dimanche 10 janvier 2010

Emile MOREL & STEINLEN : LES GUEULES NOIRES




Après Chéret, archétype du peintre de la soit-disant "Belle-époque", ses couleurs vives, ses lumières, ses affiches et illustrations de la fête parisienne, ses filles froufroutantes vantant les mérites du vin de coca ou invitant aux farandoles du Bal Bullier. Livrenblog choisit le contraste avec Steinlen, illustrateur des misérables, du peuple, des ouvriers et des artisans. L'un illustre Champsaur, l'autre Zola. En 1907, Steinlen illustre Les Gueules noires d'Emile Morel, avec Germinal (1885), seul ou presque Maurice Talmeyr avec Le Grisou (1880), avait pris pour sujet les mines et les corons du Nord.

Émile MOREL: Les Gueules noires. Préface de Paul Adam. E. Sansot, 1907, in 8, 212 pp., couverture illustrée, 41 dessins in texte, 15 lithographies hors texte par Théophile Alexandre Steinlen.

De ce recueil de nouvelles, j'extraie, Multitude Solitude :



Multitude. Solitude.


Le jour se lève, blême dans le brouillard qui enlinceule la plaine. Et dans cette lourde vapeur qui flotte sur le sol noir et gluant, s'épand un meuglement sinistre comme en clament sinistrement les gros vapeurs perdus dans la brume.
Confuses et vagues dans le brouillard qu'elles semblent déchiqueter, des silhouettes humaines se meuvent, avec un piétinement sourd.
Et cette exode d'ombres s'avance de partout, vers l'étrange appel.


A travers un champs labouré, écrasant de leurs sabots les lourdes mottes humides et luisantes de la terre éventrée, une bande de trieuse se hâte dans une marche trébuchante. Frileuses, sous leurs robes de cotonnade bleue parsemée de pois blancs, elles vont les bras croisés, les mains cachées sous les aisselles, en faisant un gros dos sur lequel flottent les jolis plis du mouchoir de percaline dont elles s'entourent coquettement la tête. Elles ne causent guère, mais lorsqu'un sabot reste englué au fond d'un sillon, ces fillettes jettent de leurs voix claires, des jurons comme les hommes.
Elles ont atteint une petite route pavée qui passe au bout du champ et leurs sabots font entendre maintenant, sur les grès, un clapement sec, presque joyeux, dans ce jour lugubre où plane le rugissant appel à la peine.
Tout à coup surgi de la brume, un homme sur la route les croise. C'est un grand gas vêtu de toile grisâtre, maculé de houille, avec un foulard de laine rouge enroulé autour du cou et dont la face apparaît très pâle sous la barrête de cuir noir.
Une des trieuses, une maigre fillette aux joues creuses, qui suivait les autres à l'écart, s'est brusquement arrêtée devant l'homme. Tous deux se sont reconnus et se considèrent un instant en silence tandis que le clapement des sabots s'éloigne.
Alors, craintivement la petite interroge :
- « Eh bien Honoré, te vlà ? T'es mi donc descendu au fond ce matin ? »
- « Ah non, pour sûr ? Et puis j'y descendrai mi demain non plus, ni après-demain, ni les autres jours non plus, vu que j'en on quasiment soupé de l'compagnie. »
Il a répondu cela nerveusement, avec l'entêtement exalté d'une ivresse d'alcool qui a dû commencer hier, aussitôt après la remonte : ribote qui sans doute a duré toute la nuit dans quelque estaminet avoisinant les fosses puisqu'il porte encore son bourgeron de travail.
La petite demeure passive, habituée aux propos qu'ont les hommes dans leurs soûleries, habituée à ces idées de révolte qu'ils ont tous ici quand ils ont bu.
Lui, détourne la tête, d'un pressement de lèvres fait gicler sur le sol un jet de salive, et, du revers de sa main fébrile, essuie sa fine moustache de joli blond. Puis il reprend :
- « Ah ! Ben que non ! J'y descendrai plus dans les fonds de par ici. J'on retiré min livret, je vas m'embaucher en Belgique, dans le Borinage. Demain à l'heure d'aujourd'hui j'aurons passé l'frontière ».
Très raide, sans tituber, mais le regard fou, il a fait un geste ivre qui indiquait les au-delà de la plaine.
La petite reste encore silencieuse, mais maintenant son maigre visage se crispe. Ses paupières battent un instant sur ses yeux devenus fixes et troubles, et deux larmes coulent sur ses joues. Pour les cacher elle baisse la tête et se met à tourner d'un gauche va-et-vient le talon de son sabot dans la terre molle.
Elle reste muette devant lui, toute petite et chétive, avec un air souffreteux et soumis, le dos voûté, tournant toujours gauchement le talon de son sabot dans la terre.
Mais, l'homme qui grelotte, les mains dans les poches, pendant que l'alcool le brûle sous la peau, brusquement s'écrie, piétinant à reculons, pressé sans doute à présent de regagner les corons :
- « Allons la Marie, je te dis adieu, et aussi bonne chance................................................ »
Elle le regarde s'évanouir dans la brume et ses yeux semblent s'agrandir et son regard s'affoler, comme si la plaine voilée l'entourait d'un espace immense et vide, un vide qui lui donnerait le vertige.
Le meuglement sinistre s'est tu ; mais au loin, dominant de sourds roulements et des heurts profonds, s'élèvent des sifflements mélancoliques et les lamentations sonores du fer.
Avec une hâte convulsive, comme une bête blessée, la fillette suit de nouveau la petite route pavée qui s'enfonce là-bas, vers l'inconnu en rumeur.
Elle n'avait pas quinze ans lorsqu'il la posséda un soir. Elle s'était laissée entraîner à l'écart par celui-là, parce qu'il avait des yeux très bleus et très doux. Il l'avait possédée sans lutte, car dans l'ombre, lorsqu'elle avait senti sur ses lèvres la bouche du gas, elle avait aussitôt sur lui refermé les bras passionnément.
Presque toutes commencent d'abord par une recherche vicieuse dans un coin, avec un galibot de leur âge. Après, par une veulerie d'âme et des sens, par lassitude aussi de se défendre, elles abandonnent leurs corps au hasard, parmi les centaines et les centaines de mâles. Mais la fillette s'était donnée par un coup de cœur, et, comme l'amour est une chose forte et saine, dès ce soir-là, elle repoussa brutalement le frôlement des autres gas. Ce fut chez cette enfant la fidélité farouche de la femme qui aime.
Mais à quoi bon cette fidélité ? Marie n'existait pas plus pour lui. - moins peut être – que les autres filles qu'il culbutait au hasard des rencontres, dans une frénésie fouettée par l'alcool, qui rendait son acte semblable à un viol. Et lorsqu'il la trouvait sur son chemin et qu'il était sans désirs, il passait, sans lui adresser la parole, indifférent au doux regard qui longtemps le suivait.
Alors que l'homme demeurait la brute aveugle et insensible, cette fille du peuple, abêtie par atavisme et les trop hâtifs labeurs de la mine, était initiée par son cœur à tout ce que la passion fait naître de sentiments complexes et douloureux. Dans sa raison frustre survint un idéal, une aspiration vers un bonheur imprécis mais soupçonné, et, au milieu de ses pensées vulgaires, habita la rêverie. Elle souffrit de ne pas se sentir entièrement possédée, de ne pas lui appartenir davantage, de ne jamais voir la douceur menteuse des yeux très bleus s'éclairer pour elle d'une lueur d'amitié. Sa laideur aussi la tortura, car elle pensait que celle-ci était la cause de cette indifférence, et cela rendit son amour encore plus craintif et dissimulé. Elle eut les navrantes coquetteries des filles laides. Puis, pendant les rares instants d'étreintes, elle essaya de lui exprimer tout ce qu'elle ressentait. Mais il ne fut point encore touché par tout ce que cette passion fit vibrer pour lui du lourd et grossier patois.
Une fois, le hasard voulut qu'elle le surprit caressant une moulineuse entre les piles de madriers servant aux boisages de la mine. Lui se redressa, furieux, croyant que la petite était venue là pour les épier. Il ramassa une pierre et la lui lança à toute volée. Elle ne fut pas atteinte, mais elle reçut un choc douloureux au cœur, comme si la pierre y avait fait une blessure.


Rongée par un désespoir silencieux et par une jalousie sans révolte, elle a vécu jusqu'à maintenant une existence de fièvre et de misère à travers les jours et les mois, avec seulement un peu de bonheur longuement espacé pour la soutenir : ces minutes brèves où il la tient brutalement sous lui.
Le désir de mourir lui était pourtant venu dans un moment de plus grande détresse et de découragement.
C'était un soir d'hiver, elle longeait le canal, les rafales qui galopaient par la plaine rase hululaient aux gibets de fer et aux câbles électriques du chemin de halage ; l'eau morte était immobile. L'idée lui vint pour en finir, pour dormir toujours, pour ne plus sentir cette plaie vive au coeur, de s'ensevelir-là entre ces berges, dans cette chose d'épouvante comme le vide. Elle s'arrêta et s'approcha, mais soudain elle eut un recul de terreur comme si elle avait vu une chose affreuse et elle s'enfuit jusqu'au coron en sanglotant.
Ce ne fut qu'un spasme de désespoir qui jamais ne revint. Souffrante et résignée elle continua à l'aimer, sans que nul soupçonnât que, sous l'enfant laide et chétive, il y avait une amoureuse au cœur exalté ; sans entrevoir l'amour fanatique, l'amour navrant qui la faisait taciturne dans la horde bruyante de ses compagnes.


Courbant sa maigre échine, elle se hâte. Maintenant elle longe un grand talus, quelque chose de haut et de vague, très sombre : et cette immense tâche noire du terri, lui semble le reflet de son âme. Elle traverse des voies ferrées, passe entre des files de wagons vides, puis devant elle, se dresse une forme géante qui s'allonge confuse dans le jour embrumé et livide, en une sorte de beffroi.
Jamais elle ne lui est apparue aussi triste cette grande carcasse de fer qu'empanachent au rythme de leurs râles crachottants les tuyaux de vapeur, ni plus angoissant ce ciel d'automne bas et délavé, qu'endeuillent encore les lourdes torsades de fumée noire vomie par une cheminée massive.
Sur la batisse sombre, une inscription en grosses lettres blanches se détache : Fosse Sainte-Marie-Madeleine. Oh ! L'ironie de ce doux nom mystique donné à cette chose noire et sinistre !
Comme elle gravissait la dernière marche de l'escalier qui aboutit à la salle de triage, le surveillant du carreau lui pointa une amende. Elle eut un juron, un mot ordurier entre les lèvres et vint se ranger parmi celles de son équipe, au bord de l'une des longues glissières aux fonds mouvants sur lesquelles, le charbon, passe comme un lent ruisseau.
Ses mains se mirent aussitôt à happer au passage les pierres mauvaises et à les jeter dans une manette. Le geste continu, le geste monotone, cette houille qui passe et passe interminablement de son cours uniforme, peu à peu cela lui fascine la pensée, enveloppe sa raison d'une abrutissante torpeur.
Elle ne pense plus. Le souvenir a sombré dans le cours de ce ruisseau de houille où il faut puiser et puiser toujours les pierres brillantes. Mais, aujourd'hui, pour la première fois, tous les bruits du trillage irritent ses nerfs : grondement des berlines sur les armatures de fer, crissement des engrenages, et chaque conversion fracassante des culbuteurs la fait tressaillir. L'odeur moite et grasse du charbon l'écoeure, l'embrun de poussière fuligineuse, au miroitement métallique, qui s'élève des cascades venues des berlines déversées, gêne sa respiration. Elle étouffe... Sa manette lui échappe des mains, un râle rauque sort de sa gorge et elle tombe à la renverse, toute roide, les yeux révulsés. Les trieuses se précipitent et la transportent jusqu'à l'ouverture béant sur la plaine qui se révèle hérissée de bâtiments sombres. Le surveillant accourt, et, bourru, les renvoie toutes au travail.
Une seule fille est restée ; penchée, elle dégrafe le corsage. Mais la petite exhale un long soupir et ses yeux se rouvrent, un peu égarés. Puis aussitôt, sans une parole, avec un geste frileux de pauvre enfant chétive, elle reboutonne sur sa poitrine creuse le corsage entr'ouvert.
Debout, elle refuse de retourner au coron comme le lui conseille le contre-maître.
- Mais oui !... que t'es bête ! Retourne chez ti, puisque t'as tombé du haut mal, insiste la fille qui l'aide à rajuster son béguin.
Non, elle ne veut pas ; le visage fermé, elle regagne son poste.
Le surveillant, une main accroché à la lanière de son sifflet de commandement, est debout sur une passerelle d'où il enveloppe le triage de ses regards soupçonneux.
Toutes les trieuses sont redevenues muettes, dans le vacarme grondant et criard des machines que semble animer une cruauté froide qui veut, qu'à leur contact, s'usent des générations. Elles sont attentives, leurs gestes actifs happent le chiste ; et voici que les robes bleues à pois blancs, les gracieux mouchoirs aux plis flottants, tout cela a repris, sous la discipline, l'aspect d'un uniforme de bagne.
Le travail a de nouveau absorbé la fillette. Ses mains vont et viennent régulièrement de la glissière à la manette qu'une trieuse remplace par une autre lorsque les pierres en débordent. Elle n'a plus conscience de sa vie, elle fait partie de toute cette machinerie, de tous ces outils qui pivotent et trépident avec précision ; la voici devenue une pauvre chose, semblable à une de ces petites poulies qui tournent en grinçant plaintivement.
Et les heures passent, lents et monotones, charriées semble-t-il, par le lent ruisseau de houille.
Le bourdonnement sonore d'un timbre électrique a retenti à la recette, à l'orifice du puits d'où émergent brusquement, entre les montants de fer, les cages qui contiennent les berlines. Le langage cynique du mineur nomme cela « la sonnerie à la viande » parce qu'elle est pour le machineur chargé de régler la marche des cages, le signal de la remonte des ouvriers.
Un coup de sifflet répondant à la sonnerie de la recette a vrillé le hall du triage ; la source qui l'alimente va tarir, jusqu'à ce que ceux qui ont saigné les veines noires de la terre soient remontés. Avec une gaieté bruyante, une exubérance de jeunesse qui a été opprimé par la discipline, les trieuses se bousculent, enjambent les glissières, sautent les degrés des gradins de criblage, ce qui fait vaciller, sous la cotonnade, les pointes de leurs seins. Les plus impatientes à atteindre le carré libre de machineries où elles vont toutes prendre leur repas, pincent les croupes de celles qui les précèdent et qui se retournent alors en criant des mots abominables.
Assises sur le carrelage, le dos appuyé contre le mur ou contre des civières pleines de chiste, elles retirent les chanteaux de pain hors des musettes de toile. Les dents qui mordent avidement, apparaissent très blanches, dans les faces souillés par la poussière noire et les yeux largement cernés de bistre ont un éclat étrange.
Un gros bidon de fer-blanc passe de main en main. Chaque trieuse fait pisser de très haut, dans son gosier tendu, la bière blonde qui glougloute dans le goulot. Et un grand rire les secoue toutes, lorsque une voisine ayant poussé celle qui boit, le liquide lui inonde les cheveux ou le visage.


La petite souffreteuse n'est pas avec ses compagnes, elle est restée à l'écart, cachée derrière un culbuteur. Accroupie, la tête entre les mains, les coudes sur les genoux, elle songe. De l'endroit où elle s'est blottie, ses yeux mornes voient les cages qui, soudainement sorties de l'abîme et encore toutes trempées d'ombre, s'accrochent avec un bruit saccadé aux verrous. Ils voient les moulineuses attirer les berlines d'où bondissent, comme des diables, des hommes effrayants, aux faces noires dans lesquelles roule le blanc des yeux, et qui s'en vont pressés.


Elle songe aux autres remontes qu'elle venait épier jusqu'à ce que, d'une berline, ce fut Lui qui surgit, ce qui lui donnait un petit choc au coeur, doux et nostalgique. A présent, autour d'elle, c'est le vide ; elle se sent seule, toute seule, malgré le grouillement humain de la fosse.
Là-dessous, dans les entrailles de la terre, c'est le vide aussi : le chantier souterrain où souvent descendait sa pensée n'est plus qu'un amas de nuit.
Ce Borinage ? Eh bien, oui, elle voudrait le suivre jusque-là, humblement, de loin, comme un chien qui suit, désolé et craintif, les pas d'un maître qui veut le perdre. Mais elle n'a pas l'âge d'agir à sa volonté ; et puis, elle est si lasse !...
C'est fini à jamais. Elle ne pourra même plus l'aimer par le regard, elle ne pourra plus rôder autour de Lui comme jadis ; sa chair ne connaîtra plus l'anxiété frémissante de l'attente, l'attente d'une de ces possessions si brèves, mais qui, malgré tout, la rendait heureuse jusqu'à ce que l'éternel inassouvissement la rongeât de nouveau sourdement.


En cet instant elle se sent encore plus laide et misérable et rompue aussi, comme si les engrenages l'avaient happée, broyée, puis rejetée sur les dalles de fonte.
Les cages qui remontent des mineurs ne redescendent plus à vide, d'autres travailleurs se tassent dans les berlines qu'on repousse sur les barreaux. Ceux-là vont déblayer les terres, dégager, la veine pour la saignée du lendemain. Ils tombent dans le vide, et, à leur suite, le large câble qui se dévide du haut du beffroi, défile avec un bruissement d'aile.


Et longtemps encore la petite demeure immobile, les regards hantés, si frêle parmi toutes ces choses de fer pesantes et farouches qui l'entourent.
Un nouveau signal : la gueule de ténèbres a fini de vomir et d'avaler des hommes. Et voici que la machinerie compliquée du triage reprend ses mouvements rythmés. Les raquelettes crissent, les arbres ronronnent dans les coussinets, les pignons grincent des dents, tous les muscles durs et noirs pivotent, virent, et des tuyauteries s'élève une buée qui semble la sueur du fer et de l'acier qui travaillent. Du haut des trétaux, les culbuteurs, en chavirant les berlines emboîtées, déversent des cataractes de houille sur les cribles en gradins, et les cataractes deviennent des cascades, puis des ruisseaux lents qui se perdent enfin là-dessous, dans le hangar où s'entrechoquent des wagons et où respire puissamment une locomotive.


Les filles-outils ont repris la monotone, l'abrutissante besogne. Et la petite désespérée s'est remise elle aussi à remplir des mannettes. Mais parfois son geste s'arrête, ses traits se contractent et ses yeux demeurent étrangement fixes. Puis soudain, elle recommence à puiser dans la trémie au fond mouvant, le visage devenu sérieux et calme comme si elle venait de prendre une forte et froide résolution.
Le soir tombe, il bruine sur la plaine. Les bâtiments d'extraction qui barrent sombrement, par endroits, sa perspective étalée et qui balafrent de leurs cheminées géantes et de leurs beffrois la cernure livide de l'horizon, s'éclairent intérieurement de lueurs mystérieuses, ainsi que des châteaux fantastiques, et leurs noires silhouettes s'évanouissent lentement. Les longues files massées des corons trapus sont déjà des plaques uniformes et sans relief. Tout ce qui se hérissait sur la plaine, s'aplatit, se confond peu à peu avec elle.


Les rumeurs de travail s'apaisent, et, dans la fin du crépuscule, un train qui roule, rapide, met un bruit solitaire et mélancolique.
Le long du canal qui déroule son ruban clair, tout droit, comme une route, une petite ombre glisse.
Mais voici qu'elle s'est arrêtée et demeure immobile sous le voile triste de la pluie fine et glacée... là, tout près de l'eau morte, au-dessus de laquelle flottent des vapeurs blanchâtres qui semblent un suaire...
Puis, brusquement, la berge est déserte : la petite ombre immobile a disparu. Mais l'onde blême se plisse de rides, qui, de la rive, vont s'élargissant comme un rictus mauvais et mystérieux.

Emile Morel



Le volume est illustré de quinze lithographies dont les reproductions suivent :
















Compte-rendus :
Revue Intellectuelle des faits et des oeuvres. Organe rationaliste. Paraissant le 25 de chaque mois. N° 7, 25 avril 1907. Librairie C. Reinwald. Schleicher frères, éditeurs.

Revue Artistique par Sidonelli :
« [...] J'ai retrouvé Steinlen en toute la plénitude de son réalisme génial peut-être, et dont l'observation reste sans équivalent dans l'illustration des Gueules Noires, d'Emile Morel. D'une habileté de crayon sans exemple, Steinlen, dans ses types de mineurs et ses scènes de la vie ouvrière ne flatte pas, n'atténue pas, mais jusqu'à l'instant où l'exact se rapproche du caricatural, sur le caricatural même, c'est-à-dire sur sa propre cruauté d'artiste, sa main jette le voile d'une grande compassion. Ces pauvres faces de bêtes lasses, exténuées, douloureuses, affolées de la haine ou du tourment qu'il exprime, poignent le cœur le plus rebelle. Ce n'est pas seulement l'homme de la mine qu'il peint, c'est l'humanité qui souffre et peine en costume de porions. Tel dessine Steinlen qui fut parmi les tempéraments originaux de la fin du naturaliste. »

Revue Littéraire par Stéphane Servant :
« [...] Mais par le procédé, certaines formes naturalistes sont, elles aussi, imprégnées d'un vif sentiment. Telles plusieurs pages géniales de Zola. Tels ces fragments intensément tristes des Gueules noires d'Emile Morel (Sansot), où se révèlent parfois des qualités de maître écrivain. Je n'ai pu lire, sans en garder l'obsession, cette peinture de la vie des mineurs intitulée, la Paye, où l'homme s'enivre par besoin d'oubli avec l'argent destiné au cercueil de son enfant. Là, rien de factice. Nul amour pathétique, nul drame qui prenne le lecteur en détournant l'attention de sa pensée. C'est le réalisme ému de la peinture qui empoigne et qui suggère l'impression d'un fatalisme plus fort que l'inconscience. « La vérité, dit Paul Adam, parlant des Gueules noires, ce livre la contient, précise, soudaine, effroyable, ironique envers soi. » Et c'est vrai ; on peut ne pas se complaire à revivre les amours et les tristesses ouvrières, et trouver de la beauté dans ces pages d'Emile Morel, écrites sans faiblesse, imprégnées de pitié douloureuse et planant au-dessus des banalités coutumières. »



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