mercredi 15 septembre 2010

Ephraïm Mikhaël par Bernard Lazare



Ephraïm Mikhaël



Il est dans l'art de certains êtres dont l'extraordinaire précocité, non dans la production, mais dans la perfection, surprend et déconcerte. A l'âge où beaucoup, des plus grands même hésitent, se cherchent et ne se manifestent que par des essais informes, ils arrivent spontanément à se pleinement posséder. Énigmes vivantes, ils se dressent devant leurs contemporains étonnés, et la mort seule, qui vient les frapper à leur aube, les peut expliquer. De son doigt révélateur elle déchire le voile qui couvrait leur effrayante science, et l'on comprend que, destinés à une fin rapide, ces enfants géniaux aient pu penser et dire mieux que des hommes. Les rêves germant en eux ont mûri dans cette propice atmosphère qui tuait leur chair, et ils ont fleuri, fleurs étranges et solennelles, aux précieux parfums, aux couleurs troublantes. Celui-là dont je viens parler, avec l'admiration due à un maître et la ferveur d'un fraternel ami, était tel.

En un volume, vers et prose, les œuvres d'Ephraïm Mikhaël viennent de paraître chez l'éditeur Lemerre. Bien peu de ses poèmes sont là qui déjà ne fussent connus ; la plus grande partie, publiés dans la Pléiade, avait été réunie sous le titre l'Automne en 1886 : c'était le livre de la vingtième année, non pas pourtant un de ces livres de jeune, plein de savoureuses promesses, mais un livre achevé de fier et très haut poète. Déjà, tous les secrets du verbe, toute la connaissance des rythmes, Mikhaël les avait, et ce savoir, il l'a porté à son plus haut point. Depuis « Rêves et Désirs » jusqu'à « Florimond » jusqu' « A celle qui aima le cloître », la dernière de ses pièces achevées, on voit cette science se développer et aboutir à une merveilleuse floraison. Il a su donner à l'alexandrin une souplesse nouvelle, il ne l'a pas enserré dans le collier de fer d'immuables césures, il lui a communiqué une fluide mollesse, il en a tiré des sonorités inconnues. De ce vers précis et net, il a fait un délicat instrument, propre aux pensées les plus subtiles, aux visions les plus rares, aux sensations les plus aigües ; un instrument dont le son se prolonge, évoquant de lointains paysages, des analogies imprévues, tantôt berceur et tendre, tantôt grave, héroïque et religieux, mais toujours évocateur de songes miraculeux. Et cependant cette classique forme ne lui suffit plus un jour, et il allait par les voies d'une poétique nouvelle, à la recherche de moyens mieux adaptés à ses conceptions phénoménales ou métaphysiques.

Du poète, il avait tous les dons : la puissance créatrice d'images, la faculté de concevoir des mythes et des symboles, et le plus magnifique de tous : le sens du mystère.

Le monde extérieur lui apparaissait revêtu de fastueux vêtements, et les choses les plus simples, celles que nous notons de l'œil d'une banale façon, devenaient pour lui d'essentiels êtres. Il ne voyait pas les chênes automnaux dépouillés du manteau des verdures, tels que des arbres pitoyables et tristes ; ils surgissent semblables « à des rois en deuil ». Dans la ville sainte

L'Hiérodoule au coeur d'éternel diamant
Dans la suprême nuit regarde éperdument
L'hiver du ciel blanchi par le givre des astres.

Salomon contemple les « monts du Seigneur blancs de clartés lustrales », les vieillards demandent à voir encore

... le soleil gorgé de sang crépusculaire
Comme un lion repu dormir dans le ravin,

tandis que les cavaliers semblent

... en élevant au ciel leur bras armé
Attiser le soir rouge avec leurs longues piques,

et que passe la jeune fille dont les cheveux sont couleur « de soir et de vendanges ».
Portant cet univers que sa fantaisie enrichit

... de fière pourpre
Et d'or féroce et d'orageuse broderie,

le poète le hait et le méprise. Il est désolé promeneur qui erre parmi la foule des fantoches privés d'âme, où parfois, hélas ! Comme « la Captive », il retrouve son humaine ressemblance, où il entend sa propre voix ; il est le « Solitaire » qui ne peut « jouer enfant avec les enfants... révéler aux jeunes hommes les paroles du vent, ni rire avec les soldats, ni dormir voluptueusement près d'une épouse ». Il sait que « ses compagnons sont des étrangers », que seuls sont fraternels les astres, et quand même, ainsi le Mage, il en vient à adorer malgré lui « les horribles vergers » ; prisonnier des apparences mauvaises, il se laisse saisir par elles. Il aime.

... encor la gloire infâme
De la terre déchue et du ciel avili.

Il écoute les voix charmeresses :

D'invisibles clairons dans l'occident de cuivre
M'appellent vers la vigne et les impurs vergers.
Je veux aussi ma part dans le péché de vivre :
Seigneur, conduisez-moi parmi les étrangers !

Mais vainement elles crieront, il s'attache à elles.

Laisse les vendangeurs en leurs mauvaises vignes,
Tu ne t'enivres pas des vins et leur pressoir.

Il garde ses mornes ennuis, que rien ne peut rompre. Ennui des toujours mêmes printemps, des semblables hivers, des sempiternelles vendanges, des invariables floraisons ; ennui semblable à un brouillard oppresseur. Quelle mélancolie intense et profonde dans ces vers :

L'ennui descend sur moi comme un brouillard d'automne
Que le soir épaissit de moment en moment ;
Un ennui lourd accru mystérieusement,
Qui m'opprime de nuit épaisse et monotone.

Ils se plaisent tous cependant dans cet ennui, tous, la Dame en deuil et Salomon, et Azahel, ou plutôt la peur des futurs les saisit.

Ils n'osent pas aller cueillir au Jardin des Avallons la « Fleur en exil » ; ils ont la terreur des « pays blonds de soleil » et la crainte des Galilées. Ils s'écrient :

... c'est vrai ces demeures sont viles,
Je suis si lasse de la chair et des pensées.
Pourtant, je n'ose pas m'enfuir aux saintes villes,
Mon cœur frivole a peur de tes graves paroles,
Et j'aurais froid sur la route de délivrance.
Je veux vivre parmi mes mondaines corolles
Et m'endormir : je suis malade d'espérance.
Moine, si dans le sable infécond de mon âme
La rose de miracle allait enfin éclore ?

Un jour la rose de miracle s'épanouit ; sous les mains imposées les aveugles ouvrent les yeux, les muets parlent, la lumière refoule les ténèbres, et les aveugles, et les muets, et les docteurs, et Azahel blasphèment. Ils se sentent trop « lourds de raison » pour suivre l'envoyé sur les vagues paisibles.

Une seule chose peut sauver de l'ennui, des remords, des terreurs : c'est l'abdication des glorioles, l'abandon des vanités, le sacrifice de soi-même. Florimond fuit les batailles, les triomphes chers, les acclamations et les prosternements, et vainement les guerriers, jadis amis, viennent le chercher dans sa morne prison. Le « doux captif épris de divines douleurs » les repousse ; il a trouvé l'amour, l'amour consolateur, 'amour qui seul peur emplir son

... grand cœur ténébreux
Divinement élu pour les douleurs obscures.

Non l'amour coutumier, non.

... ce désir joyeux et puéril
D'ensoleiller mes doigts à des cheveux d'amante.

Mais l'amour de souffrir, et Florimond clame :

Une soif de souffrance et de renoncement
Seule m'a fait chercher la mauvaise amoureuse
Vers qui mon âme épanche intarissablement
Comme une eau triste sa tendresse douloureuse.

Ainsi, dans l'œuvre de Mikhaël, il ne faut pas voir une série de poèmes isolés, n'ayant les uns avec les autres aucun rapport, aucune connexion. Il ne faut pas apercevoir des personnages divers, existant par eux-mêmes seulement : la « Dame en deuil », comme le « Mage »; comme « Florimond », comme « l'Étrangère », symbolisant une même essence, participent à une plus haute vie. Ils sont le poète, que la foule honnit et contemne, car toujours persiste le siècle où les rois font taire

Les joueurs de syrinx épars dans le printemps.

Toujours existent les faux sages qui inculquent aux peuples

L'horreur des jeunes dieux et des lys éclatants.

On a toujours la haine des « vieux songes pervers », et toujours subsistent-ils, ceux-là, prêts à se venger « de l'amour, des rêves et des dieux ». L'être d'élection ainsi traité a conscience des colères et des mépris ambiants ; aussi l'ennui le saisit-il. Il pleure d'exister, il tremble de disparaître ; puis un matin, instruit et consolé, il reconnaît que la vérité gît dans l'abnégation et le sacrifice, et fuyant les contingences, il appelle la « sombre sœur » à qui il devra la souffrance.

Et c'est le drame de notre existence que nous aura conté le pur artiste qui est parti, et pour cela toujours nous relirons les pages de son livre, et bien d'autres après nous les reliront.

Bernard Lazare.

La Grande Revue de Paris et Saint Pétersbourg. 4e année tome 1 page 303



Bernard Lazare Ephraïm Mikhaël. La Fiancé de Corinthe

Ephraïm Mikhael sur Livrenblog : Les Décadents par Ephraïm Mikhaël.

Ephraïm Mikhael :

Ephraïm Mikhaël (Georges-Ephraïm Michel. 1866-1890) est originaire de Toulouse, proche de Bernard Lazare (ils se disent "cousins"). C'est au Lycée Fontanes qu'un groupe de jeunes gens "Le Cercle de Moineaux francs" publient un périodique littéraire Le Fou, on y retrouve E. Mikhaël, Camille Bloch, Pierre Quillard, R. Darzens, il invente alors avec ses amis L. Blocolmiki "Littérateur polonais réfugié au Quartier Latin et écrivant dans la manière et l'esprit d'Alfred Jarry" L. comme Lazare, Blo. comme Bloch, Col. comme Collière, Mi. comme Mikhaël et KI. (Qui) comme Quillard. Mikhaël publiera plus tard dans La Basoche, La Pléïade, La Jeune France.

"Puisqu'il ne nous laissa que de trop brèves pages, l'œuvre seulement de quelques années ; puisqu'il est mort à l'âge où plus d'un beau génie dormait encore, parfum inconnu, dans le calice fermé de la fleur, Mikhaël ne devrait pas être jugé, mais seulement aimé. [...] Le parnassien allait donc évoluer naturellement vers l'esthétique d'aujourd'hui quand la mort le surprit ; il avait sans doute compris qu'il ne faut pas dédaigner les manières nouvelles d'exprimer l'émotion et la beauté." Remy de Gourmont Le IIe Livre des Masques.

Ephraïm Mikhaël : Œuvres complètes : aux origines du symbolisme, éd. Denise Galpérin et Monique Jutrin, Lausanne : L’âge d’homme, 1995-2001, 2 vol.


Sur la grande figure de Bernard Lazare, lire :

Philippe Oriol : Bernard Lazare. Stock, Biographie, 2003, 458 pp.

J.-D. Bredin : Bernard Lazare, de l'anarchiste au prophète, Paris, Éditions de Fallois, 1992, rééd. Le Livre de poche, 1994.
Nelly Wilson
: Bernard Lazare, Paris, Éditions Albin Michel, 1985.
Lazare (Bernard) : Lettres à Jean Grave. Paris : Éditions du Fourneau, 1991, Collection noire n° 6, 40 pages, format 13 X 19 cm.
Bernard Lazare sur Livrenblog : Péladan par Bernard Lazare, Albert Fleury, Léon Bloy


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