mercredi 17 septembre 2008

Auguste VAILLANT - Gustave KAHN et l'anarchisme



Suite à la condamnation (5 février 1894) d'Auguste Vaillant (1861-1894), pour l'attentat qu'il commit à la Chambre des députés le 6 décembre 1893, Gutave Kahn dans la revue La Société Nouvelle, appelle à la clémence pour un "malheureux", un "souffrant", "un lecteur" influençable, dont la colère s'explique par l'état social. Il n'en condamne pas moins la propagande par le fait, qu'il juge inutile à la cause. On connait les sympathies anarchistes de bien des écrivains Symbolistes, mais sait-ont bien quelle était leur vision de la société future, inéluctable à leurs yeux ? Je commence ici la publication d'une série de textes sur le sujet en commençant par la première partie de cet article de Gustave Kahn. A suivre la seconde partie, et plus tard, un article sur Emile Henry, autre propagandiste par le fait, par le même Gstave Kahn.



Auguste VAILLANT


Il n'y a pas beaucoup à épiloguer sur le cas de Vaillant. C'était un souffrant, un malheureux depuis des années lourdes ; il avait confiance en la vérité, l'avenir, la possibilité, la nécessité des idées anarchistes, ou plutôt de ce qu'il en savait.
Des évangiles trop simplistes l'avaient conquis. Alors il a fait ce que ne font ni ne feront les sages et les théoriciens des religions, même extrêmes ; il a frapper ; et frapper c'est un tort ; c'est peu compatible avec la modération, avec la réflexion, avec cette allure un peu triste et découragée qui revêt les masques et les actes des penseurs. Mais Vaillant n'était pas un penseur, c'était un lecteur, et même mieux, un auditeur et un souffrant.
Aussi, pour le juger au point de vue simplement humain, il faut faire la part de bien des choses. Pour être justement mené, son procès ne devrait pas être uniquement le sien. Une enquête scrupuleuse eût fait citer à la barre le Capital et tels de ses monstrueux Mammons ; on eût dû exposer, pour en donner une idée nette, la marche titubante du corps social vers la vérité, pour bien indiquer à quelle étape de cette marche Vaillant avait été pris de colère folle. Le procès n'a été instruit que sur l'acte même et non sur ses mobiles. C'est ce qu'on compris très certainement deux hommes bien loin l'un de l'autre, mais qui, pour des motifs dissemblables, ont cru devoir soulever les premiers la demande de grâce : l'abbé Lemire, au nom du pardon des injures et nocivités qui lui est intimé par sa foi, et M. Clémenceau, sans doute au nom de sa connaissance de l'homme, de l'état social et parce que la recherche de la clémence, si l'on comprend bien, est aussi commandée à un républicain qu'à un religieux.
Dans la presse, parmi les généreux efforts tentés pour empêcher la réapparition sinistre de la guillotine dans un pays où la peine de mort devrait être abolie, il faut signaler, outre M. Octave Mirbeau, dont la générosité habituelle ne pouvait se démentir en cette occasion, MM. Gustave Geffroy et Maurice Barrès. M. Barrès, avec son ton de lent scepticisme, échauffé d'une croyance intérieure que tous les progrès sont possibles si l'on restaure la liberté de l'individu, a trouvé de topiques phrases sur le caractère de Vaillant et la propagande par le fait. Il est exact et sensé de dire :
« Très certainement celui-là possède en lui des sentiments qui, mieux servis par les circonstances, eussent été jugés héroïques. Il est préoccupé d'assurer le bonheur de l'humanité et il aima la gloire. »
Il est juste de fixer le rêve de la propagande par le fait, même chez les exaltés, les désespérés, les isolés du parti, à un désir d'avertissement, de sonorité exagérée. C'est un tort de ne pas croire Vaillant quand il déclare avoir voulu faire peur plutôt que tuer. Il pouvait désirer le bruit et le fracas éclatant en symptôme de revendication, le plus fort possible il ne devait désirer de morts.
Gustave Geffroy a apporté à l'étude de la question son bon sens et sa droiture. Il a défendu les théoriciens classiques de l'anarchie, en démontrant l'enchaînement de toutes les idées politiques, comme toutes les volitions de liberté s'enchaînaient les unes aux autres, quelles parentés entre les rêves admis du républicain libéral et les rêves bannis des prophètes anarchistes ; et aussi, dans un autre article de pitié, c'est bien d'avoir dit :
« Quels sont donc les plus faciles à convaincre : les misérables qui peinent, qui errent dans la nuit de l'esprit, qui cherchent une issue, qui voudraient un peu d'air, un peu de lumière, ceux qui ne savent pas ou qui savent à moitié ; ou bien ceux qui savent, qui possèdent la richesse, le pouvoir, la direction.
C'est bien à ces derniers, il ne saurait y avoir de doute, qu'incombe le devoir de prendre des mesures de paix et non de guerre. C'est à eux, non d'exciter, mais de pacifier, de sauver les cerveaux de la violence, d'épargner à tous les catastrophes. »
La plus grande partie des journalistes a d'ailleurs tenu, à propos de ce malheureux, un ton qui n'était pas de convenance ; j'admettrais encore, à la rigueur, qu'avant le verdict qui a calmé leurs impatiences et leurs peurs et qui donnait satisfaction à leurs tendances combatives, ils eussent accumulés les vocables synonymiques de mépris, qu'on trouve si facilement dans le Boissière, et tiré des souvenirs de crimes épouvantables de leurs Larousse. Ce sont là jeux possibles, si c'est un goût possible que celui de demander des têtes ; mais quand l'homme a été condamné et qu'ils peuvent presque le considérer comme mort, il est temps pour eux d'utiliser quelques paroles polies, de n'en point parler en le traitant de lâche, ce qui est d'un goût douteux, et d'une langue qu »il est hors de propos d 'employer vis-à-vis d'un homme de la colère duquel on est garanti par les solides portes de la prison.

II

La propagande par le fait est-elle légitimable, est-elle utile à la cause qu'elle veut servir ? Sur ces deux points la négative doit être formelle. Car s'il est vrai que les oeuvres sanguinaires de la majorité surexcitant les colères de la minorité jusqu'à l'effusion du sang, la réciproque est vraie.
Puis, si celui des anarchistes, qui, persuadé de la vérité et de la beauté de la propagande par le fait, se trouvait, comme il y en a, un admirable savant, un très noble caractère, un grand poète, un évangélisateur doué des vertus attractives de la charité, ce serait pour son parti d'abord, pour l'humanité ensuite une perte notable et cruelle, que ne compenserait pas le dommage si court causé à la société ; et souvenons-nous que cette société, à un élan de crise généreuse qu'on peut espérer, puisqu'en somme, il y en a eu dans le passé, sera demain, dans un proche avenir, l'humanité ; et comme alors on regretterait les massacres et les morts individuelles, inutiles.
Si c'est un obscur croyant de la religion future qui tue, à quoi bon son dévouement isolé, pernicieux à lui, inutile à ses confrères en souffrance : rien ne se cimente par la violence, ou le progrès amené par la violence amène de terribles réactions, ou des analogies singulièrement regrettables. On a signalé, on signalera encore comment les excès de la Terreur ont engendré les carnages de l'Empire ; on signalera bientôt comment la répression terrible de la Commune était propre à ensemencer le sol de haines durables, et communiquer aux grèves les aspects de la guerre civile. Dans les petits livrets d'instructions politique et sociale, ce point ne devait jamais être oublié que le sang versé appelle un autre sang versé. Il faudrait donc dissuader, de tout son pouvoir, les humbles, de la propagande par le fait, car enfin, s'il y a d'un côté les anarchistes de Chicago, et Vaillant qui, hors cet acte social, a les mains pures, il y a aussi Ravachol dont on ne pourra jamais attribuer les crimes à l'anarchie. Son affirmation n'en est pas in garant, il était hors cela un criminel, et les criminels n'ont rien de commun avec les partis de progrès, d'évolution, de charité humaine. Donc, ni un apôtre ni un humble ne doit admettre l'opinion de la propagande par le fait.
De plus, si un théoricien croyait de son devoir d'armer un bras, il ne serait plus un théoricien; mais un simple politicien, apportant aux fois nouvelles des moyens qu'elles doivent rejeter comme le mauvais héritage des erreurs anciennes ; non, les partisans éclairés, les créateurs divers des fois nouvelles ne doivent encourager ni admettre ma mise à mort politique, l'incendie, ni même la déportation qui sont moyens héréditaires des tyrannies diverses, et la plus laide face du crime dans le monde.

III

La déclaration de vaillant fixe sa nuance parmi les libertaires; il appartient à un groupe à allures scientifiques qui se réclame de Darwin et de Spencer ; c'est assez bizarrement qu'il évoque le nom d'Ibsen, il est presque naturel qu'il ignore Tolstoï.
Ce n'est pas ici le lieu d'établir un réquisitoire contre Darwin et Spencer et contre un certain nombre des idées qu'ils ont répandues, idées qui sont devenues dans la masse des mots-proverbes, des mots-étiquettes où l'on déverse un peu ce que l'on veut. Ces mots de sélection, ce concurrence vitale, cette représentation du monde en tant que des luttes de forces, les plus considérables détruisant les plus débiles, n'ont plus la valeur de cohésion qu'elles possédaient encore il y a peu de temps. De nouveaux faits, de nouvelles théories viennent infirmer ces systèmes vieillis, et cette réflexion s'impose que, lors même que cela serait vrai, si les choses se passent d'une façon brutale dans le monde, ce n'est nullement une raison pour que l'homme s'y plie et se désigne comme un idéal ce qui n'est qu'une constatation décourageante et découragée. La possibilité de triompher des maux sociaux et de s'élever jusqu'à l'idéal le plus pur de la civilisation, les lettrés l'ont entrevue : Tolstoï, Ibsen et Morris. C'est d'ailleurs des lettrés que viendront les meilleures idées et la réalisation de l'ère meilleure, que les savant seront seulement chargés d'organiser en mettant le plus possible les éléments de production, la richesse du sol et les phénomènes naturels aux mains des communautés libres. Faites par les savants seuls, la révolution sociale serait incomplète, boîteuse et nécessiterait encore une fois des modifications. Tolstoï, de son tdéal de travail purifié, de charité persistante, d'instruction saine et divulguée, a été plus près que les savants anglais de la solution du problème. L'abnégation des tmps heureux du christianisme, au moins tel que les lui montre le prisme de son génie, est certes l'état le plus favorable pour y faire une halte, et élaborer là les conditions matérielles, et les lois, pour un temps aussi longtemps que possible ne varietur, d'une nouvelle société. Car s'il est bon et nécessaire de fractionner les Etats en petits groupes d'affinités, pour y vivre le plus facilement et le plus moralement possible, ce groupement ne pourrait être qu'une étape, pour donner à la conscience le temps de se ressaisir, d'apprendre à oublier la concurrence et la nocivité envers autrui, pour pouvoir ensuite former le plus immense groupement d'hommes possible parmi ceux qu'astreignent les mêmes besoins, et auxquels conviendront les mêmes coutumes.
Cette prééminence de l'élément lettré sur l'élément philosophique et scientigique dans la futurition et pour le meilleur devenir des organisations futures, la cause profonde en est que les mouvements s'effectueront par crises morales. Ce seront des ententes de sensibilités qui ne voudront plus se froisser qui feront tomber les coutumes barbares de notre temps. L'expression d'homme sensible dont se servait si heureusement le XVIIIe siècle, reviendra, mais seulement elle servira de dénomination à l'homme purement avisé.
L'idéal de la société future, celui que cherchent les savants, celui que rêvent les lettrés, c'est la conquête du plus de bonheur possible. Chacun oublie dans ces éléments de bonheur ceux qui lui sont le plus indifférents, d'où les coins souvent agaçants qu'offrent les meilleurs systèmes scientifiques. Mais à l'expérience première, ces difficultés d'entente s'aplaniront ; si les savants, de leur rigorisme foncier sont méticuleux à abandonner une partie de leur réforme, qui harnache de soucis l'humanité dans son désir d'être libre, les lettrés et ceux qui marcheront à leur suite, les sensibles, les entraîneront à mettre leur esprit pratique au service de théories générales et nouvelles plus heureuses, et sans aucun doute les matérialistes, qui sont nombreux parmi les rangs des partis libéraux, subiront l'essence idéaliste qui met en oeuvre tout mouvement d'avenir social, et accepteront les formules de religion supérieure qui leur seront alors offertes.
Le mystère qui enveloppe le monde détermine l'homme à reconnaître le sens du mystère. Sa logique qui lui fait rejeter les anthropomorphismes antérieurs. Mais philosophiquement on peut, dès à présent, conclure à la nécessité de construire sciemment une religion anthropomorphique, dégageant pour l'humanité de notre âge, l'idéal-homme qui sera Dieu. Vers cet idéal de l'homme magnifié tendront les bonnes volontés, et d'admirables caractères se modèleront. Ce sera bien l'homme libre, celui qui fait la sélection de ses instincts et se grandit de tout son possible en connaissance de cause.
Mais une définition exacte de ces tendances n'est pas encore aujourd'hui nécessaire. Le temps n'est pas absolument prêt.


A lire, aux éditions Fornax :

Collection Noire Cette collection, dirigée par Philippe Oriol, est consacrée à l’anarchisme pendant l’ère symboliste.

n° 1. A propos de l’attentat Foyot - Quelques questions et quelques tentatives de réponses, Philippe Oriol
n° 2. Les Anarchistes et l’affaire Dreyfus, Sébastien Faure
n° 3. L’Anarchie par la littérature, Pierre Quillard
n° 4. Morituri, Mécislas Golberg
n° 5. Correspondance, Octave Mirbeau - Jean Grave
n° 6. Lettres à Jean Grave, Bernard Lazare
n° 7. Défenses et Illustrations de Félix Fénéon (jamais paru), Collectif
n° 8. Odes de la Raison, suivies de La Délivrance, Gustave Kahn. 52 pages, format 13 x 19 cm. Couverture muette carte rouge, jaquette de papier noir imprimée en blanc. Intérieur offset gris. Reproduction de la couverture et du frontispice de la 2e édition du recueil. Préface et notes de Richard Shryock. ISBN 2-86288-407-3. Anarchiste intellectuel, Gustave Kahn, toujours intéressé par la question sociale, apporta au public, avec les Odes de la Raison, la fusion de ses idées esthétiques et politiques.Tirage sur offset gris : 13 euros.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Auriez-vous la date précise et le titre de l'article que Gustave Kahn consacra à Auguste Vaillant dans La Société Nouvelle ? D'avance je vous remercie de votre réponse.
CLB
cl.borgne@numericable.fr

zeb a dit…

Bonjour,
Voici les références exactes :
La Société Nouvelle 10e Année 1894, Tome 1. CIX. Janvier 1894. page 116 La chronique de Gustave Kahn s'intitule La Vie Mentale on y retrouve l'article sur Vaillant suivi de M. Henri Becque et le théâtre.