Dans Avec le feu, les différentes thèses anarchistes sont représentée par les personnages : Robert est attiré par la propagande par le fait et envisage de se tourner vers le terrorisme, Meyrargues y incarne l'écrivain dilettante, alors que le peintre Brandal est un sympathisant et que le musicien Vignon représente l'artiste génial, retiré du monde. On peut tenter de mettre des noms réels sur chacun de ces personnages, pourtant Barrucand ne semble pas avoir voulut faire un roman à clefs, il utilise les faits et les hommes qu'il a connu pour « interprêter » l'histoire, comme l'écrit Ghéon, et en rendre subtilement la complexité.
Mieux que Camille Mauclair dans Le Soleil des morts, Barrucand fait vivre les difficultés rencontrés par les artistes à concilier l'art et l'action, la littérature et le militantisme actif. Parmi les romans consacrés à cette période de bouillonnement des idées et d'explosions de marmites, Avec le feu, est une véritable réussite. Écrit dans un style simple, direct, il tranche avec les fioritures stylistiques d'un Rosny dans Les Ames perdues (4), contrairement à Henri Raynaldy dans Delcros, il construit son roman pour qu'il soit à la hauteur de ses ambitions, il ne cède pas à la facilité, et évite les caricatures (5).
Il faut donc saluer Eric Dussert et les éditions Phébus d'avoir rééditer ce "classique inconnu", que l'on trouve aujourd'hui dans la collection Libretto.
(2) Il dirigea avec son ami Félix Fénéon l'Endehors de Zo d'Axa lorsque celui-ci dut s'enfuir.
(3) Voir sa campagne pour le "Pain gratuit", ou encore pour un théâtre populaire et... gratuit.
(4) J.-H. Rosny : Les Ames perdues. Fasquelle, 1899.
(5) Henri Rainaldy : Delcros. Société libre d'édition des gens de lettres, 1898. Voir le compte-rendu de Barrucand sur ce roman dans la Revue Blanche (1898, tome XVI).
En 1900.
Victor Barrucand : Avec Le Feu
L'époque héroïque de la bombe est assez lointaine pour qu'on en puisse parler posément, justement. Ce fut un temps de curieuse inquiétude morale que les romanciers qui en traitèrent semblent avoir assez compris jusqu'ici, en tout cas très peu exprimé. Ceux qui ne s égarèrent pas dans d'ennuyeuses théories s'exaltèrent presque uniquement sur la beauté du geste, extérieure, plastique. Au lieu d'en rechercher les causes profondes et cachées, ils s'amplifièrent au profit de leur seul lyrisme et nul encore n'avait tenté l'étude sentimentale de l'anarchie que M. Victor Barrucand nous propose aujourd'hui. Les tragiques événements de l'année 1894, eussent fourni une abondante matière aussi bien à un livre précis d'histoire qu'à une fable pittoresque ; les documents ne manquaient pas. M. Victor Barrucand, plus renseigné qu'aucun, n'en n'a point voulu faire usage. Il constata, rappela les faits et les dates, simplement, et l'exacte réalité lui fut une sorte de décor vivant, un prétexte surtout au développement des caractères – à quoi il s'attacha particulièrement. Loin de copier, il créa. Il interpréta l'histoire. L'incident qu'apparaîtra aux yeux de la postérité la propagande par le fait, devient dans ce livre, le signe de tout un mal contemporain et le symptôme révélateur d'une crise d'humanité, non encore achevée peut-être, - et son importance en grandit d'autant,. Le héros, aussi bien, résume avec toutes ses nuances un état d'esprit commun à beaucoup, - à tous ceux qui manquèrent agir, et n'agirent point ; auprès de cette collectivité douloureuse, qu'est-ce que la personnalité brutale d'un Vaillant ou d'un Emile Henry ? Robert connaît la lassitude, et le dégoût. Il s'en sauvera par l'action – mais laquelle ? Par la destruction bien plutôt ! Il s'exalte, il compte sur l'occasion : et elle s'offre. Mais il connaît la lâcheté, le doute : tout n'est-il pas vain et même cela ? Le moment est passé d'agir, Robert se tue. - Psychologie rigoureuse et humaine ; de l'orgueil, de la faiblesse, et surtout, la peur de la vie, de ses luttes vivifiantes et joyeuses. Telle n'est peut-être pas la pensée de l'auteur, mais tout dans son livre l'impose. A côté de l'anarchiste Robert, voici, comme deux « répliques » de son âme, le vieux musicien Vignon qui garde pour lui son génie, et sa fille pour elle sa beauté ; eux plus que lui encore en révolte contre la vie, soucieux de ne rien « risquer » ; un jour viendra qu'il se tueront. Nous sommes loin du grand égoïsme de de Nietzsche qui est tout compréhension après avoir été tout action et passion. Manière aussi d'aristocratie, mais peut-être trop accessibles aux faibles... - et s'il nous faut choisir !... - On voit l'importance historique et psychologique d'un tel livre. M. Barrucand ne l'a pas chargé de digressions, ni couvert d'ornements. Il l'a presque en entier dialogué, réduisant au stricte nécessaire les discussions, laissant directement s'exprimer ses héros, sans explications ni rétrospections. Cette brièveté – je ne dis point cette sécheresse – console des rhétoriques faciles auxquelles on s'adonne chaque jour davantage, et cette objectivité, de la « manière » que tout écrivain se croit désormais forcé d'adopter, oubliant que l'art classique est le plus souvent anonyme.
Henry Ghéon.
La Revue Blanche, 1900, tome XXII.
Voir :
L'excellent site de Céline Keller sur Victor Barrucand.
La longue analyse de Avec le feu par Caroline Granier dans Les Briseurs de formules, les écrivains anarchistes en france, à la fin du XIXe siècle. Editions Ressouvenances, Coeuvres, 2008.
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