Chez l'inventeur du « Point d'ironie »
J'avais eu l'avantage de rencontrer M. Alcanter de Brahm à l'une des représentations de l'Oeuvre, et j'avais tout de suite deviné que ce ne devait pas être un homme ordinaire. La forme de son chapeau, la coupe et le détail de son vêtement, qu'ornaient d'innombrables boutons de métal, décelaient, de sa part, un vif amour du pittoresque et ce mépris des communs usages par où se distinguent les esthètes. Il ressemblait à un planteur mexicain que les vicissitudes de la vie auraient mué en littérateur. Je ne fus donc qu'à demi surpris en apprenant que ce poète venait d'inventer le point d'ironie. Son innovation semble avoir été accueillie avec faveur ; elle a eu, comme on dit, une bonne presse. Les journaux se sont empressés de la répandre, mais ils ne l'ont pas suffisamment expliquée. Il m'a paru qu'un supplément d'informations s'imposait. Et j'ai pensé que M. alcanter de Brahm ne répugnerait pas à le fournir au public. Il a mis le plus agréable empressement à me satisfaire et m'a accordé, sans retard, le rendez-vous que je sollicitait de sa complaisance.
Confesserai-je que j'ai, d'abord, éprouvé une déception ? Le logis où m'a reçu l'auteur du Point d'ironie, ne m'a pas autant étonné que je m'y attendais. Je croyais le trouver rempli d'objets singuliers ou symboliques. Ceux que j'y ai aperçus n'offraient pas ces caractères. Un vaste bureau en bois de chêne, des chaises dénuées de style, des fauteuils recouverts en imitation de Karamanie, un feu de coke dans la cheminée, quelques estampes aux murs... Ne me suis-je pas trompé d'étage et introduit, par mégarde, au domicile d'un honorable rond-de-cuir ? Mais non... M. alcanter de Brahm est devant moi... Il n'a plus la physionomie romantique que je lui ai connue, ni le veston somptueux qui fit l'admiration de Montmartre... Cependant, dès qu'il ouvre la bouche, il reconquiert son prestige. La véritable originalité consiste, non pas dans la vaine apparence du décor, mais dans la sublimité ou la subtilité de l'esprit...
J'ai dit à M. Alcanter de Brahm :
« Avant de m'initier aux arcanes du Point d'ironie, voudriez-vous, s'il vous plait, m'en indiquer la figure ? »
Il dessine aussitôt, sur une feuille de vélin, un signe dont voici la reproduction à peu près fidèle :
Et tout en faisant courir sa plume, il me révèle la signification des courbes qu'elle décrit. Il m'affirme qu'elles représentent le manche et la lanière d'un fouet brandi par une main vigoureuse. C'est l'arme dont se sert le moraliste pour châtier la sottise humaine. Je considère avec attention cette image, et m'en étant profondément pénétré :
« Maintenant, mon cher confrère, je vous écoute... »
M. Alcanter de Brahm s'est accommodé dans son fauteuil, le bras sur sa table, et la tête dans sa main... Il reste un instant rêveur, le regard vague et comme perdu dans l'infini. Puis il laisse tomber ces lentes paroles :
« Incontestablement le Point d'ironie faut à la ponctuation moderne... Cette lacune astreint la plupart des hommes à développer de sérieux efforts en vue de l'aperception des différentes formes de chleuasme, d'antiphrase, de mimèse, de charientisme, de maïeutique, astéisme et d'humour répandues parmi les oeuvres artistes, sauf à se priver de ce régal de lettrise... »
Un silence suit ce début d'éclaircissement. M. Alcanter, voyant que je ne l'interromps pas, continue :
« C'est pourquoi j'ai profité de cette occasion non pareille (au moment de la parution de mon nouvel ouvrage l'Ostensoir des ironies, exposé à la muflerie contemporaine) de doter notre langue d'un signe nécessaire, tantôt flagellateur de la stupende des respectueux du préjugé, tantôt idoine à mettre, par application de la méthode socratique, en contradiction avec soi-même, par des conclusions similaires aux siennes, le bourgeois réflecteur inconscient de l'opinion du nommé Tout le Monde... Je suis de ceux qui prétendent que Pecus a droit à notre mépris ouaté d'indulgence... »
Ce discours renferme vraisemblablement un sens limpide. Mais, soit que je n'y aie pas prêté une oreille assez attentive, soit que mon infirmité intellectuelle m'empêche d'en discerner les nuances, je crois y découvrir quelque obscurité. J'ai honte de confesser à M. Alcanter de Brahm cette incompréhension qui m'exposerait à son mépris. Et pour dissimuler mon embarras, j'ai recours à un moyen dilatoire :
« Puis-je vous demander d'appuyer d'un ou deux exemples vos théories ? »
M. Alcanter de Brahm ne se méprend pas sur la portée de la question que je lui adresse. Il se résigne à descendre à mon niveau, et à user de mots aisément intelligibles :
« Lorsqu'un épais lecteur se nourrit d'une fine chronique d'Anatole France, d'un chapitre de l'Orme du mail ou du Mannequin d'osier, la plupart des intentions dont ces délicieux morceaux sont imprégnés lui échappent. Si l'écrivain avait pris soin de les accentuer avec le Point d'ironie, il les rendrait accessibles, et le pire imbécile parviendrait à les saisir. Et s'il n'en goûtait pas tout le sel, du moins sa curiosité en serait-elle éveillée, et arriverait-il, par une initiation progressive, à dépouiller sa grossièreté. »
J'ai bonne envie d'opposer à M. Alacanter de Brahm qu'il n'est peut-être pas nécessaire que les hydrocéphales et les goitreux apprécient à sa valeur le talent de M. Anatole France. Ce n'est pas, je suppose, à leur intentions que ses grâces se déploient. Et ne serait-ce pas les alourdir que d'y ajouter une sorte d'étiquette et de les souligner comme par un geste trop expresssif ? Le propre de l'esprit ironique est d'être ailé, fugitif, de frôler, non de heurter les objets, d'envelopper la malice du sous-entendu dans la caresse d'un demi-sourire. C'est un papillon qui se joue parmi les idées. Si vous le déchirez d'un brutal coup d'épingle, vous tuez son vol qui ne saurait jamais être assez léger. Et puis, l'ironie d'Anatole France non plus que celle de Renan et de Lemaître, n'est pas précisément dans les phrases, elle flotte autour d'elles et leur constitue, si l'on peut dire, une atmosphère. Où placera-t-on le fameux « point » ? Au commencement ou à la fin des alinéas ? Au premier feuillet d'un livre ou bien au dernier ? Je supplie M. Alcanter de Brahm de me tirer de ces doutes et d'anéantir ces objections. Il n'en est pas autrement ému.
« J'avoue, reprend-il, que certains génies, très rares, n'ont pas besoin de recourir à l'artifice dont je me suis avisé. Mais il rendra d'éminents services aux génies d'ordre moyen. Ainsi, je couche sur un feuillet ces simples mots : le Régime parlementaire ou encore l'Ecole des beaux-arts. Ces termes n'ont par eux-mêmes aucune couleur. Mais que je les aiguise du « point d'ironie », et soudain l'on est fixé sur le sens que j'y attache. On sait, à n'en pas douter, que l'Ecole des beaux-arts et le Régime parlementaire m'inspirent un égal mépris ! »
Tandis que M. Alcanter de Brahm poursuit sa dissertation, j'ai feuilleté un volume placé sous ma main et qui se trouve être, par hasard, son récent ouvrage, l'Ostensoir des ironies. Sur la page de garde sont énumérées les oeuvres anciennes de l'auteur avec cette mention : déjà livrés en pâture à la meute ; et celles à paraître, annoncées comme suit : à sacrifier prochainement. Je constate qu'aucun « point » ne relève le ragoût de ces indications sarcastiques, auxquelles les béotiens pourraient se méprendre : et je lui signale cet oubli...
« Il est vrai, me dit-il. Mais je doute que la foule se repaisse de mon livre qui est plutôt destiné à une élite. J'y expose ma métacritique. Ce sont les principes d'une philosophie des arts et des lettres... »
Par courtoisie – et dilettantisme – j'ai prié mon hôte de me communiquer quelques lumières sur cette philosophie. Il ne m'a pas fait languir :
« La métacritique implique l'intervention de la raison pure. La plus apparemment parvule oeuvrette peut attirer son attention. Dans une oeuvre quelconque, poésie, prose prose, tableau, symphonie, elle parvient, en rapportant la contingence à son caractère d'universalité, à reconstituer la sphère dont cette oeuvre représente un minuscule segment, ou bien encore elle recouvre de ses deux hémisphères universels, symboles de l'éternels dualisme, la sphère moindre, figurée par l'oeuvre d'essence complète qu'elle aura en sa présence... »
Je n'ai pas insisté davantage. J'étais fixé...
Dès lors, notre entretient a dérivé vers des sujets plus modestes. Je n'ignorais pas que M. Alcanter de Brahm avait été mêlé à quelques-uns des petits cénacles littéraires qui divisent depuis quinze ans la jeunesse et qui sont le théâtre d'une guerre implacable et fratricide. Il débuta jadis à la Revue de Paris et Saint-Pétersbourg, et, depuis ce temps, les camarades qui y collaboraient côte à côte se sont dispersés. Les uns sont devenus presque glorieux, d'autres ont disparu dans l'indifférence, d'autres ont persévéré dans leur obscur et patient effort... Ors, il est à remarquer que lorsqu'un de ces lutteurs émerge et gagne le laurier du succès, tous ses frères d'armes moins heureux s'unissent pour diminuer sa victoire ; ils la contestent, ils en rabaissent le prix, ils affectent de supposer qu'elle est due à des concessions honteuses et que l'artiste a cessé d'être un artiste du moment où le succès matériel a couronné sa tâche et l'a consacrée. Il y a là, dans ces milieux surchauffés par l'âpre ambition de parvenir, de redoutables déchaînements. L'envie, la jalousie, la haine, l'orgueil bouillonnent dans l'âme de ces jouvenceaux et empoisonnent leurs écrits... Je suis convaincu que M. Alcanter de Brahm est exempt de ces passions détestables, et c'est ce qui met à l'aise pour lui en parler. Tout d'abord, il résiste à mes investigations. Il n'admet pas... il ne peut admettre que les poètes aient le coeur assez dur pour se déchirer, sans y être déterminés par d'autres raisons que des raison esthétiques. Et il insiste sur cet argument spécieux :
« Il y a des artistes qui sont déterminés à leurs débuts par l'amour de l'art et qui, s'ils frisent la notoriété, limitent le faste de leur imagination aux préférences du public et se nivellent à son caprice. »
Je suis résolu à le pousser dans ses derniers retranchements.
« Supposons, dis-je, que M. X... publie un roman. Ce roman, excellent ou mauvais, a une valeur intrinsèque, indépendante de sa valeur commerciale. S'il ne se vend pas, il sera chaudement encensé par les amis de l'auteur dans leurs revues. Et s'il trouve des acheteurs et semble plaire à la foule, il sera cruellement molesté par les mêmes amis et dans ces mêmes revues. A quels sentiments attribuez-vous ces variations ?... »
Un pâle sourire erre sur les lèvres de M. Alcanter de Brahm :
« N'exigez pas de nous, faibles créatures, une trop grande somme de vertus !... »
Vous avez pu remarquer que M. Alcanter de Brahm une d'un vocabulaire qui lui est spécial et qui s'éloigne des locutions dont les gens du peuple et les gens du monde ont coutume de se servir. Ce ne sont que tournures précieuses, abstractions de quintesence, façons brillantes et doctes de traduire des vérités générales et d'en dissimuler, sous l'éclat du verbe, l'incontestable évidence. Après l'avoir complimenté sur les richesses de son instrumentation, je lui ai demandé s'il n'éprouvait pas quelque fatigue à s'imposer cette contrainte et à compliquer sa langue maternelle, si naturellement douce et bénigne, en lui infusant les moelles de la latine et de la grecque...
« Mais non, je vous jure, cette élégance m'est naturelle. Il y a tels cas où le discours ne peut demeurer nu, sans trahir la pensée qui s'y reflète. Je vais vous soumettre un court passage de mes Critiques d'Ibsen et vous me direz si la netteté n'en est pas irréprochable. »
Il a ouvert à la page 40 les Critiques d'Ibsen et il a lu ce fragment :
« Pourquoi cette conclusion concessionnaire à une exigence de la féminité, résumée dans ces propos du consul : l'expérience m'a appris que c'est vous autres femmes qui êtes les piliers de la société, alors que sa propre femme ne donne plus signe d'existence, depuis que Bernick a senti s'ébouler sous ses pieds le terre-plein de son officielle honorabilité. »Entraîné par une impulsion irrésistible et avant que j'aie pu récupérer mon sang-froid, M. Alcanter de Brahm a conclu :
« Vous jugez trop hâtivement les artistes dont la cérébralité vous est inconnue. Des actions en apparence frivoles ont souvent des mobiles graves. Vous riez de voir certains recourir à des travestissements que la sagesse ordinaire condamne comme étant bizarres. Ils échappent par eux à la banalité ambiante. Ils secondent, ou croient faciliter l'éclosion de leurs rêves ! Et si c'est une illusion, convenez qu'elle est bienfaisante et – certainement – inoffensive. Lorsque j'ai créé cette cravate, que la mode a adoptée et vulgarisée, j'ai cru vivre, pendant quelques jours, dans la phalange héroïque de Victor Hugo. »
Il me désigne une cravate copieuse – et d'ailleurs seyante – qui gonfle son jabot...
« 1830 ? lui dis-je.
- Non, rectifie-t-il, - 1833 !... »
Il ne me reste plus qu'à prendre congé. En me reconduisant au seuil de sa demeure, le très distingué métacritique me fait ses ultimes confidences. Et elles sont empreintes d'une mélancolie dont je suis touché :
« Voilà six années que je combats sans relâche. En 1892 je publiais mes Chansons poilantes. En 1893, je faisais paraître mon premier roman, l'Arriviste, et lançait dans la circulation ce vocable, qui allait avoir une si belle fortune et dont je puis légitimement revendiquer la paternité. J'ai produit aussi des essais philosophiques, des portraits, des dialogues, des poèmes. Ces tentatives ne m'ont pas conduit à la grande notoriété. Et elle m'arrive aujourd'hui par cette création du Point d'ironie qui n'est pas, vous l'avouerez, la plus imposante de mes oeuvres !... »
J'ai réconforté, du mieux que j'ai pu, M. Alcanter de Brahm. Mais il n'avait pas besoin d'être consolé. Quel que soit le foyer d'où ils émanent... les rayons de la gloire sont les bienvenus.
Adolphe Brisson, Portraits intimes, 5e série. A. Colin, 1901.
Alcanter de Brahm dans Livrenblog : Alcanter de Brahm La Critique. Une enquête sur le droit à la critique. 1896. Esthétique de la langue française par Alcanter de Brahm. Émile Straus par Alcanter de Brahm. Alcanter de Brahm au Chat Noir.
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