mardi 27 novembre 2007

Max ELSKAMP par Francis de MIOMANDRE 2e partie

Max ELSKAMP
L'IMAGIER


La Mysticité et le Lyrisme chez MAX ELSKAMP
Par Francis de MIOMANDRE
2e partie
Je ne saurais dire quel est, des cinq petits livres qui composent l’œuvre totale de Max Elskamp, celui qui me ravit le plus (1). Selon les moments et les dispositions du cœur, je les élirais tour à tour.
Ainsi, c’est dans Dominical, que le mysticisme du poète s’affirme, je ne dirais pas avec le plus de profondeur, mais le plus de fraîcheur. Il est encore tout à fait direct, comme pris à ses sources, comme arraché du cœur jeune qui le conçut. Et quand il appelle une des séries du recueil de ce titre bizarre : D’anciennement transposé, c’est bien cela en effet. Les visions, les mauvais rêves que devenaient la nuit les spectacles étranges contemplés au crépuscule sont là restitués, à peu près intacts. Et cette ville, si fantastique sous son ciel bas de cauchemar, est tout naturellement devenue son âme, hantée elle aussi par un peuple : peuple composite où se coudoient prêtres, femmes, marchands, où les humbles ouvriers deviennent les artisans de sa joie spirituelle :


Maçons de ma communion
en œuvre pour la ville-extase
faites rire la blanche grâce
des églises et des maisons
maçons de ma communion

Maçons des mains, maçons des pieds,
Levez dans mes loins terrains vagues
la ville en rond comme une bague,
et d’enfants pleine, et de pitié,
maçons des mains, maçons des pieds


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Et tout cela : les rues étroites, mes places vides, les histoires de fées contées aux petits enfants, les trains qui s’enfuient dans leur bruit et leur fumée, les malheureuses filles du peuple.

Vierges d’attente et de martyre
Au gril vert des persiennes lasses.

Les dimanches froids ou benoîts d’amour familial, tout cela est en même temps le décor de la ville d’enfance, inoubliable, et le cœur même de l’errant, ses luttes, ses angoisses, ses moments de désespoir, ses joies enfantines, ses désirs d’évasion, d’amour.
… D’amour… Ah la belle, la pure, la tendre histoire, que celle-là, en quelques courtes strophes ! Elle dit : les grands-parents annonçant l’arrivée de la jeune fille et qui,

De mains m’ont fait signe d’être à l’enfant très-femme,
-très femme et très âme-
les parents de celle de l’âme
de mains m’ont fait signe d’être à l’enfant très-femme.

Et parlant de profil, comme à des yeux fermés,
Ils ont dit très doux :
Nous sommes ceux venus vers vous
Et d’annonciation vers la bien-aimée…

Puis, sans autre préambule, les lyriques transports d’un amour soudain, fervent et chaste :

Ors, puisqu’ils l’ont dit, les grands-parents,
Que mon bonheur est avec Vous ;
Puisqu’ils l’ont voulu les grands-parents ;

Puisqu’ils Vous ont désignée de geste,
Soyez ma belle chanson de geste,
Et, trop, n’ayez crainte en moi vers Vous…

Les projets de vie commune, toute en passion rare et sublime :

Mais j’ai construit une petite maison
dans les lointains dimanches où je fus seul,
mais j’ai construit une petite maison ;

et j’ai voulu qu’il n’y fût d’autres, au seuil,
que Vous, et Votre tête, et Vos belles mains,
et Vos yeux qui semblent des ronds dans l’eau ;

et j’ai choisi, pour mon unique musique,
votre voix qui me dira comme de l’eau,
aux dimanches où vers Votre musique ;

et j’ai trouvé de très étranges parfums
qui deviendront Votre chair et Votre robe,
en chemin de senteur vers Vos cheveux bruns ;

et j’ai construit une petite maison
dans les lointains dimanches où je fus seul,
mais j’ai construit en Vous seule ma maison…

Enfin la soudaine, l’affreuse et inexplicable séparation « loin de toujours, loin de jamais »…
Je ne sais rien dans la poésie amoureuse qui soit plus délicieux, plus émouvants que ces discrètes et suaves transpositions, que ces aveux si ennuagés de pudeur, si atténués, si assourdis. Il y a là une effusion d’une pureté inouïe. C’est admirable.
Toute cette série de Dominical est un des recueils de poèmes les plus originaux qu’on puisse lire, je dirais même que c’est un seul poème, car, lu d’un bout à l’autre, il présente une cohérence, une compacité rare. Il est proprement la monographie d’une âme sous les espèces d’une ville. Et tout est dit, tout est avoué, même les plus insidieuses tentations charnelles. Je ne sais quelle gravité pénitentielles ennoblit le souvenir se penchant avec audace sur les abîmes interdits :

Anges, des ventres me saluent
au chapitre vague des moelles,
sous des yeux, comme des étoiles,
derrière une montagne nue

où, des robes, le rein dégorge
ceint, ainsi que de zodiaques.
Par les ceintures d’or, qui parquent
Haut les cimes dures des gorges ;

Anges du ciel qui n’est plus mien,
La reine de Saba me baise
Sur les yeux, anges très chrétiens,
Dans le noir des maisons mauvaises.

Cette confession allégorique, certes, ne pourra plaire qu’à ceux qui descendent volontiers dans les profondeurs de leurs propres pensées, mais à ceux-là, elle semblera plus poignante mille fois que les aveux des psychologues de places publiques, d’âmes publiques.



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Dans Salutations, dont d’angéliques, et En symbole vers l’apostolat, le mysticisme de Max Elskamp devient plus large, plus aéré en quelque sorte. Et d’abord le décor change. Il n’est plus la ville seule, étouffée dans les murailles de ses ruelles, les cloisons de ses intérieurs. Mais la campagne flamande, et la mer, et au-dessus l’illimité du ciel. Et de même que le poète s’est évadé de la cité, il s’évade aussi des sentiments qu’elle symbolisait, il s’échappe de son moi plaintif et misérable, il accueille l’universelle bonté.
Bien subtil – et bien inutilement subtil – celui qui discernerait ici la part accordée à l’exaltation religieuse toute à « Madame la Vierge » : tour d’ivoire, horloge admirable, étoile de la mer, pleine de grâces, consolatrice des affligés ; la part réservée à l’amour des hommes qui travaillent et qui peinent dans les champs et sur les vagues ; et la part consacrée au plaisir d’artiste de chanter ce pays, ses légendes, ses souvenirs, ses mœurs… Ici encore nous retrouvons la légèreté habituelle de l’art de Max Elskamp : elle se joue parmi l’emmêlement délicieux de ces trois thèmes et nous sommes touchés d’une triple émotion : pittoresque, humaine, religieuse.
Si l’on veut parler de ses analogies avec les primitifs flamands, en voilà ou jamais l’occasion. Ces raffinements exquis pour exprimer des objets très simples, voire populaires, n’est-ce point tout l’art de ces maîtres ? Max Elskamp ressemble à un Gérard David, à un Memling : il organise autour de l’image de la Vierge – est-elle divine, est-elle humaine, cette Madone si douce ? – un décor merveilleux, où il accumule à plaisir les éléments empruntés au paysage natal de « belles prairies » et de « ciel en bleu aux maisons roses », et aussi à ceux entrevus dans l’adolescence et dans le souvenir.

D’un peu d’arcs et de flèches et d’hommes
Au pays du copal et des gommes.

Chaque objet, prodigieux ou familier, est serti d’un trait net, unique : son nom seul. Mais l’angle syntaxique sous lequel il est placé, le raccourci des prépositions et des conjonctions qui l’ajustent au reste, tout contribue à lui donner un relief tout neuf, une suggestion inattendue. Il faut un doigté supérieur, le tact même de l’inspiration pour être à l’aise dans une telle liberté. « Un peu d’arcs et de flèches et d’hommes », quelle expression saisissante ! On voit la grève déserte sous le ciel vide, les sauvages nus dispersés là en brandissant leurs armes… Et de tout ainsi.
Dans l’imagination de Max Elskamp, le miracle se mêle au quotidien, l’élan pieux à l’observation, qui parfois même se fait railleuse.

En symbole vers l’apostolat représente le moment le plus abstrait de l’évolution de Max Elskamp, celui où il s’abandonne le plus complètement à son goût des allégories. C’est comme si, des œuvres des cinq sens, il faisait un bouquet pour l’offrir encore à Marie :

A présent faites-moi, de robe et de visage,
beau comme un roi, afin que les mots que j’ai dits
pèsent dans la balance des sots et des sages,

car ma route est finie et voici mon pays
avec l’air peint en bleu au-dessus de mes villes,
comme si l’on vouait tout le ciel à Marie…

A Marie qui n’est point seulement la statue des chapelles, mais surtout la figure de la vie bonne et douce, de la joie, de cette joie qu’il veut pour les yeux contemplant de beaux paysages, pour la bouche faite pour goûter les fruits et les baisers, pour l’oreille enivrée des musiques des cloches et du ciel, pour l’odorat comblé de parfums de rosaires, pour les mains heureuses des besognes accomplies. Et c’est merveille de voir comment, parlant de ces modestes choses terrestres, Max Elskamp semble toujours se mouvoir en plein ciel, familièrement parmi les anges, dans les nuages, au-dessus des cités qu’il voit « en rond comme des bagues », en pleine candeur mystique.

Alors aussi, tous mes bons anges,
ceux de plumes et de velours,
riez dans les ciels à l’entour
de vos mains où les oiseaux mangent,

et soyez heureux d’être aux anges,
les yeux, montés au bout des tours,
pour voir la mer en son séjour
entre les arbres et mes anges.

Tout le monde connaît les Six chansons de pauvre homme pour célébrer la semaine de Flandre, dont M. Gabriel Fabre a mis en musique le délicieux épilogue : A présent, c’est encor dimanche.
Ce recueil me semble se rattacher intimement à Enluminure, ce livre où Max Elskamp a célébré mieux que jamais la Flandre et toute la vie. Mieux que se rattacher, en faire partie.
C’est peut-être là qu’il a donné le meilleur de son talent et a été favorisé des inspirations les plus authentiques. Pas une pièce qui n’en soit parfaite. Paysages, heures, vies, chansons, grotesques, composent une suite littéralement d’enluminures, petits tableaux naïfs et raffinés de la vie flamande :

Ici c’est un vieil homme de cent ans
qui dit, selon la chair, Flandre et le sang :
souvenez-vous-en, souvenez-vous-en,
en ouvrant son cœur de ses doigts tremblants

pour montrer à tous sa vie comme un livre,
et, dans sa joie comme en ses oraisons,
tout un genre humain occupé à vivre
en ses villes pies d’hommes et d’enfants.

Mais je n’insisterais pas sur ce livre s’il ne s’agissait que de tableaux. Le pittoresque ne va pas loin. De l’art d’un Téniers, d’un Jules Renard on a vite fait le tour. Ce qui donne aux estampes de Max Elskamp leur caractère particulier, c’est qu’elles baignent à même une atmosphère, dont les effluves se propagent bien au-delà du cadre apparent. Tout y fait allusion à de la vie intérieure. Une émotion indéfinie rayonne autour de ces traits délicats et justes, d’une bonhomie qu’accentue encore l’illustration de bois ravissants et naïfs, dus à l’auteur lui-même, qui est décidément un imagier dans tous les sens du terme.
Il est un thème autour duquel, inlassablement, se joue l’inspiration de Max Elskamp : l’idée de la joie. Repos sans arrière-pensée, bonheur simple et calme des petites gens qui ont fait leur devoir. Dans Enluminures, il ne parle plus que de cela, que de la joie. Il trouve des mots si doux, des accents si persuasifs pour dire les métiers, leurs gestes comme rituels, leurs peines, la gaieté de leurs rares moments de détente. Il décrit les villages réjouis par la visite des colporteurs, des ménétriers. Il s’extasie sur le beau temps et, si vient la tempête, il la considère comme le mauvais vent accouru tout spécialement de l’horizon pour balayer sa petite pacotille :

Mais comme en image à présent
voyez ici souffler le vent
et tout qui plie :
arbres, mâts, croix, roseaux, sapins,
et puis la mer aussi au loin
qui hurle et crie,

faisant écume, embruns et eaux,
pour la kermesse des bateaux,
les bleus, les verts,
vagues en bas, vagues en haut,
donnant du flanc, donnant du dos,
beauprés en l’air.

Emotion ! Il faut toujours en revenir là. Emotion venue de la musique ? Mais cette musique elle-même, si simple, par quels moyens indiscernables charme-t-elle ainsi notre oreille ? Cela s’étend, dirait-on, par ondes concentriques de plus en plus larges et sourdes. Je ne crois pas qu’on puisse aller plus loin en employant des éléments aussi familiers. Par exemple, ce chant, mystérieux :

Puis violon
Haussé d’un ton,
- c’est dans le cahier à chanter –
alors le très vieux boulanger
qui bat sa femme,
nue corps et âme,

et violon
baissé d’un ton
c’est le soleil avec la pluie,
emménageant la diablerie

d’une kermesse
sans cloche ou messe.

Puis violons
trop doux et bons
aux maisons de mauvaise vie,
c’est à l’amour, jusqu’à la lie,
les matelots
suivant leur lot ;

et violons,
accordéons,
et musique à l’unisson
des couteaux en l’honneur des femmes,
lors c’est chanson
à fendre l’âme.

C’est d’un art étonnant. Cela s’alterne du sourd au plein, puis monte jusqu’à cet accord final, étouffé, puissant, affreux. Et c’est fait de pauvres mots, si simples. Mais quel prodigieux ramassé ! Et quelle sensations terribles et glaçante tout à coup dans ce vers : des couteaux en l’honneur des femmes. On voit le décor, tout à l’heure si vaguement esquissé par :

aux maisons de mauvaises vie.

Il s’amplifie et se précise ; le sang, répandu, lui donne soudain sa douleur.

Plus on lit Max Elskamp, plus on y découvre de ces merveilles. Ils nous faut décidément écarter l’hypothèse d’un poète populaire et naïf. Naïf d’âme oui, mais conscient jusqu’au moindre détail de ses moyens, et ne laissant pas plus au hasard qu’il n’a cédé à l’éloquence.


§


A l’édition courante de ses œuvres Max Elskamp a donné le titre général de La Louange de la Vie. Ce n’est point là une désignation vague. Le poète a chanté uniquement la vie : la sienne et celle des gens de son pays. Il l’a fait avec la patience exquise d’un artiste d’autrefois, suivant une musique harmonique à son cœur. Et c’est parce qu’il s’est voulu, modestement, ce trouvère aux allures de colporteur, cet humble chantre des beautés de Flandre, que nous avons pour lui un tel amour.

(1) Tous ont d’abord paru dans des tirages très restreints et dont un seul, Enluminures (chez Lacomblez, avec des bois de l’auteur), ne trouva point place dans l’édition courante du Mercure de France, La Louange de la vie, qui comprend Dominical ; Salutations, dont d’angéliques ; En Symbole vers l’apostolat ; Six chansons de pauvres homme pour célébrer la semaine de Flandre.
Il convient d’ajouter à cette collection un adorable livre sans paroles, mais non sans poésie : Alphabet de Notre-Dame la Vierge, dont tout : ornements, dessins, gravures sur bois, est de la main de « Max Elskamp, imagier à Anvers »


Francis de MIOMANDRE

Max Elskamp par Francis de Miomandre (1ère partie).


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