mercredi 29 août 2007

LE TERMITE Roman de moeurs littéraires


LE TERMITE :

Je donnais l’autre jour un extrait du roman de mœurs littéraires de J.-H. Rosny, Le Termite, j’y reviens aujourd’hui pour donner deux textes, qui permettent de se faire une idée de la réception critique de ce roman.


Tout d’abord un court article de Remy de Gourmont parut dans la rubrique « Les Livres » du Mercure de France N° 3 de mars 1890.
Le Termite, par J.-H. Rosny (A. Savine). — C'est l'analyse de l'amour dans l'âme ratatinée d'un naturaliste ployé par les vents, pulvérisé par les foudres du symbolisme triomphant. Cette psychologie (une suite de visions merveilleuses dont l'ampleur doit contraster avec l'étroitesse de la pauvre petite nature en question) semblerait plus logique si elle ne s'attaquait pas à quelqu'un qui a raillé lui-même les ratés du naturalisme et qui, depuis, s'est élevé, sans perdre pied, jusqu'à l'idéalisme le plus rare. Car dans Servaise (héros de cette histoire) on a cru reconnaître M. Huysmans. Cette assimilation me répugne, mais j'ai eu, moi aussi, l'impression, et elle m'a été fort pénible. Je suis donc mal qualifié pour juger sainement de ce livre : il intéressera vivement les lettrés et amusera les amateurs de clefs, qui, sous les Nolla, les Guadet, les Fombreuse du roman (il y en a vingt autres), chercheront et trouveront les Zola, les Daudet, les Goncourt de la réalité.

Voilà qui démontre que Le Termite ne fut que survolé par l’éminent critique du Mercure de France, en effet Gourmont pense que Servaise le héros du roman a pour modèle Joris-Karl Huysmans, alors que si celui-ci figure à peine déguisé dans l’œuvre de Rosny c’est sous le nom de Georisse auteur de A contre-flux où il est impossible de ne pas voir A Rebours. Pour confirmer cette clef, écoutons Georisse conter « l’histoire de la tête de veau en gélatine du siège de Paris » où l’on ne peut que reconnaître l’auteur des Croquis Parisiens et d’A Vau l’eau, Gourmont qui sera l’auteur d’un article sur Huysmans et la cuisine aurait du y reconnaître son ami d’alors.

Par elle [La tête de veau] avait débuté son horreur de la sophistication moderne :
- Elle avait fondu comme de la mélasse… il ne restait plus au fond de la marmite qu’une horrible colle… une gomme gluante et fétide…
Le geste, les lèvres, le repli des paupières, tout son être parut une statue de la dégoûtation, apparence qui s’amplifia encore tandis qu’il haussait son verre :
- Quelle est cette effroyable pommade ?... ça sent le bazar, la bergamote et le vieux vinaigre de toilette ?
Crispé, il dégusta le breuvage, il éprouva des délices tortueuses à le croire issu d’ordures, manipulé dans des distillations louches, confit de chimie abjectes et de sophistiques essences, un breuvage d’artifice enfin, selon les formules de l’A contre-flux, justifiant l’excommunication majeure, l’anathème du moderne, la haine de la science hypocrite et maléficieuse. Il y ajouta par des hurlements contre l’eau de seltz.
- Fétide ! de l’extrait de marécage !... quelle est l’ignoble fripouille…


L’article suivant est signé de Emile Faguet et figure dans le cinquième volume des Contemporains. Je le donne, comme un exemple de la virulence des pontes de la critique, lorsque ceux-ci voulaient bien se pencher sur les œuvres des jeunes écrivains et de la haine qui animaient alors, les uns et les autres. On y retrouve les éternels reproches d’obscurité, d’incompétence, d’outrance, de la grande presse à l’égard des écrivains naturalistes, décadents, ou symbolistes. Mais ici, la haine transparait, Faguet ne traite-il pas les jeunes écrivains de "Monstres" ? Du livre, il ne relève que ce qui peut servir son propos, celui-ci s’y prêtant merveilleusement. Dans cette attaque en règle de tout ce qui est nouveaux, dans cette défense du « bon sens », Oh Sarcey ! et des classiques chers à Faguet, on trouves pourtant un début de réflexion sur l’évolution du « métier » d’écrivain, qui eu mérité d’être traité autrement que comme une nouvelle querelle des anciens et des modernes.

LE TERMITE

C’est le titre d’un roman très distingué et infiniment laborieux, torturé et torturant, de ce mahdi-romancier qui a nom J.-H. Rosny. Ce roman nous raconte les gésines littéraires, les pénibles amours et les coliques néphrétiques du jeune Noël Servaise, écrivain naturaliste de son état.
Si j’ai bien compris, le « termite » qui ronge Noël servaise, c’est la recherche du « document », du petit fait bas, insignifiant, méprisable. A moins que les « termites » ne soient les personnages mêmes des récits de Servaise. Car on peut hésiter entre les deux interprétations, comme vous le verrez par ces deux passages qui vous donneront une idée de la manière de M. Rosny :
« Aussi ; en Servaise, comme un clou formidable, perpétuelle, obsessionnelle, grandit l’idée de la note, la vie prise telle quelle, la vérité de la vision, de l’ouïe et de l’événement respecté en idole ; le tourment de se supprimer la réflexion et la transformation ; la recherche d’un « absolu documentaire », etc… (page 35).
Ou bien :
« … Par là, les termites de son œuvre, les grisailles de leurs évolutions se teintaient d’âpres épithètes, se trempaient de la vibration d’art, se disposaient en amertumes graduées, en états d’âme vulgaires sans doute, mais passé au crible d’un cerveau impressif, colorés d’une désespérance glaciale comme une bise, coupante comme un grésil… » (page 11).

Enfin et quel que soit le ver qui ronge Servaise, le fait est qu’il est rongé, grignoté, lentement dévoré, et qu’il souffre et qu’il se tord et qu’il à l’air d’un supplicié qui mord et qu’il ne ferait pas bon plaindre de trop près.
Or, tandis que l’infortuné se tordait dans les affres de l’écriture, je songeais (étendant ainsi la signification du livre de M. Rosny) :
- Ce qui le travaille, lui et ses pareils, ce n’est pas seulement le termite du document naturaliste : c’est proprement le mal littéraire.

Ce mal est peut-être éternel dans son essence. Mais il est visible que, depuis les naïfs aèdes qui amusaient les longues mangeries des âges primitifs, depuis les trouvères à l’âme superficielle et enfantine, depuis les écrivains du dix-septième et du dix-huitième siècle, même depuis les romantiques et les parnassiens, ce mal a fait chez nous d’étranges et effroyables progrès.
Les causes ? On en voit tout de suite deux principales. C’est d’abord la vieillesse de la littérature, qui rend l’invention plus difficile en effet, plus inquiète, plus tourmentée, et qui fait ainsi, d’une certaine excitation maladive des nerfs, une des conditions de « l’écriture artiste ».
Il y a aussi ce fait que la littérature, plus lucrative de nos jours qu’elle ne l’a jamais été, apparaît de plus en plus comme une profession à laquelle il est avantageux de se vouer exclusivement : et de là le nombre toujours croissant des jeunes écrivains, un pullulement prodigieux, une concurrence âpre, amère, enragée.
Le résultat est lamentable.
Autrefois, un écrivain était le plus souvent un honnête homme qui faisait des livres, et qui, le reste du temps, vivaient comme les autres hommes ; et cela d’autant mieux qu’il avait besoin, pour réussir, de se mêler à la société polie de son temps, et de se distinguer d’elle le moins possible.
Aujourd’hui, les jeunes littérateurs forment réellement une nouvelle variété de la race humaine. Je les vois marqués d’un pli professionnel plus spécial encore que celui des innocents Trissotins de jadis, - bien plus profond que celui des prêtres, des magistrats, des soldats ou des comédiens, - et beaucoup plus redoutable et plus déplaisant.

A vingt ans, parfois plus tôt, le mal les prend et ne les lâche plus. Ils commence par croire, - d’une foi étroite et furieuse et fanatiques, - premièrement, que la littérature est la plus noble des occupations humaines et la seule convenable à leur génie ; que les autres métiers, la culture de la terre, l’industrie, les sciences et l’histoire, la politique et le gouvernement des hommes sont de bas emplois et qui sauraient tenter que des esprits médiocres ; et, secondement, que c’est eux, au fond, qui ont inventé la littérature.
Et alors ils fondent des cénacles à trois, à deux, même à un. Ils renchérissent douloureusement sur des formes littéraires déjà outrées : ils sont plus naturalistes que Zola, plus impressionnistes que les Goncourt, plus mystico-macabres que Baudelaire ou Barbey d’Aurevilly ; ils inventent le symbolisme, l’instrumentisme, le décadentisme et la kabbale ; les plus modestes et les plus lucides croient avoir découvert la psychologie, et ils en ont plein la bouche. Ils se tortillent pour dire des choses inouïes. Et, sous prétexte d’exprimer des nuances de sensations et de sentiments qui, si on les presse, s’évanouissent comme des rêves de fiévreux ou se ramènent à des impressions toutes simples et notées depuis des siècles, ils font de la langue française un je ne sais quoi qui n’a plus de nom.
Ils considèrent le monde extérieur en malades, en hallucinés, d’un œil qui le déforme et le trouble. Les rues de Paris suscitent dans l’esprit de Servaise des visions apocalyptiques, terribles par un je ne sais quoi qu’il ne peut exprimer – qu’il n’exprimera jamais – parce que ce je ne sais quoi n’est rien. Il lui arrive quelque chose de fort simple : il est à la campagne ; le printemps lui fait aimer une femme, et son amour lui fait trouver la nature plus belle. Nous connaissons cela. Mais Servaise, lui, n’en revient pas : cette aventure si unie se tranforme en un drame physiologique, sentimental et intellectuel, plein de stupéfaction et de mystère, et qui ne se peut traduire à moins de soixante pages ténébreuses et convulsionnées.

Certes, nos père n’écrivaient pas sans peine. Sauf, peut-être, à l’origine des civilisations, la composition littéraire a toujours été un assez rude travail. Mais aujourd’hui, chez Servaise et ceux de son espèce, c’est une torture, une lutte atroce, sans trêve, avec des tensions de muscles, des vibrations de nerfs, des halètements ; des syncopes, des courbatures…
Dans l’Oeuvre, de Zola, l’artiste ressemblait déjà à un damné de Michel-Ange. Moins sanguins plus chétifs, plus déprimés, plus nerveux, Servaise et ses pareils font songer à des damnés de Callot.
Je prends absolument au hasard, dans le livre de M. Rosny, quelques-uns des passages qui nous dépeignent les labeurs de Servaise :
« … Les soirs de lampe, les rudes soirs où la volonté terrible l’entraînait au jeu des phrases, les sorties où les œuvres grouillaient dans son crâne comme l’obsession dans l’âme d’un fou… »
« … Dans le désarroi idéen, c’est à ce mot « travail » que Servaise toujours revenait, comme à la divinité mystérieuse, à l’entéléchie dont l’adoration l’avait dû conduire à la gloire. Obscure, la hantise du fatal y dominait avec l’image de pauvres chevaux qui « travaillent », de laboureur qui « travaille », de mineurs qui « travaillent », d’une foule humble et immense à qui les sueurs et les supplices à peine donnent le pain quotidient, le sommeil pitoyable, et des joies confuses de reproducteur. »
« … Comme une pluie d’automne, comme un firmament lourd et sans nuances, comme une lande stérile, les pages lui pleurèrent sur l’âme et la racornirent. Il laissa tout crouler, il se courba, il resta dans une morosité végétative, où les idées se tissaient lentes ainsi que des feuilles, moites de larmes intimes, tremblantes d’infinies angoisses... »
Ah ! le malheureux ! le malheureux !
Et tout cela, pourquoi ? Pour donner au monde un roman naturaliste de plus, et, notamment, pour décrire les sensations d’un infirme qui regarde passer les gens à travers une lucarne.

Jadis, à vingt ans, nous savions admirer. Nous étions respectueux des maîtres. Nous aimions naïvement les grands classiques ; nous aimions Lamartine, Hugo, Musset, Sand, Michelet, Taine, Renan. Même d’humbles dramaturges, tels qu’Augier ou Dumas, ne laissaient pas de nous inspirer quelques considérations.
Mais rien n’est plus rogue, plus pédant, plus tranchant, plus prompt au dénigrement que Servaises et ses émules. Ces jeunes gens ont des dédains aussi inattendus que leurs admirations, et celles-ci sont aussi rares que ceux-là sont étendus, et aussi agressives qu’ils sont écrasants. Ce sont moroses cervelles de fanatiques qui haïssent et méconnaissent tout ce qui ne leur ressemble pas. Eux qui ne savent rien, qui n’ont même le plus souvent, aucune connaissance historique de la langue (et il y paraît à la barbarie de leur syntaxe et aux impropriétés de leur vocabulaire), ils ont des mépris imbéciles et entêtés pour les plus beaux génies et pour les plus incontestables talents, dés qu’ils ont reconnu ces dons abominables : le bon sens, une vision lucide des choses et l’aisance à la traduire. Lisez là-dessus, pour vous édifier, la plupart des jeunes revues littéraires : elles suent le pédantisme le plus âcre et la plus sotte intolérance.
Cela rend leur compagnie peu divertissante ou même étrangement incommode. Ils sont déconcertants. On est sûr que, quoi qu’on dise, ils vous prendront en pitié. On est aussi embarrassé pour leur parler qu’on le serait avec un derviche ou un thug étrangleur.
Même entre eux, ils restent mornes, hargneux, fermés. Les réunions d’hommes de lettres furent charmantes autrefois. Les banquets de ces jeunes gens, même leurs conversations autour des bocks, sont lugubres. Ces infortunés ne parlent que de littérature. M. Rosny a noté quelques-uns de leurs propos avec une exactitude cruelle. Ils se rassemblent pour déchirer les absents pendant la première heure et pour se déchirer entre eux le reste du temps, - en phrases brèves, bizarres, violentes et obscures. Chacun songe à soi et se défie des autres.
« … Silence. L’atmosphère est fausse, craintive. »
Au fond, ils se réunissent pour s’ennuyer ensemble.
« … Bah ! répondit Jouveroy, je ne me plais qu’avec les gens qui s’embêtent. »
La Bruyère dit en parlant de certains financiers :
« De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »
Je dirais volontiers des pareils de Servaise : « Ils ne sont ni chrétiens, ni citoyens, ni amis, ni parents, ni peut-être des hommes : ce sont des littérateurs, - chacun d’une religion littéraire distincte à laquelle il est seul à croire, et qu’il est seul à comprendre, - quand il la comprend ».

J’exagère ? Oh ! à peine. Il fallait bien forcer un peu les traits pour vous rendre mieux reconnaissable ce monstre : le jeune homme de lettres en cette fin de siècle. S’ils n’en sont peu-être pas tout à fait là, c’est là qu’ils vont. Il y en a toujours bien un sur deux qui est fait sur ce modèle ; et c’est fort inquiétant.
Il y a vingt ans, nous récitions en classe ces vers de l’Art poétique :

Fuyez surtout, fuyez ces basses jalousies,
Des vulgaires esprits malignes frénésies.
Un sublime écrivain n’en peut être infesté ;
C’est un vice qui suit la médiocrité…

Et encore :

Que les vers ne soient pas votre éternel emploi,
Cultivez vos amis, soyez homme de foi.
C’est peu d’être agréable et charmant dans un livre,
Il faut savoir encore et converser et vivre.

O vieux Boileau, que dirais-tu de ces jeunes gens ? Et quelle horrible vanité, de sacrifier la vie même et tout ce qui lui donne son prix véritable à d’inutiles et inintelligibles transcriptions de la vie !

Aucun commentaire: