samedi 6 décembre 2008

Gustave LE ROUGE et La Revue Littéraire Septentrionale





Gustave Le Rouge dans la Revue Littéraire Septentrionale (1)


Dans le n° 9, 10, 11, 12, 13 de Mars à juillet 1888 paraissent deux articles de Gustave Le Rouge, une courte nouvelle, Ignorance, et la critique du roman de Joséphin Péladan, A Coeur perdu.


La Revue Littéraire Septentrionale est fondée en juillet 1887 par Léon Masseron, Léon Delmotte, Julien Renard, MM. Just Molina, Arthur Delcourt, Emile Drue, Ch. Manso, Henri Bossanne, Ch. Sluyts, Deconinck, Arthur Janssoone, Léon Lignoux, Mme Morel-Caron. Cette revue d'abord régionale sera dirigée par son rédacteur en chef Léon Masseron, il sera épaulé à ce poste par Camille Soubise lors de la fusion de la revue avec la Muse Française en janvier/ février 1888, les Secrétaires-Rédacteurs sont Julien Renard et Léon Delmotte. Les premiers collaborateurs de cette revue sont recruté parmi les abonnés, la plus part des auteurs sont originaires du Nord et de la Normandie (Masseron est de Caen), peu d'entre eux laisseront quelques traces dans l'histoire littéraire (2), apparaissent tout de même les noms de Fabre des Essart ou Emile Blémont, des chansonniers et poètes du Nord comme Alexandre Desrousseaux ou Charles Manso, font l'objet de longs articles, et le directeur ne laisse pas passer un numéro sans y faire paraître de ses vers ou de sa prose. C'est à partir du numéro 7 et 8 et avec la fusion entre la Muse Française et la Revue Septentrionale, que de jeunes auteurs habitués des « petites revues » viendront renforcer l'équipe de la revue. Tous ont participé, semble-t'il, à la Muse Française, qui connue six numéros, mais surtout tous sont depuis quelques années parisiens et pour mieux dire montmartrois. C'est lors de réunions de jeunes poètes comme le cénacle de La Butte, que se sont rencontré Paul Roinard (3), Gabriel Randon (futur Jehan-Rictus) (4), Paul Pradet (futur Théodore Chèze), Louis-Pilate de Brinn'Gaubast (5) et G.-A. Aurier, manquent à l'appel : Edouard Dubus, Alexandre Boutique, Julien Leclercq, qui fut de la Muse Française, Léo d'Orfer ou Alfred Vallette. Edmond Barthélémy, ami et futur collaborateur de Brinn'gaubast (6), lui, fait parti de ses nouveaux venus, tout comme Edmond Coutances (Edmond Girard, futur éditeur des Essais d'Art Libre) et Laurent Tailhade déjà est considéré par Masseron, dans l'article annonçant la fusion, comme « un des maîtres de la poésie française ».
Dans le numéro 7/8 de la Revue Littéraire Septentrionale paraissent un poème de Roinard, Animalité et un poème de Randon, Berceuse triste. Après un long retard paraît le dernier numéro de la revue, numéroté 9, 10, 11, 12, 13, couvrant la période de mars à juillet 1888, on y trouve : une chanson d'Edmond Coutances La Normande, Joli Mai suivi de Vilain Mai deux poèmes de Gabriel Randon, une nouvelle, L'Gaz, de Paul Roinard, et un poème, Sonnet Batard. Coeur d'artichaut, du même, de Paul Pradet, un poème, Simplice et une critique de Fils Adoptif de Louis-Pilate de Brinn'Gaubast, un poème d'Aurier, Subtile courtisane, Laurent Tailhade y donne Recuedo de los Toros un texte sur la corrida et Ave Stella ! un poème déjà paru dans Lutèce le 18 mai 1884, puis recueilli dans Vitraux, cette liste montre que « les montmartrois » sont arrivés en force, mais un peu tard, dans la revue. Mais ce dernier numéro contient aussi deux textes du débutant Gustave Le Rouge.


Je donne aujourd'hui la nouvelle Ignorance, qui joue du contraste entre le charme d'une narration au style imagé, au vocabulaire « poétique », digne d'un roman sentimental, et une chute, brutale, purement naturaliste.

  1. En mars/juillet 1888, la couverture porte : Revue (La) septentrionale. Littérature et arts. Autre forme du titre : La Revue septentrionale. Littérature et arts.

  2. Léon Bocquet, dans Autour d'Albert Samain conte l'aventure de Léon Masseron et de sa revue. Voir notre billet sur Livrenblog.

  3. Paul Roinard, plus tard Paul-Napoléon Roinard (1856-1930), son premier recueil Nos Plaies paru en 1886 à compte d'auteur à la Coopération typographique de Paris. Voir sur le blog Les Fééries Intérieures La Mort du Rêve, et sur Livrenblog un article sur Jean d'Udine paru dans les Essais d'Art Libre, revue qu'il dirigea avec Remy de Gourmont et publiée par Edmond Girard.

  4. La biographie de Gabriel Randon (1867-1933), avant qu'il ne devienne Jehan-Rictus reste à faire, on retrouvera Randon-Rictus sur Livrenblog, ici ou

  5. Louis-Pilate de Brinn'Gaubast (1865-1944) est l'auteur en cette année 1888 de deux volumes à La Librairie Illustrée, Sonnets Insolents un recueil de poèmes et Fils adoptif, un roman « vériste ». Fondateur de la revue La Pléiade avec Edouard Dubus, Louis Dumur et Gabriel-Albert Aurier, première mouture de ce qui deviendra le Mercure de France. Sa carrière fut brisée lorsqu'il fut accusé d'avoir volé le manuscrit des Lettres de mon moulin d'Alphonse Daudet. Louis Pilate était alors le précepteur des enfants Daudet, il se défendra de l'accusation de vol, arguant qu'il avait ramassé le manuscrit dans une poubelle. Voir nos billets (Les Littéraires de Brandimbourg, et la chronique de Paul Pradet sur Fils Adoptif dans la Revue Littéraire Septentrionale) ainsi que : Le Journal inédit de Louis-Pilate de Brinn’ Gaubast. Préface et notes de Jean-Jacques Lefrère avec la collaboration de Philippe Oriol. Horay, 1997.

  6. Wagner (Richard) : La Tétralogie de l'Anneau de Nibelung. Publiée par Louis-Pilate de Brinn'Gaubast et Edmond Barthélemy. E. Dentu, 1894. Long avant-propos, traduction et annotation philologique par Louis-Pilate de Brinn'Gaubast. Étude critique et commentaire musicographique d'Edmond Barthélemy.


IGNORANCE


Mon ami Théodore et moi, nous parcourions en touristes la Basse-Normandie. Ah : le charmant voyage, avec l'imprévu des couchées dans les auberges de villages, la paresse des après-dînées vautrées sur la mousse, les ravissements des longues perspectives, les haltes fraîches au bord des fontaines bruissantes après la poussière des grandes routes ! Que de journées gaspillées exquisement dans l'accointance de quelque poète aimé ; que d'heures employées à de très vagues songeries sous le dais vert et frissonnant des bois où la brise aromale glisse entre les arbres comme une fumée d'encens évaporée à travers les colonnes alignées d'une cathédrale ! Et les longues extases devant les paysages épanouis au grand soleil et bornés par la mer !

Notre excursion avait un but sérieux.

Avant d'être le docteur en vogue que l'on connaît, mon ami avait débuté dans un village de cette partie rocailleuse et sauvage de la Manche qu'on appelle « la Hague » ; c'est là qu'il avait perdu une jeune femme infiniment aimée.

Nous allions nous agenouiller sur une tombe.

Quand nous arrivâmes, je fus véritablement transporté par la beauté du site. Le village, aux maisons grises d'un ton de vieux granit, s'échelonnait sur les flancs d'un monticule tout au haut duquel se dressait l'église, une solide, vieille et rustique église ceinturée d'un cimetière verdoyant. De ce cimetière on apercevait la mer, en ce moment basse ; une longue bande de varech, avivée ça et là par des miroitements de soleil dans les flaques d'eau, séparait la côte de l'outremer du large.

Nous entrâmes dans le champ des morts.

Oh ! Le poétique endroit pour dormir le dernier sommeil ! Avec ses murs effondrés et lierreux, ses pommiers qui faisaient pleuvoir la neige rose de leurs fleurs sur les tombes, et ses sentiers envahis par l'exubérance des verdures !

J'étais tout à mon admiration quand, me retournant vers Théodore, je vis qu'il pleurait. Il s'agenouilla sur une pierre chancie et resta quelques temps prosterné, abîmé en sa douleur : le bruit de ses sanglots faisait envoler des oiseaux du creux des pommiers fleuris, pendant que sur la tombe je tâchais de lire un nom mi-effacé. En la reviviscence cruelle de son passé mort, Théodore prit mon bras, et, silencieusement, nous partîmes.

Mon pauvre ami faisait peine à voir ; les paysans, étonnés, regardaient très curieux, ce Monsieur à longue barbe grise pleurant à grosses larmes comme un enfant, la poitrine secouée d'un grand sanglotement.

Quelle miraculeuse beauté avait dû avoir cette femme ! Quel amour violent elle avait su inspirer pour qu'il en restât de si profonds vestiges après tant d'années !

Le soir, la brise, délicieusement fraîche, nous invitait à une promenade ; nous descendîmes sur la grève. De petites vagues, argentées par la lune, nous léchaient les pieds en expirant sur le sable. Devant nous, la falaise dressait la masse noire de sa hauteur, tandis qu'au-dessus de nos têtes les étoiles étincelaient par millions autour de la lune ; on eut dit une infinie envolée d'abeilles d'or autour d'un blanc rayon de miel.

Quelle douceur, par cette soirée d'enchantement, qu'une causerie intime, en marchant lentement bras dessus bras dessous, en entendant sans l'écouter le vague bruissement que la grève chantonne à l'oreille !

Théodore me fit l'histoire de son amour. Elle s'appelait Marie ; il l'avait connue dans un village voisin, et elle était morte après trois ans de mariage. C'était simple et banal, en même temps déchirant. Très enthousiaste, mon ami se lançait dans de lyriques descriptions de la beauté de l'Aimée.

Elle avait de grands yeux d'un bleu verdi comme des coins d'océan ; une épaisse chevelure d'or roux moutonnait comme une vague de feu jusque sur la rondeur de ses hanches ; sa bouche était toute mignonne ; ses joues semblaient idéalement rosées et ses délicates oreilles, transparentes et jolies comme des coquillages. Une maladie de langueur l 'avait emportée sans qu'il put rien faire pour la sauver, et il avait dù quitter le pays pour ne pas mourir de douleur. « Ah! Si tu l'avais vue ! Dit-il en terminant ; elle pleurait de mourir si jeune, et moi, impuissant contre le terrible mal, j'embrassais ses pauvres petites mains amaigries en pleurant aussi... »

J'étais presque aussi affligé que mon ami en lui serrant la main, à l'heure du coucher.

Le lendemain j'étais debout le premier. Je descendis dans le jardin de l'auberge où nous logions, pour respirer le parfum humide des fleurs réveillées à peine dans l'ensoleillement du matin.

Mon hôte, pêcheur autant qu'aubergiste, était dans sa cuisine, en train d'apprêter une pleine marmitée de crabes, tout en sirotant avec délices un épouvantable brûle-gueule archi-culotté.

Du jardin, j'entendis toute la conversation qui s'engagea entre l'aubergiste et un voisin venu pour boire la goutte.

- On dit que l'ancien docteur est chez vous, père Vendamont ?

- Mais oui, bien sûr, c'est lui, avec un autre monsieur de Paris... et même qu'il n'a pas fait mine de me reconnaître. Il est venu voir le tombeau de sa femme.

- C'est pas moi qui me dérangerais de si loin pour une créature comme ça, dit l'autre. Ça été un fier bonheur pour lui qu'elle soit partie, une rien du tout qui lui en faisait porter avec le brigadier des douanes ! Ah ! Malheur !...

Je m'enfuis, épouvanté ; et le soir même, je fis partir l'ignorant Théodore. Tout le long du voyage il ne cessa de vanter les qualités de sa chère défunte.


Gustave LE ROUGE.



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