dimanche 21 novembre 2010

Jean Lorrain plagiaire de Rimbaud et Laforgue.



Georges Maurevert : Le livre des plagiats. Arthème Fayard et Cie, s.d. (1922), in-12, 320 pages.

Jean Lorrain,
d'après
Arthur Rimbaud
et
Jules Laforgue


Certes, Jean Lorrain n'est pas de la taille des écrivains que nous venons de passer en revue. Il est, tout au plus, l'Oscar Wilde français, et encore un Oscar Wilde qui n'aurait jamais écrit le De Profundis. Toutefois, son influence de chroniqueur et de romancier fut grande pendant une quinzaine d'années – et il semble même qu'elle ait, depuis sa mort, advenue en 1906, augmentée parmi la jeunesse littéraire, concurremment avec celle d'Oscar Wilde. Certaines renommées ne sont faites que de leur légende. « Ce qu'il y a de vrai dans la vie d'un homme – disait précisément, un jour, Oscar Wilde à l'enquêteur Jacques Daurelle – ce n'est pas ce qu'il fait, mais la légende qui se crée autour de lui. »
Une des grandes sources d'influence de Jean Lorrain parmi les gens de sa génération, ce fut l'intérêt qu'il portait aux jeunes revues d'avant-garde et à leurs collaborateurs dont un grand nombre, ayant aujourd'hui une réputation assise, voire fauteuil à l'Académie, lui doivent le premier rayon de gloire qui les atteignit.
Parmi les dieux de la jeunesse de 1890-1895 figuraient en bonne place Arthur Rimbaud et Jules Laforgue. Jean Lorrain fut des premiers à les exalter et à les citer. Il lui arriva même, dans son admiration, jusqu'à les incorporer à sa prose – cette fois, sans les nommer.
Il y a quelque temps, un libraire parisien eut l'idée de réunir artistement certaines chroniques, disséminées en maints journaux, de la vie errante de Jean Lorrain. Dans ce luxueux recueil, intitulé Voyages, figure une chronique : « Ecole buissonnière », qui fut publiée initialement dans l'Echo de Paris du 10 août 1895, où Jean Lorrain collaborait alors.
C'est une suite de sensations éprouvés lors d'une fugue brève de l'écrivain en Normandie ; elle débute ainsi : « Le train qui m'emporte à toute vapeur sur la ligne de Normandie me secoue et m'engourdit à la fois, et douloureusement et délicieusement ». Lorrain nous y dit toute sa joie d'être « emporté loin de la Tour Eiffel et des odeurs d'absinthe et d'anis du boulevard » : et il songe : « non sans volupté », qu'il ne lira pas un journal pendant huit jours...
Et il continue de la manière qui suit ; (Ne faites pas attention, mon cher lecteur, aux chiffres ajoutés par moi et qui figurent entre parenthèses après chaque paragraphe ; je vous dirai, après, lecture, leur raison d'être) :

« Assez vu la vision rencontrée tous les soirs ! Assez eu des rumeurs des villes au couchant, au soleil et toujours ! Assez connu les arrêts de la vie et les billets protestés. Départ dans l'affection et les bruits neufs (231)...
« Oh ! Les pierres précieuses qui se cachaient, les fleurs qui regardaient déjà (163), et, dans les sainfoins et les clochettes mouvantes, le lièvre arrêté, disant, à travers la toile d'araignée, sa prière de lièvre à l'arc-en-ciel (162).
« J'ai pourtant était l'enfant qui a vu cela, l'écolier s'attardant par les bois nains, loin de la grande route, l'oreille attentive aux rumeurs des écluses, et s'émerveillant à regarder longtemps la mélancolique lessive d'or du couchant dans le ciel (202).
« Dans la grande rue sale là-bas dans la petite ville, les auvents des boutiques se fermaient, et l'on tirait les barques vers la mer étagée au fond, très haut, comme dans les gravures (163).
« Voici la salle d'étude et son grand fauteuil sombre. Les branches et la pluie se jettent à la croisée de la bibliothèque (201).
« Que tout cela est loin ! Dans la grande maison aux vitres encore ruisselantes, des enfants en deuil regardèrent de merveilleuses images (163) ; la jeune maman trépassée descendit le perron, dans un fin cercueil ; la calèche du cousin millionnaire cria sur le sable (199)...
« Mme*** établit un piano dans les alpes ; des messes et des premières communions se célébrèrent aux mille autels des cathédrales ; des caravanes s'en allèrent qui ne devaient pas revenir (partirent), et le Splendide-Hôtel fut installé dans le chaos de glaces et de nuit du pôle : ainsi vont les civilisations (163).
« Depuis lors, la lune entendit bien des nuits le vent malin des landes froissant la soie pourprée des digitales (les chacals piaulant par les déserts de thym) ; puis, dans la futaie violette, bourgeonnante de sève, Annie (Eucharis) me dit un soir que c'était le printemps (164).
« Ah ! Quel ennui ! L'heure du cher corps et du cher cœur ! (198).
is d'aubépines l'entoure, et des ronces et des feuilles (l'essaim des feuilles d'or entoure la maison du général). Eux sont partis dans le Midi ; on suit la route pour arriver à l'auberge vide. Le château est à vendre, les persiennes sont détachées. - Le curé aura emporté la clef de l'église. - Autour du parc, les loges des gardes sont inhabitées. Les palissades sont si hautes qu'on ne voit que les cimes bruissantes ! D'ailleurs, il n'y a rien à voir là-dedans (199). »

Eh bien ! toutes les lignes composées en italiques de ce passage évocateur, d'une magie si rare de vocables, d'une hyperesthésie si aiguë de sensibilité, ne sont qu'une mosaïque de phrases choisies au travers des Illuminations, l'étonnant poème en prose d'Arthur Rimbaud. Les chiffres à la fin des paragraphes sont simplement les numéros des pages de la grande édition des Œuvres d'Arthur Rimbaud, publiée en 1911, par la librairie de Mercure de France, et dont les « poèmes retrouvés », qui en constituent le capital intérêt, sont ceux dont je fus le seul à connaître l'existence de 1898 à 1906, époque à laquelle je communiquait ma découverte à Ernest Delahaye, condisciple de Rimbaud au collège de Charleville (1).
L'École Buissonnière, signée de Jean Lorrain, est donc l'un des plus audacieux exemples de « démarquage » littéraire jamais constatés. Je dois dire qu'il fut brièvement signalé par Paul Verlaine dans le numéro de septembre 1895 du Mercure de France. Mais Verlaine n'en faisait connaître qu'une demi-douzaines de lignes et ajoutait que « le reste du paragraphe est dans les mêmes conditions ». A la vérité, ce plagiat, qui court capricieusement à travers l'œuvre de Rimbaud de la page 162 à la page 231, compte près d'une centaine de lignes, prises çà et là avec, il faut bien le reconnaître, un discernement artiste des plus surprenants. Il m'a fallu l'édition récente de Voyages pour m'en faire comprendre toute l'importance – et je vous assure que ça n'a pas été pour moi un petit travail de confronter les deux textes, de sauter de page en page, revenant ici pour retourner là, à la recherche des disjecti membra poetae, on peut bien le dire, et jamais citation classique ne s'imposa plus rigoureusement !...
Je ne saurais assurer absolument si, après les reproches indignés de Paul Verlaine, qui alla jusqu'à prononcer le gros mot de piraterie, Jean Lorrain cessa de... s'assimiler les écrits d'Arthur Rimbaud ; mais ce qui est certain, c'est qu'on peut donner un pendant au plagiat Rimbaud avec le plagiat Jules Laforgue, signalé plus récemment par M. Alfred Mortier, dans sa Dramaturgie de Paris. Celui-ci fut commis dans le même Echo de Paris, à la date du 10 octobre 1894, une dizaine de mois avant celui de Rimbaud. Il s'y intitulait La plus belle du Palais, avec ce sous-titre : Souvenirs de villes d'eaux. Le voici :

« On dansait autrefois dans ce casino : des jeunes gens de la localité, brillants fils à papas, enrichis dans le commerce des huiles et des langues de morues, valsaient tous les soirs, sur de coupables airs d'Offenbach...

« C'était l'époque des élégances bon marché, touchantes cependant dans leur mélancolie, l'époque des gants rajeunis par les benzines et des complets de molleton blanc exécutés au « Petit Matelot », le grand faiseur de cette petite ville, cette petite ville de mon cœur.

« O apparences de bonheur si pardonnable ! O contemporaines beautés de mes vingt ans qui vieillissent aujourd'hui dans les dentelles noires, au coin du feu, sans avoir pu comprendre le pourquoi de la conduite du petit valseur un peu bizarre qui leur récitait du Musset dans les coins avec une si chaste ardeur ! O époques brillantes et irresponsables que mon cœur de foi, assagi depuis, regrette et pleure. On dansait autrefois dans ce casino.

« Depuis qu'on y danse plus, les salles en sont bien désertes avec leurs inutiles gardiens décorés en drap bleu à boutons de métal. La salle où on lit les journaux, toujours de vingt-quatre heures en retard, a toujours, pour vus en chasser, une vieille dame au ratelier flottant, dont le bruit permanent de succion en vue de fixer sa mâchoire, vous fait tomber Le Temps des mains ; des parapluies mouillés y moisissent toujours dans un coin avec une odeur fade, et quant à l'ancienne salle des jeux, toupies hollandaises, jockey-billards, vitrine de lots pour tombolas, on y a installé aujourd'hui les petits chevaux, - « Faites vos jeux, rien ne vas plus. » et des messieurs en béret blanc et chaussées d'espadrilles y confient, très affairés, de mystérieuses martingales à de grosses dames en boléros.

« On dansait autrefois dans ce casino.
« Une autre salle sert de remise au piano à queue d'antan. - O ballades incurablement romanesques de Chopin, encore une génération que vous enterrée ! - Ce piano à queue d'antan, combien de fois me suis-je accoudé sur sa table d'harmonie, tandis qu'Elle (j'avais une Elle toutes les saisons), Ida, Dorothée ou Hélène, ses blanches mains un peu gourdes sur les touches, aimait, croyait que l'amour n'avait pas été connu avant elle, n'avait pas été connu avant la venue de son cocu distingué et dépareillé, et s'apitoyait, ô ballades, sur vos exits incompris. Nul ne soulève aujourd'hui la draperie à fleurs fanées qui couvre ce piano d'antan, mais aussi, de la terrasse du coupable casino, on a vue sur une saine et drue pelouse verte, où toute une jeunesse, en vérité moderne, musclée, douchée et nullement romanesque, s'adonne à l'hygiène et au lawn-tennis : l'ère des valses de Chopin est définitivement passée, les jeunes filles instruites et libres de notre temps ne cultivent plus leur âme immortelle, n'ont que faire de Musset et, au lieu de rêvasser sur des phrases de romance, font élégamment chaussées de cuir fauve, les cent pas en compagnie de petits jeunes gens en tenue de bicyclette ; mollets et bras nus triomphent dans les jerseys collants et elles ne décident de leur dot, les demi-vierges modernes, qu'après mûr examen du fiancé au bain, après l'épreuve de la sortie de l'eau, car on ne danse plus, hélas ! Dans ce casino ».



Tout le texte en lettres italiques a été copié textuellement dans le Miracle des Roses, qui fait partie du recueil : Les Moralités Légendaires, de Jules Laforgue – et le plus singulier – comme le fait remarquer M. Mortier – c'est que Jean Lorrain fait suivre son article de cet avertissement « Reproduction interdite » !...
Il existe sans doute d'autres plagiats de Jean Lorrain, d'auteurs plus ou moins connus, plus ou moins « maudits ». On peut même le penser après la constatation d'une telle récidive. Mais on peut douter qu'on en trouvera jamais de plus complets, de plus significatifs, que ces deux-ci.

(1) Maurevert avait pris copie des poèmes inédits de Rimbaud en la possession de Millanvoye, il les donnera à La Revue Littéraire de Paris et de Champagne, où ils seront publiés en 1906.

L'étonnement de Georges Maurevert devant le "discernement artiste" avec lequel Jean Lorrain utilise les fragments épars choisis dans les Illuminations de Rimbaud pour les incorporer à son Paris au champs, Ecole Buissonnière, vient sans doute de ce qu'il ne voit en l'auteur de M. de Phocas qu'un écrivain mineur, n'existant que par sa légende. Les amateurs de Lorrain, seront moins étonnés, connaissant le goût certain de leur auteur. Il ne s'agit pas ici de faire l'éloge du plagiat, mais simplement de constater qu'en effet le choix fait parmi les images de Rimbaud, sert le texte de Lorrain et s'y intègre parfaitement. Le plagiat de Laforgue dans un de ses Souvenirs de villes d'eaux, moins fragmentaire, semble une réminiscence. Les extraits du texte de Laforgue s'imposent à Lorrain qui se les approprie, parce qu'ils sont appropriés à sa vision. Ils reviennent à sa mémoire devant le spectacle de la petite ville, de son casino et de ses personnages. Lorrain eu tort, sans doute, de ne pas citer ses sources, en le faisant, il eut fait découvrir Rimbaud et Laforgue à de nombreux lecteurs de l'Echo de Paris.

Voir André Guyau : Jean Lorrain et les Illuminations : La citation clandestine. Travaux de linguistique et de littérature. V. 24 (2), 1986, pp. 93-107.

Sur le blog consacré à Fagus : Fagus, critique de Jean Lorrain

Jean Lorrain dans Livrenblog : Jean Lorrain : Consul [le singe des Folies-Bergère]. Jean Lorrain n'assassinera personne. Jean Lorrain en 1931 L'Esprit Français enquête. Samain : Mendès. Lorrain. Jeanne Jacquemin. Les Académisables : Jean Lorrain. Donnay se souvient : Verlaine, Schwob, Lorrain, Allais. La Maison Philibert au Théâtre. De Lorrain à Fréhel. Jean Lorrain - Georges Normandy dans la Revue Contemporaine. G. Bottini, illustrations pour La Maison Philibert. Jean Lorrain dans le Gil Blas illustré. François de Nion : Sonyeuse. Jean Lorrain par Henry Bataille.

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4 commentaires:

GH a dit…

Un autre truc drôle, c'est que le plagiat fut dénoncé par un mystificateur et non Verlaine qui s'en est plaint.

Anonyme a dit…

C'est tout à fait exact, mais cela n'empêcha pas Verlaine d'envoyer ses témoins à Lorrain. Le duel n'eut finalement pas lieu grâce à l'entremise de Tailhade. Lorrain relatera ces faits quelques mois plus tard dans un "Pall-Mall Semaine" du "Journal".

zeb a dit…

La "lettre de Verlaine" est publiée dans le numéro de septembre 1895 (pp. 375-376) du Mercure de France.

Anonyme a dit…

L'épisode de l'envoi des témoins de Verlaine ("Pall-Mall Semaine" daté du 10 janvier) a été publié, sous la signature de Raitif de la Bretonne, dans "le Journal" du 18 janvier 1896.