En novembre décembre 1903, entre la reprise de l'affaire Dreyfus, en route pour la réhabilitation du capitaine, et les suites de l'affaire Humbert, le procès d'Adelsward et de Warren ne tient pas la une des quotidien très longtemps. Nous avons vu que le Matin consacre au procès un grand article de une pour son premier jour, avant d'être relégué aux pages intérieures sous la rubrique Tribunaux pour le second jour et le verdict, L'Aurore fait de même. Dans Le Petit Parisien l'article paraît en pages 3 et 4 sous le titre Les Deux barons, accompagné de deux illustrations. Le journal La Presse, fait de ce procès l'un de ses deux titres de une pour le premier jour, pour le second un articulet rend compte du verdict, toujours en première page. Le Figaro rend compte succinctement du procès en page 3, et consacre au verdict quelques lignes. Quelques lignes, aussi, suffisent pour annoncer le procès et donner le verdict en page 4, dans Le Petit Journal.
Le Petit Parisien, note tout d'abord l'affluence dans la salle d'audience, et ce malgré le hui-clos. Des avocats jusque sur les calorifères, des conseillers et des membres du parquet envahissent l'estrade des magistrats. Adelsward est présenté comme un « un garçon de vingt-trois ans, à la tête expressive [...] Ses traits sont réguliers. Il porte une légère moustache blonde. » La tête de Warren a, elle, « la mobilité de celle d'un oiseau ». D'apparence chétive, « il parle avec volubilité sans articuler nettement ses mots » comme s'il avait « de la bouillie dans la bouche ». Adelsward, lui s'exprime avec « une netteté parfaite [...] élégance et sans aucun embarras dans le choix des mots ».
M. le Président. - Vous êtes un être imaginatif. Vous vous êtes abreuvé de lectures mauvaises, dégradantes.
Le prévenu. - J'ai beaucoup lu, en effet : mais j'ai étudié autant les auteurs anciens que les auteurs modernes. Et ce que j'ai vu autour de moi je l'avais lu dans les classiques.
M. le Président. - N'avez-vous pas vous-même écrit des romans ?
R. - J'ai en effet publié plusieurs œuvres : l'Hymne à Adonis, Chansons légères ; Notre-Dame de Mer-Morte ; les Cortèges qui sont passés.
La jeune fille dont Adelsward tombe amoureux à Venise, dont il est déjà question dans l'article du Matin devient dans cet article « une gitane ». L'interrogatoire du Président nous apprend que Jacques d'Adelsward rencontra Warren à un bal donné salle Wagram, par « l'intermédiaire d'un certain Raoul C... » En effet, moins prude que Grandgousier, le journaliste du Petit Journal transcrit une partie de l'interrogatoire. A propos des « deux fêtes, l'une en avril, l'autre en mai » :
« M. le Président. - Donnez-nous des détails sur les scènes qui s'y passèrent. Ne fîtes-vous pas étendre un jeune garçon entièrement nu sur une peau d'ours, la tête reposant près d'une tête de mort ?
Le prévenu. - Cela a eu lieu une seule fois. C'était un simple tableau vivant représentant la Jeunesse et la Mort. Le jeune homme n'était pas complètement nu. Un voile rose le recouvrait.
[...]
D. - Vous receviez chez vous des professionnels du vice ?
Le prévenu le reconnaît, mais il affirme que jamais, lorsque des actes d'immoralité ont été commis, des enfants n'y assistaient. »
[...]
D. - Mais que faisiez-vous donc alors à ces réunions de l'après-midi ?
R. - Rien de mal ; nous mangions des gâteaux et buvions de l'orangeade.
[...]
D. - Ne lisiez-vous pas à vos invités des poèmes érotiques ?
R. - Je n'ai fait de lecture de ce genre que devant ceux qui partageaient mes idées et auxquels je n'avais rien à apprendre.
Quant à de Warren, il nie tout, il dit le plus souvent : « Jamais de la vie ! Ou : Jamais on n'a fait d'inconvenances chez moi. » Il n'a participé à rien, ses lettres sont mal lues ou mal comprises, il n'a jamais servi de rabatteur pour Adelsward.
Le docteur Wallon chargé d'examiner Adelsward du point de vue mental, déclare :
« - Le prévenu, dit-il, n'est pas un inverti sexuel, c'est-à-dire ayant une mentalité autre que celle inhérente à son sexe. Il n'est pas davantage, bien qu'il se soit adonné parfois à l'opium, un intoxiqué, pas plus un alcoolique qu'un obsédé. »
Le docteur parle de tares héréditaires, « son père a été interné avant son mariage, sa grand'mère a été atteinte d'aliénation mentale. Enfin, un de ses oncles est épileptiques, lui même a été victime de convulsions dans sa jeunesse.
Comme Grandgousier, le journaliste du Petit Journal déplore que l'on ait fait venir à la barre des lycéens « qui ne connaissaient pas un mot de l'affaire et dont les relations avec d'Adelsward s'étaient bornées à une ou deux promenades en automobile. »
Fidèle aux convictions républicaines et anticléricales du journal l'Aurore l'article sur le procès commence en rappelant les attaches de la famille de Warren au royalisme et à l'église : « Les cent mille francs versés à la cause royaliste par l'une de ses parentes n'ayant pas suffi à restaurer le trône et l'autel (1), le baron Jacques d'Adelsward a comparu hier devant la neuvième chambre pour outrage public à la pudeur et excitation de mineurs à la débauche, de compagnie avec son infime et non moins blasonné camarade, le comte Albert Amelin de Warren. » Le journaliste poursuit par l'apparence dissemblables des deux prévenus, « l'attitude repentante », « la voix pleine et caressante » de Jacques d'Adelsward tranchant avec « l'air agité, et comme surpris et presque scandalisé qu'on puisse lui reprocher quelque chose » de de Warren. « l'un qui, sans l'accident de début qui le menait en correctionnelle, eût sans doute fait figure dans la carrière diplomatique, pour laquelle il était tout naturellement désigné », « L'autre qui ferait songer à Gavroche, si ce n'était calomnier Gavroche ». V. Marien qui signe l'article retranscrit de longs passages de l'interrogatoire des accusés, on y apprend rien de plus que dans les articles précédents. Le journaliste de La Presse, respectueux de la loi, le procès ayant lieu à huis-clos il ne veut pas donner le détail des interrogatoires et des témoignages, il en donne un résumé fidèle à celui fait par ses collègues. Il s'intéresse lui, au public resté derrière les portes fermées du tribunal :
« Les alentours de la neuvième chambre ont été cet après-midi aussi animés, sinon plus, que pendant l'affaire Humbert.
Dans le petit couloir sombre qui longe la salle, un grand nombre de jeunes gens suspects, aux figures efféminées, coiffés d chapeaux melon ou de casquettes élégantes, forment des groupes. Quelques-un sont accompagnés de leurs mères. De nombreuses dames fort élégantes font des efforts inouïs, mais sans succès, pour pénétrer à l'intérieur de la salle.
Les jeunes témoins qui sortent de l'audience se font des confidences.
- Qu'est-ce que t'a dit le président ?
- Il m'a posé une drôle de question. Je lui ai répondu que je ne savais pas ce que ça voulait dire.
Un autre raconte que le président lui a dit en fin de sa déposition :
- Comment ! Vous n'avez pas plus de sens moral que cela ! Eh bien ! Retirez-vous. »
L'affaire Adelsward se termine donc ce jeudi 3 décembre 1903. Le substitut Lescouvé demande pour les accusés « Justice et pitié » et ne s'oppose pas à ce que leur condamnation « fût mitigé d'une certaine indulgence », ils sont condamnés « sur le chef d'excitation de mineurs à la débauche à six mois de prison, 50 francs d'amende et à cinq années d'interdiction des droits civils, civiques et de famille ».
(1) Depuis 1902, le bloc des gauches et le gouvernement Combes, sont au pouvoir.
Affaire Adelsward-Fersen (1e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (2e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (3e partie)
Interview de J.-K. Huysmans. Affaire Adelswärd-Fersen (4e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (5e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (6e partie)
Affaire adelswärd-Fersen (7e partie)
Un article de Gaston Leroux. Affaire Adelswärd-Fersen (8e partie)
Interview de Jules Bois. Affaire Adelswärd-Fersen (9e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (10e partie)
Le Canard Sauvage. Philippe. Jarry. Affaire Adelsward-Fersen (11e partie)
Alfred Jarry, Lucien Jean, Georges Roussel. Affaire Adelsward (12e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (13e partie).
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VIENT DE PARAÎTRE
Jacques d'Adelswärd-Fersen, Messes Noires. Lord Lyllian (1905),
éditions QuestionDeGenre/GKC, 178pp. 17 €
www.gaykitschcamp.com
Le succès de Jacques d’Adelswärd-Fersen (1880-1923) ne se dément pas. Les éditions originales ou anciennes de ses livres se vendent aujourd’hui à des prix remarquables. Je lui ai consacré en 1991 un dossier, enrichi en 1993, qui permet de com prendre dans quel contexte polémique son œuvre s’est développée. On doit à Mirande Lucien d’avoir donné une image assez exacte d’Akademos, revue que Fersen a fondée en 1909 et soutenue toute l’année et qui peut à juste titre être considérée comme la première revue homosexuelle française. Jean-Claude Féray a attiré notre attention sur son œuvre littéraire aux éditions Quintes-feuilles. Alors qu’il vient de publier Jeunesse (1907), je suis heureux d’avoir enfin pu mettre la dernière main à cette réédition de Lord Lyllian (1905).
Lord Lyllian est un roman à clefs où se rencontrent les sommités homosexuelles de la fin du xixe : Oscar Wilde, Lord Alfred Douglas, John Gray, Jean Lorrain, Joséphin Péladan, Achille Essebac, Robert de Montesquiou, Friedrich Krupp — et Fersen lui-même — ainsi que leurs égéries les actrices Ellen Terry et Sarah Bernhard. Les amateurs de ces personnages devenus de véritables icônes se réjouiront de la manière dont Adelswärd-Fersen les met en scène avec des dialogues très camp que Wilde n’aurait pas reniés et dans des poses mélodramatiques à souhait. J’espère que, comme moi, vous tomberez amoureux de Lord Lyllian, dans une nouvelle édition portée par d’éminents spécialistes respectivement de la littérature homosexuelle et de la littérature décadente, Jean-Claude Féray et Jean de Palacio.
Patrick Cardon
17 € ISBN 978-2-908050-68-4
Disponible à partir du 1er mars aux librairies Les Mots à la Bouche, Les Cahiers de Colette, 75004 et Comme un roman 75003 Paris
ou commandes franco de port = chèque de 17 euros libellé à GKC
à adresser à QuestionDeGenre/GKC
5 rue du Pavillon
34000 Montpellier
tél 06 03 554 566.
Pour Patrick Cardon.
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