humanité de tout siècle et de toute patries, et l'on peut même se demander si la critique gagne grand chose à se préoccuper des moindres contingences ; pour peu qu'on aille au fond des choses, il ne s'agit guère, en effet, de savoir en quoi l'homme et l'œuvre, sont l'expression de toute époque, mais par quoi ils sont l'expression de toute époque : or n'est-il pas très clair que l'œuvre, à elle toute seule, suffit à nous donner pareil éclaircissement ?
Poser le problème en ces termes équivaut à légitimer, logiquement, psychologiquement et moralement (ces trois adverbes joints font admirablement), un droit de critique dont le but, par son caractère même de généralité, détermine la limitation particulière.
Louis-Pilate de Brinn'Gaubast.


Conclusion


Des quelques trente réponses émanées des personnes autorisées qui voulurent bien participer à cet intéressant référendum et que nous remercions bien vivement ici, s'accusent préalablement dix-sept affirmations d'un droit absolue, ou restant dans le domaine de l'humainement possible, d'un droit subordonné à la conscience de celui qui se livre à l'examen de l'œuvre, et dont l'effort tend, par comparaison avec l'homme qui la produit, à dégager la totale ou partielle sincérité de ce dernier.
Six autres écrivains, admettant en principe ce droit, n'y apportent que des restrictions personnelles, ou basées sur la virtualité d'une critique immédiate.
Certes, la critique idéale, serait celle d'une œuvre toute de sincérité écrite par un impartial, donc un ascète, un ermite invulnérable aux passions de toute nature propices à l'avortement des plus beaux rêves d'idéalisation : et c'est peut-être la hantise de ce désillusionnant pessimisme négateur de la droite conscience qui dicta les sept réponses si nettement opposées à tout droit de critique.
Toutefois, de cette tendance très manifeste de plus de vingt artistes sur trente, à supposer sur l'œuvre un droit d'examen corrélatif à celui des circonstances personnelles qui préludèrent à son éclosion, se dégage un noble souci, celui d'affirmer la sincérité de l'objet par celle du sujet, la franchise du livre par celle de l'homme.
Or, nul d'entre les véritablement sincères, simples et grands de par l 'esprit et le cœur, n'essaya jamais de dérober une parcelle de sa vie au jugement de ceux qui l'entouraient. Les âmes droites sont réfractaires au venin de la de la médisance ou de la calomnie, et leur œuvre perdure jusqu'après eux. Conclusion proverbiale des infimes : Seul la vérité blesse.
Donc, la Critique, exercée par des esprits clairvoyants, consciencieux, prompts à reconnaître leurs humaines erreurs, à réprimer leurs propres excès, et dont le regard ne fut point celui des autres hommes, cette critique demeure fortifiée chaque jour par l'expérience, la plus belle expression du droit de justice artistique.
Examen du beau et du vrai comme la morale est le fondement du bien, elle sera relative parce que tout ce qui est né de l'homme est relatif, mais son droit d'investigation, étendu à tout ce qui est publiquement et volontairement livré à son examen, lui devient absolu.
Alcanter de Brahm.


(1) Directeur Georges Bans. Principaux collaborateurs : Alcanter de Brahm, Willy/Henry Gauthier-Villard, Eugène de Solenières, Charles Fuinel, Emile Strauss, Jacques Ballieu, André Serph... Illustrateurs : Louis Valtat, Georges d'Espagnat, Jossot, Marc Mouclier, Léon Lebègue... La fiche du catalogue de la BNF donne pour Numérotation : 1re année, n ° 1 (1895, 5 mars)-19e année, n ° 294 (1913, juil.)[?] ; 26e année, n.s., n ° 1 (1920, juin)[?]





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