jeudi 22 juillet 2010

Un article de Gaston Leroux sur l'affaire Adelsward


Affaire Adelsward-Fersen.

16 et 17 Juillet 1903.

Le 16 juillet 1903, dans La Presse, un entrefilet, signale que de Vallès, le juge d'instruction, a longuement interrogé, ce jour, Jacques d'Adelsward, et en passant le journaliste révèle « que quelques-uns, parmi les enfants, paraissent revenir sur leurs déclarations primitives .»

Dans Le Matin du même jour, l'article de tête, sous le titre « Choses & autres », est signé H. Harduin, bonhomme plein de bon sens, pour lui les raisons du « déséquilibre » du baron sont la littérature et l'estomac : il a un mauvais estomac, il digère mal ! Harduin cite le cas d'Alexandre VI, « rude pape et grand politique » qui « devait avoir un bon estomac », il rapporte que Brillat-Savarin se méfiait des gens digérant mal. Mais l'estomac n'est pas seul responsable, l'inversion sexuelle est une maladie mentale, et Harduin en veut pour preuve une « étude très curieuse » du professeur Magnan, médecin de l'asile Sainte-Anne. Adelsward est surtout une victime de la littérature, il s'assimile les idées d'autrui comme celles de ces poètes qui « percevaient la couleur des voyelles » ou Maupassant décrivant sur son yacht « la couleur des ondes sonores arrivant jusqu'à lui, pendant que jouait une musique à terre ». Pire, il est influençable comme « cet ahuri de Caserio » l'assassin du président Carnot ! On le voit pour Harduin les choses sont simples : « Les gens bien portants, auxquels on parle de la couleurs des voyelles ou de celles des notes de musique, lèvent les épaules [...] », les autres sont des « détraqués ».

Le lendemain, dans le même Matin, c'est Gaston Leroux (1) qui signe l'article de tête, le ton change et le niveau monte de plusieurs crans. Gaston Leroux fut avocat, il connaît bien le Palais, alors qu'il portait encore la robe il écrivit pour l'Écho de Paris des compte-rendus de procès. Depuis 1894 il est chroniqueur judiciaire pour Le Matin. L'affaire des « messes noires », lui est un prétexte pour dresser un portrait sans complaisance de la magistrature, et de la comédie qui se joue lors des huis-clos pour affaire de mœurs. Malignement il retourne la situation et voit dans le huis-clos, une messe noire pour hommes de lois. « Il fallait être en peignoir rose pour assister aux messes de M. d'Adelsward ; il est nécessaire d'être en robe noire pour les messes noires du Palais. », « Il y a autour de ces histoires-là une multitude de figures congestionnées », et il nous montre des avocats habillés à la hâte, se pressant au huis-clos, avides d'assister aux interrogatoires d'un président se faisant expliquer longuement les détails scabreux des affaires de mœurs. Moqueur, Leroux se demande « où commence l'outrage à la pudeur ? Où finit-il ? », la Cour de cassation, elle-même, change d'avis d'un jugement à l'autre.



A propos de messes noires.

Que si vos occupations entre midi et deux heures de relevée vous attirent en ce moment au Palais, ne vous étonnez point d'y rencontrer par les couloirs la meilleure humeur qui soit, et, dans les groupes qui potinent aux Pas-Perdus, des mines gaillardes. Ces messieurs de la basoche sont d'un naturel fort galant ; ils sont à l'ordinaire les premiers instruits des aventures qui surviennent aux beautés de la ville et ne manque jamais de s'en réjouir fort décemment entre eux. Pour peu qu'on les ait fréquentés, on sait qu'ils ont la langue salée et qu'ils n'aiment rien tant que courir aux affaires de mœurs, si détestables soient-elles. Or, depuis quelques mois, il faut bien avouer que nous en étions privés. Était-ce un signe certain de l'amélioration des mœurs ? Ils n'avaient pas encore songé à s'en réjouir, quand les événements de la dernière semaine sont venus heureusement leur prouver qu'il n'en était rien et qu'il ne fallait rendre responsable de la surprenante moralité des procès qu'une police aveugle et paresseuse. Pour des gens qui en sont réduits, en matière scandaleuse, aux démêlés de la belle Otero et de sa couturière, vous m'avouerez que c'est une rare aubaine que cette affaire des messes noires. Les voilà donc dans une jubilation non pareille. Ils s'en promettent bien de l'agrément, chuchotent des noms, vont rôder dans le corridor de M. de Vallès, qui reçoit en ce moment d'étranges visites : chacun apporte ses renseignements particuliers, fournit sa petite part de mystère, et tous tombent d'accord à dire : « Voilà un beau huis-clos qui se prépare ! » C'est leur messe noire, à eux, le huis-clos.

Cette petite fête intime est la plus goûtée du Palais. On en sait quelquefois à l'avance la date, et chacun s'y prépare. Quand le bruit d'un huis-clos inattendu se propage, les vestiaires immédiatement se remplissent. A voir cette cohue d'hommes de loi qui passent leur robe avec précipitation, réapparaissent dans les couloirs une manche de ci, une manche de là, courent en se boutonnant et coiffé à la diable d'une toge sur l'oreille, vous pourriez vous dire, si vous n'avez l'habitude : « Il y a donc aujourd'hui quelques réunion solennelle du conseil de l'ordre où courent des maîtres vénérés, mais en retard ? Ces jeunes gens imberbes ont certainement la crainte de ne point arriver à temps pour signer la feuille de présence à la conférence ? Ou encore se précipite-t-on ainsi vers quelque illustre plaidoirie, dans un procès politique ? » Point du tout. Vous n'y êtes pas. Ce sont des avocats qui vont entendre des saletés.

Ce sont là les petits bénéfices du métier, auxquels la corporation tient par-dessus tout. Les stagiaires, qui n'ont, le plus souvent, autre chose à faire, sont enragés, et j'en sais qui n'ont guère l'occasion de passer leur toge que pour cette circonstance-là. Car il faut la toge ; si elle permet de tout dire, elle donne aussi le droit de tout entendre. Le huis-clos prononcé, l'huissier, qui sait que vous êtes avocat, vous mettra à la porte si vous êtes en civil, mais il vous la rouvrira quand vous réapparaîtrez sous le costume. Il fallait être en peignoir rose pour assister aux messes de M. d'Adelsward ; il est nécessaire d'être en robe noire pour les messes noires du Palais. C'est plus logique.

Le rite n'est point absolument le même, et l'on se borne le plus souvent à raconter ici ce qui se passait là-bas. N'importe, c'est un curieux spectacle. L'autel n'est pas un lit, mais un tribunal, et le prêtre qui officie est ordinairement le plus vertueux des magistrats, qui récite avec complaisance des histoires un peu fortes. Il y a autour de ces histoires-là une multitude de figures congestionnées. La victime est cependant, ici comme quelquefois là-bas, un bouc. Et j'ose dire, un bouc... émissaire sur lequel retombent tous les péchés. Il se défend comme il peut, mais le président est aussi habile que vertueux, et on cite le mot du président Cartier, qui interrompit brusquement le délinquant au moment où celui-ci dit avoir dépensé cinq francs dans un bouge du Champ-de-Mars.

- Pardon, s'écria-t-il, pardon ! La cour sait bien que ce n'est que quarante sous, aux environs de l'École militaire.

Il y a huis-clos et huis-clos. Il y a le demi-huis-clos, celui qui ne nécessite point la fermeture des portes. Quand il s'agit d'un banal outrage aux bonnes mœurs, on ne prend point la précaution de chasser l'auditoire ; non, il est virtuellement à la porte, en se sens qu'on s'arrange pour qu'il ne puisse rien entendre. Du reste, on est prudent, en l'occasion. On ne déshabille point trop l'affaire. C'est un huis-clos jusqu'à la ceinture..., dans lequel le président interroge tout bas, le prévenu répond tout bas, l'huissier impose tout bas le silence et appelle tout bas les témoins, les témoins déposent tout bas, l'avocat plaide rapidement tout bas et le prévenu finalement est condamné tout haut.

Il ne faut point, dans cette peinture que je fais des mœurs un peu galantes du Palais, mettre l'empressement de ces messieurs du barreau à ces sortes de fêtes intimes sur le seul compte d'une malsaine curiosité. On y traite aussi, dans ses audiences, il faut le dire, les plus hautes et les plus difficiles questions de droit. Ainsi, où commence l'outrage à la pudeur ? Où finit-il ? Qui le dira jamais ? La Cour de cassation ? Mais la Cour de cassation elle-même avoue son impuissance en variant sa jurisprudence, de telle sorte qu'il est des circonstances dans la vie où l'on ne sait pas si l'on accomplit honnêtement son devoir ou si l'on commet le plus compromettant des crimes. Il y a le cas, par exemple, des voyages de noce. Je prends le cas conjugal parce qu'il est plus moral et que je veux ignorer l'autre. On est deux qui s'aiment bien, tout seuls dans un compartiment. Tout seuls ! La Cour de cassation avait décidé jusqu'alors qu'il ne fallait pas dépasser certaines limites, à cause du contrôleur qui pouvait survenir, et que le contrôleur a droit à ce qu'on respecte sa vertu. Eh bien ! Maintenant, si le contrôleur qui a tort ! Le contrôleur ne doit pas survenir quand le train est en marche. Le contrôleur doit laisser les gens tranquilles. Ainsi vient de le décider dernièrement la Cour de cassation. Tant pis pour le contrôleur ! Et tant mieux pour M. Piot !

Il y a aussi la question du fiacre. Mais ici la jurisprudence n'a pas varié, Mme Bovary écope.

Un tribunal qui s'occupe d'une affaire de mœurs est à lui tout seul un spectacle. D'abord il a le dossier, le dossier qui va du président aux assesseurs, que l'on ouvre, que l'on ferme avec des sourires qui en disent long sur ce qu'il contient. C'est qu'il y a souvent dans ce dernier des photographies... Cependant, les plus intéressantes en sont quelquefois absentes. Le parquet les a conservées pour lui, l'expérience lui ayant enseigné qu'il y a des amateurs dans la magistrature. Une photographie est quelquefois une œuvre d'art, et pour être président on n'en est pas moins artiste.

Il se trouve des présidents qui mettent dans la conduite d'une affaire à huis-clos un entraînement remarquable. C'est plaisir alors d'assister à l'interrogatoire, car il ne gâche rien, il se fait tout expliquer, et son zèle pour la vérité est si grand que les plus terribles précisions de la langue française ne sauraient l'arrêter. Je ne nommerais point celui-ci. C'était à la dixième chambre correctionnelle. Huis-clos pour excitation de mineures à la débauche. Je l'entends encore crier : « Huissiers, faites entrer Berthe ! »

Berthe entra. C'était l'une des mineures qui avait été, paraît-il, excitée à la débauche. Elle avait bien dix-neuf ans, et comme il y avait longtemps déjà qu'on l'excitait à la débauche, elle n'en ignorait rien et édifia le tribunal, par une science qui le dépassait à chaque instant. Alors le président arrêtait Berthe et lui disait : « Qu'est-ce que c'est que ça ?... » Berthe, bonne fille, s'expliquait et repartait à nouveau, pour être à nouveau interrompue par un : « Qu'est-ce que c'est que ça ? Le tribunal a besoin de savoir !... »

Ce fut un long et très fatigant interrogatoire. On ne revit pas le président au Palais pendant quinze jours.

Gaston Leroux.


(1) Gaston Leroux (1868 – 1927). Publie son premier article en 1886 dans Lutèce, année où il obtient son baccalauréat ès lettres. En 1889 il obtient sa licence de droit. En 1891 il commence sa collaboration à l'Echo de Paris. Son entrée au quotidien Le Matin de Bunau-Varilla, à lieu en 1894, c'est en feuilleton dans ce journal que paraîtra en 1903 Le Chercheur de trésor (publié en volume sous le titre de La Double vie de Théophraste Longuet). En 1907 avec le Mystère de la chambre jaune, il invente le personnage de Joseph Rouletabille.



Affaire Adelsward-Fersen (1e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (2e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (3e partie)
Interview de J.-K. Huysmans. Affaire Adelswärd-Fersen (4e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (5e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (6e partie)
Affaire Adelswärd-Fersen (7e partie)
Interview de Jules Bois. Affaire Adelswärd-Fersen (9e partie)
Affaire Adelsward-Fersen (10e partie)
Le Canard Sauvage. Philippe. Jarry. Affaire Adelsward-Fersen (11e partie).
Alfred Jarry, Lucien Jean, Georges Roussel. Affaire Adelsward (12e partie).
Affaire Adelsward-Fersen (13e partie).
Affaire Adelsward-Fersen (14e partie).

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