mercredi 20 janvier 2010

Henri de RÉGNIER : DEBUSSY


Page sur Debussy

Il y avait en 1890, au numéro 9 de la Chaussée d'Antin, une étroite boutique dont la devanture offrait au passant un étalage de livres, accompagnés de tableaux et de gravures d'un symbolisme qui ne laissait aucun doute sur les tendances de la maison. Cette boutique avait d'ailleurs déjà un passé littéraire. Edouard Dujardin y avait installé les bureaux de la Revue Indépendante, et ces bureaux avaient reçu plus d'une fois la visite de Stéphane Mallarmé, de Villiers de l'Isle-Adam, de Paul Verlaine, de Jules Laforgue. Cette brillante collaboration n'avait pas cependant suffi à assurer la durée de la publication d'Edouard Dujardin qui, passée aux mains de François de Nion, avait abandonné la Chaussé natale où l'éditeur Edmond Bailly avait établi son « Comptoir d'édition » devenu bientôt la « Librairie de l'Art Indépendant », d'où sortirent plusieurs volumes maintenant non sans rareté et qui portent pour marque un médaillon ovale encadrant la figure d'une sirène dessinée par Félicien Rops, avec la devise : Non hic piscis omnium.
Cette boutique de la Chaussée d'Antin n'était pas un lieu ordinaire. La porte poussée, on se trouvait en présence d'une forte dame à cheveux blancs, d'un petit homme à lunettes d'or, Edmond Bailly lui-même. Or Edmond Bailly, personnage singulier, n'était pas seulement éditeur, il était occultiste et musicien. Il composait des mélodies et rédigeait une revue de science ésotérique. J'ajoute qu'il était poète et qu'on le disait ancien artilleur de la Commune, mais il n'était resté révolutionnaire qu'en poésie et en musique et c'était pour satisfaire ce goût qu'il publiait des ouvrages de symbolistes. Aussi fus-je un de ses auteurs, et les auteurs d'Edmond Bailly entretenaient avec lui d'excellentes relations, de même qu'il en avait de fort bonnes avec l'au-delà ! La boutique de la Chaussée d'Antin servait souvent de point de réunion et de lieu de rencontre à un petit groupe d'écrivains au nombre desquels je me trouvais. On allait chez Bailly causer de littérature. Parfois on y interrogeait les esprits au moyen d'une sorte de trépied en bois auquel les mains imposaient des soubresauts alphabétiques. Edmond Bailly dirigeait les expériences tout en caressant la chatte Aziza. Parfois, il se dérangeait pour satisfaire un client qui s'en allait en emportant sous son bras l'Upanishad du grand Aranyaka, traduit du sanscrit par Ferdinand Hérold, soit l'Antre des Nymphes, de Porphyre, traduit du grec par Pierre Quillard, soit les Chansons de Bilitis, de Pierre Louÿs, soit la Damoiselle élue, de Claude-Achille Debussy, que Bailly avait luxueusement éditée.
Je ne sais si ce fut à la Librairie de l'Art Indépendant que je rencontrai pour la première fois Debussy, mais quand je pense à lui je l'y revois volontiers. Il entrait de son pas pesant et feutré. Je revois ce corps mou et nonchalant, ce visage d'une pâleur mate, ces yeux noirs et vifs aux paupières lourdes, ce front énorme singulièrement bossué sur lequel il ramenait une longue mèche crépue, cet aspect à la fois félin et tzigane, ardent et concentré. On causait. Debussy écoutait, feuilletait un livre, examinait une gravure. Il aimait les livres, les bibelots, mais il en revenait toujours à la musique, parlant peu de lui-même, mais jugeant avec sévérité ses confrères. Il n'épargnait guère que Vincent d'Indy et Ernest Chausson. De ces conversations je ne me rappelle rien de bien saillant. Il tenait des propos d'homme intelligent. Il intéressait, en conservant toujours quelque chose de distant, d'évasif. Je l'ai rencontré très souvent et je l'ai très mal connu, en l'admirant très sincèrement. Je ne fus jamais lié avec lui, comme il le fut avec Pierre Louÿs.
Ce fut chez Pierre Louÿs que j'approchai Debussy le plus près ; Louÿs habitait alors, rue Grétry, une vieille maison dont les appartements ouvraient sur l'escalier par des portes rembourrées. Il y occupait plusieurs pièces meublées avec goût et déjà pleines de livres. Presque chaque jour, Debussy venait rue Grétry où je me trouvais souvent. Souvent je l'ai vu s'asseoir au piano. Je l'ai entendu jouer ses mélodies baudelairiennes, des fragments de Tristan et presque tout Pelléas, à mesure qu'il composait. Malgré mon ignorance en musique, j'eus le sentiment qu'une importante oeuvre musicale naissait, et que l'auteur de Pelléas était un musicien de haut avenir. A la répétition générale de la pièce, ce sentiment se confirma. J'eus l'impression nette d'une entrée dans la gloire. A partir de cette époque, je n'ai plus revu Debussy qu'à des intervalles assez réguliers, mais toujours nous demeurâmes en des termes très amicaux, et quand, le jour de ses obsèques, je suis allé saluer sa mémoire, ce ne fut pas seulement en hommage au grand musicien, mais aussi en souvenir du Debussy de la rue Grétry et de la Chaussée d'Antin.

H. de Régnier.

Henri de Régnier : Vues. Le Divan, Les Soirées du Divan -22-, 1926, in-12, broché, 140 p. 15 exemplaires sur Japon. 110 exemplaires sur vélin de Rives (dont 10 hors commerce). 850 exemplaires sur bel alfa bouffant (dont 50 hors commerce).

Librairie de l'Art Indépendant, voir : Victor-Emile Michelet. A la librairie de « l'Art Indépendant », Gabriel Mourey Chez les Symbolistes. Xavier Perreau Wagnérisme et Vers librisme.
Henri de Régnier dans Livrenblog : Francis Poictevin par Henri de Régnier. Portrait d'Henri de Régnier par Lucien Laforge
. Souvenirs sur Oscar Wilde.


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