mercredi 15 septembre 2010

Lutèce, organe de la jeune littérature par Jean Ajalbert



Lutèce


Chronique parisienne


Chaque été, quelque chroniqueur se hasarde à découvrir qu'il n'y a pas seulement des arrivés dans la littérature, et laisse tomber de sa plume le nom d'un inconnu. Aux dernières chaleurs, a transpiré le nouvelle qu'il existait une école de "décadents". Et le monde de s'écrier : "Qu'est-ce que les décadents ? Où ça se vend-il ?" Il parait même qu'un soir de gaité, le duc de Morny demandait, chez Bignon qu'on lui servît un décadent au cresson. La foule délirait ; les reporters, dans leurs pérégrinations à travers les brasseries de Montmartre et du Quartier Latin, découvrirent deux ou trois poètes flegmatiques, qui se laissèrent affubler du nom de décadents. On prépara des décadents à toutes les sauces, et les journaux se prirent à dauber sur le compte de Lutèce, organe de la jeune littérature.

Or ni M. Bourde, ni M. Champsaur, ne pouvaient parler des jeunes en connaissance de cause. La "nouvelle littérature" semble être aussi peu familière à M. Boude qu'a M. Edmond Lepelletier, qui nous accuse de faire des vers faux ! Quand à M. Félicien Champsaur, il est particulièrement incompétent. Vers ou prose il n'a guère "fait" que les vers ou la prose des autres; il n'a pas oublié que notre ami M. Darzens, dans un article de la Jeune-France, Un valet des lettres, le qualifia de ramasseur de bouts de cigares ; cependant l'insulteur à gages de supplément du Figaro, émergeant de la boue dans laquelle il est enlisé, vida son hebdomadaire potée d'ordures sur les "décadenticulets"; ramassant les plus ineptes racontars sur le vie privée, il vint reprocher à l'un sa difformité physique, à l'autre ses amitiés, à d'autres leurs amours (1).

Seul, Robert Caze eut le courage de défendre les jeunes, d'affirmer qu'ils étaient de forts honnêtes gens, bien élevés pour la plupart et très innocents des vices qu'on leur reprochait. L' auteur de l'Eléve Gendrevin et de Grand' mère fut audacieux jusqu'à reconnaître du talent à quelques-uns et à imprimer leurs vers dans le Voltaire.

Ces messieurs de la rive droite durent être quelque peu embarrassés pour édifier les deux colonnes et quelques lignes dont se compose "l'article". Ils ignoraient nombre de "plaquettes de vers" parues ça et là ; et ne fréquentaient pas certainement chez Trézenik et Rall. Car, Lutèce est peu aimé, et cela se conçoit. Lutèce est un périodique coup de pied au cul des chroniqueurs ignares, des reporters imbéciles. On y respecte pas les maîtres ; et lorsque Zola et Cladel publient l' Œuvre et Mi Diable avec l'admirative approbation de la presse, Lutèce pousse le cri d'alarme: " Zola se meurt, Cladel est mort ."
Non-seulement les étrangers, mais les amis de Lutéce sont houspillés, et de quelle sorte ! Il faut lire les Têtes de pipes et le Venin de Mostrailles (Léo Trézinik et Georges Rall). Les Têtes de Pipes forment 21 médaillons, peu flattés, de Lutèciens, à qui, du moins, l'on ne pourra pas reproché d'avoir été une association d'admiration mutuelle. Dans le Venin sont consignées toutes les gaffes de grands "confrères" ; ce sera un curieux document de la décadence du journalisme en 1885, et le nom de décadent convenait là, plus qu'appliqué aux chercheurs d'une formule d'art nouvelle. Léo Trezenik et Georges Rall ont inventé de se blaguer eux même, et Léo Trézenik fait paraître les Proses décadentes. Voila quatre ans que dure la lutte, incessante, acharnée. Lutèce publie successivement les vers de Jean Rameau, G. d' Esparbès, Edmond Haraucourt, Fernad Icres, Henri Bauclair (Adoré Floupette), Emile Goudeau, Georges Sorin, Vignier, L. Tailhade, Jean Moréas, Robert Caze, Paul Verlaine, enfin qui est peut-être le plus curieux poète de ce temps. Et les chroniques alternées de Trézenik et de Rall, si finement verveuses et gouailleuses, les plus amusantes parodies, succèdent aux pièces sérieuses. Après les Parfums de R. Caze, à 100 francs l'exemplaire, les Fromages de Léo Trézenik. Le lecteur déconcerté se perd à travers la fantaisie de ce journal d' une mise en page changeante, dont les plus assidus collaborateurs disparaissent tout-à-coup dans les tourmentes de la vie ; et Lutèce ou simultanément ne collaborent guère que cinq ou six "jeunes" semble être rédigé par cinquante individus, tant il y a de talent, d'esprit, de fumisterie, de mauvaise foi amusante dans ses quatre pages !
Jamais journal n' a soulevé de pareilles tempêtes, n'a amassé tant de colères contre lui. Cependant ses pires ennemis sont ses plus fidèles lecteurs.
Les collaborateurs vont cueillir la "feuille" au sortir des presses, le vendredi soir. On rencontre à l'imprimerieVerlaine, Moréas, Caze, de Regnier, Grenet Dancourt, G. Lorin, J. Vidal, P. Adam, R. Darzens, E. Mikeël, Reynaud, Griffin, Norès, Cohl, Henri Mangis, le critique théâtral... et les heures passent à médire des absents, - tout le monde debout, nul ne remarquant qu'il n'y a que deux chaises dans le salle de rédaction. Imprimerie, direction, rédaction, c'est un tout. Léo Trézenik et Georges Rall sont imprimeurs, là-bas, près de la Halle aux vins ; et c'est avec la blouse de typos qu'ils reçurent un jour Jean Lorrain, luisant, pourri de chic, et s'obstinant à demander : - le directeur ?
Grâce à cette imprimerie, ils se sont assurés une suprême indépendance : les directeurs de Lutèce sont maîtres chez eux ; ils rédigent, ils impriment comme tel est leur bon plaisir ; souvent excessif, souvent injustes, mais par amour de l'art. A présent, malgré les rancunes et les jalousies, les grands journaux se résignent à parler de Lutèce, et voilà que, n'ayant rien demandé et ne devant rien à personne, par eux-même, les lutèciens forcent la réclame et les éditeurs. Il faudra compter avec eux.
D'autre part les lutèciens se rencontrent le samedi au café de l'École de médecine, facilement reconnaissable à ce signe, qu'ils ne jouent pas - et qu'ils se sont sévèrement interdit d' introduire des femmes dans le groupe. Ce n'est pas la bruyante bohème romantique : les plus jeunes même tiennent à se faire couper les cheveux; seuls, d'Esparbès et Darzens dont les crinières nous signalaient aux bourgeois, sont punis par ou ils ont pêché : soldats d' une république barbare, ils ont à présent la tête rasée !
C'est là, que se préparent les abominables fumisteries, qui ont fait traiter Lutéce de "journal cynique"; c'est là qu'un soir, après des pourparlers nombreux, Mariotte d'Autun, un poète de la "Fosse-aux-Ours" vint déclamer quelques centaines d'alexandrins inouïs, sans qu'un seul lutécien trahît sont envie de rire, devant cette réjouissante exhibition. La "fumisterie" a été poussée au point de fonder un dîner des "têtes de pipes", c'est à dire de tous les éreintés de Lutèce. Une partie seulement mais la meilleure a répondu à l'invitation ; c'est le dîner le plus réussi que je sache, et l'on y mange de bon appétit ; chaque dîneur, outre sa mâchoire, a bien quelques dents contre ses voisins.
Le temps et la place me manquaient également pour parler de Lutéce comme il fallait. Mais ces simples notes ont le mérite d'être vraies, et cela n' est peut-être pas à dédaigner, après les dix articles de la grande presse, actes d'accusation ignobles suivis de jugements trop téméraires.

Jean Ajalbert
(La Basoche, deuxième année, 1886)


(1) Voir l'article de Félicien Champsaur : Poètes Décadenticulets dans Livrenblog.

Voir aussi : Léo Trézenik et son journal Lutèce, Léo Trézenik par Willy. Jean Ajalbert par Rodolphe Darzens.

Sur le groupe de Fontanes, la Pléiade, la Basoche, la Jeune France, voir sur Livrenblog : Les Décadents par Ephraïm Mikhaël. Grégoire Le Roy par Pierre Quillard. La Basoche 1884-1886. La Pléiade. 1886 et 1889. Ephraïm Mikhaël par Bernard Lazare.

Le texte de Jean Ajalbert nous a été aimablement transmis par Vincent Maisonobe n'hésitez pas à suivre son exemple.



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