jeudi 10 février 2011

L. de Larmandie : Les Étranglés.



Les Étranglés

Ils sont quatre sur l'horrible échafaud... Sur l'échafaud légué par la vieille Inquisition, et qui déshonore ce temps comme un retour offensif de la nuit...
Ils sont quatre... assis, liés à des poteaux, le corrompu, la langue pendante et violette. Le courage de ces hommes fut indomptable, en chapelle depuis vingt-quatre heures ils n'ont cessé de crier : « Vive la Liberté ! Vive la Justice ! » Et ce chant suprême, perpétué jusque sur la plateforme du supplice, mêlé aux hymnes mortuaires des prêtres, dominant par son ampleur les cliquetis des sabres et les murmures de la plèbe, cette invocation au dieu inconnu n'a cessé qu'à l'instant où quatre exécuteurs, pesant à la fois sur quatre leviers, ont resserré les carcans de fer et étouffé les voix en broyant les organes.
Et la brutalité du mécanisme a triomphé de l'orgueil des attitudes, de l'impavidité des allures ; dès que les cercles métalliques ont eu comprimé les muscles, éteint les souffles, cassé les vertèbres, les têtes se sont penchés lentement, un rictus a tordu les bouches, les prédications ne retentissent plus ; à ce qu'on appelle la Loi, la force est restée, le dernier mot est demeuré, avec un quatuor de cadavres aux faces congestionnées et grimaçantes, qui, tout à l'heure, vont être noires.
L'expression n'est pas la même des quatre visages suppliciés. Sur les deux premiers, qui appartenaient à des hommes faits, l'audace de la volonté, la sainte vaillance de la rébellion luttent encore, et presque victorieusement, contre l'étreinte de l'Asphyxie, l'épouvantable dislocation a bien convulsé les traits et les linéaments, déjeté les lèvres, tourné les yeux, mais le principe de l'énergie expirée maintient sa trace, qui ne s'effacera que plus tard, dans les corruption du charnier.
Mais, à côté des deux hommes, figurent deux jeunes gens, aussi braves naguère, aussi déterminés, aussi empreints de cette foi farouche qui fait trembler le sol, quoique étrangère au Ciel.
Ils n'avaient que dix-huit ans, et leur évolution physique n'était point achevée : aussi l'implacable constriction de l'airain a-t-elle, en arrachant la vie, fait disparaître l'empreinte de l'âme, et c'est l'affaissement douloureux et morne qui règne aux faces de ces enfants étranglés. Mais cette défaillance involontaire et posthume n'est qu'un motif de plus à les glorifier. Leur force pensante et volitive fut supérieure à leur développement physiologique, et des couronnes viriles sont dues à ces fronts d'adolescents.
Ils étaient à la saison de l'Amour, leur coeur battait au souvenir des étreintes, au désir des plus intimes embrassements.
Ils chantaient dans l'aube, et ils tombèrent avant le lever du soleil.
Pourquoi, lâche peuple ? Pourquoi, foule-troupeau qui vient les regarder mourir ? Pour toi, oui, pour toi ! Pour avoir sonné trop violemment la cloche de ta délivrance, pour t'avoir crié : « Debout ! Redresse tes genoux et tes yeux ! »

Comte Léonce de Larmandie.

La Renaissance Idéaliste, N° 13, du 1er au 15 janvier 1896.




Illustrations : Jouve in L'Assiette au Beurre, Vengeances sociales, n° 34, 23 novembre 1903.


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