Mercure de France. Décembre 1911. - Lettres allemandes.
Hanns Heinz Ewers : Alraune, die Gesckichte eines lebenden Wesens : Munich, George Muller, M. 4. Alraune. - M. Hans Heinz Ewers est un familier d'Edgar Poe et de Villiers de l'Isle-Adam. Nous lui devons de très littéraires traductions des écrivains qui lui sont chers et des études par quoi il les introduisit auprès du public allemand. Parallèlement à ces travaux d'érudition et de critique, son œuvre personnelle l'amène aux mêmes préoccupations d'art qu'il a délibérément choisies. On lui doit une série de nouvelles, l'Épouvante, les Possédés, dont nous avons eu l'occasion de parler ici même, et qui sont bien dans ces traditions d'Edgar Poe, que les spectacles du Grand Guignol ont vulgarisées en France.Le voici qui, dans un grand roman contemporain, s'essaie à réaliser avec ampleur les visions bizarres qu'une longue familiarité avec les classiques de l' « extraordinaire » a fait naitre dans son imagination. L'Eve future de Villiers est une géniale plaisanterie dont les bases scientifiques peuvent paraître assez fragiles. M. Hanns Heinz Ewers a voulu pousser plus loin ses investigations et serrer de plus près la nature. La fable qu'il a conçue paraît presque vraisemblable, tant elle est conforme aux derniers progrès de la science. Mais ce n'est pas la réalisation d'une simple gageure qui intéresse ici au premier chef, c'est tout un monde de types vivants, de personnalités en chair et en os à qui l'auteur a su prêter une réalité d'un intérêt passionnant.Voyons tout d'abord les types. La figure très poussée du conseiller intime Jacob ten Brinken, physiologiste de renom mondial et qui, au dernier congrès médical de Berlin, s'est vu conférer le titre d' « Excellence », tient la première place. A l'Université de Bonn ou d'ailleurs – car la ville où se passera ce drame poignant n'est pas désignée avec précision – il jouit d'une renommée considérable, tant à cause de son savoir que de sa richesse et de son honorabilité. Ses expériences de greffe animale intéressent tout le monde savant et il s'éteindrait peut-être chargé d'honneurs et de décorations, si son neveu ne lui avait ouvert des horizons qu'il ne soupçonnait pas. Ce neveu, Frank Braun, a été seul à discerner la véritable nature du glorieux morticole. Il le sait jouisseur effréné, fourbe et vicieux. Un sourire diabolique anime sa face quand, durant une soirée chez le conseiller de justice Gontram – autre fripouille respectable et respectée – il le voit s'exciter sur deux premières communiantes, les enfants de la maison. Tous deux, l'oncle et le neveu, sont du reste des cyniques. Mais Frank Braun l'est avec l'allure du petit arriviste de la fin du dix-neuvième siècle qui ne craint pas de dire qu'il ne poursuit aucun idéal, alors que, sous le masque figé du viex ten Brinken, personne ne saurait deviner d'hypocrite sensualité.
Les autres, et ils sont nombreux, car ce livre fourmille de types pittoresques, ne semblent guère valoir mieux. La vieille princesse Wolkonski et sa fille Olga traînent dans des intrigues une existence désœuvrée. Le juge Manassé, véritable encyclopédie vivante, et qui ment presque autant que son ami l'avocat Gontram, raconte d'interminables histoires jusqu'à ce que, grisé du vin que payent les autres, il s'endorme sur un lit de rencontre. Le chapelain Schroeder, aux traits émaciés, qui promène sa soutane dans les milieux les plus interlopes, est l'auteur d'un grave ouvrage sur la philosophie de Plotin, mais il ne dédaigne pas d'écrire de grossières farces pour le théâtre des Marionnettes de Cologne. Personne dans toute la région du Rhin et de la Moselle ne connaît les vins aussi bien que lui. Fin gourmet, il n'y a pas de séance de dégustation un peu sérieuse à laquelle on ne le convie. Particulariste violent, il séteste les Prussiens et chaque fois qu'il parle de l'empereur c'est le premier Napoléon qu'il veut entendre. Aussi le 5 mai de chaque année, assiste-t-il, dans l'église Minorites, à Cologne, à la messe solennelle pour les morts de la grande Armée. En voulez-vous connaître d'autres ? Voici le gros Stanislas Schacht, avec ses lunettes d'or. Étudiant en philosophie dans son seizième semestre, il loge en meublé chez la veuve du professeur de Dollinger depuis si longtemps qu'il a acquis sur celle-ci des droits de maître de maison et qu'il s'affiche publiquement avec elle. Son ami Charles Mohnen, docteur en philosophie et en droit, change de spécialité tous les deux ans, poussé par la manie de passer des examens. Il a l'aspect d'un commis de nouveautés, et finira certainement dans la confection, où sa vocation eût dû le pousser dès son jeune âge. Nous en passons. Mme Gontram, poitrinaire au dernier degré, dont la mort ne veut pas, et qui a fait six enfants grouillants dans la maison délabrée, a réuni tous ces singuliers convives. Ils ont tous un trait commun, ce goût invétéré pour la bohème, l'existence irrégulière et les situations fausses que l'on retrouve chez presque tous les Allemands, dès que ce ne sont pas des « philistins ». C'est dans ce milieux que naîtra Alraune. Alraune, c'est le nom vulgaire de la mandragore, cette racine à laquelle s'attachent tant de vertus singulières. Une légende court dans le peuple qui augmente son prestige mystérieux. Quand jadis quelque vilain était accroché à la potence au bord de la route, dans les dernières convulsions de l'agonie il laissait tomber sur le sol quelques gouttes de sa semence. De cette semence humaine mêlée à la terre naissait la mandragore. De là les formes bizarres qu'affecte cette racine : on dirait une poupée avec des bras et des jambes et faite d'un bois à la fois si poreux et si dur que le travail des siècles ne parvient pas à l'altérer. Ce fétiche conservée au foyer apporte à la famille argent et amour, mais aussi haines et malédictions. Parfois on baigne dans du vin ce bizarre enfant et il semble en tirer une nouvelle vigueur... Parmi la vétusté des objets les plus disparates que les Gontram ont accrochés à leur mur, une de ces racines de mandragore sommeille sous la poussière. Et justement elle se détache, tandis que le vieux professeur ten Brinken raconte à la princesse très chatouillée ses expériences de fécondation artificielle sur des lapins, des cobayes et des singes. Alors l'évocation de la populaire légende – la semence humaine fécondant le sol – que raconte le juge Manassé, fait jaillir dans l'esprit de Frank Braun l'idée diabolique d'en réaliser la signification mystérieuse et symbolique, de créer véritablement l'être. Dans la nuit qui suit cet épisode, il convaincra l'oncle Jacob de la nécessité de couronner enfin son œuvre en faisant naître artificiellement, non plus un animal hybride, mais un homme. Le professeur ten Brinken croit en Dieu. Il doit donc tenter Dieu. Ce que la superstition du moyen âge avait imaginé deviendrait ainsi une réalité scientifique. La légende de la mandragore ne serait plus une légende. En créant par la seule logique de sa volonté un être magique, le savant pénétrerait plus avant dans les arcanes de la nature. Mais il faut saisir la vie dans ses manifestations les plus basses. Le pendu, en rendant son dernier soupir voluptueux, fécondait la terre. C'est donc la semence d'un criminel qui, injectée dans les flancs de la plus basse prostituée, fera naître une vie nouvelle et réalisera le sens moderne de la légende. La plaisanterie audacieuse de son neveu a profondément troublé ten Brinken. Quand il se décide à se mettre à l'œuvre, les instruments lui font défaut. Il a bien le condamné à mort qui va être exécuté prochainement, mais où trouver le terrain d'expérience ? Celui qui lui souffla le mauvais désir l'aidera encore dans sa tâche. Frank Braun subit quelques mois de détentions dans la forteresse d'Ehrenbreinstein quand lui parvient la requête suppliante de l'oncle. Le jeune homme pendant son service militaire s'est battu en duel, car il continue à dissiper sa folle jeunesse. Le tableau de la vie que mènent les officiers détenus dans cette forteresse prussienne est parmi les pages les plus amusantes de ce livre si plein de traits de mœurs pris sur le vif. Une culotte formidable prise au baccarat, dispose précisément le garnement à prendre le large, affaire de se changer les idées. Deux de ses compagnons on fui la veille pour aller passer vingt-quatre heures à Paris, où ils vont faire la fête sans permission. Les gardiens sont habitués à ces escapades. Il fera comme eux. Il file donc, au reçu de la dépêche de son oncle... en escaladant le mur. Comme il est logicien avant tout, il va bravement se présenter à Coblence au commandant de la place pour lui demander un congé régulier et lui emprunter de l'argent. L'autre, ahuri par son audace, lui accorde tout ce qu'il veut et voilà comment nous retrouvons et l'oncle et le neveu, en compagnie d'un assistant de clinique, fouillant les bas-fonds de Berlin, en quête de leur sujet d'expérience. Frank Braun, avec son instinct de viveur, déniche une magnifique créature, rousse, admirablement bâtie et névrosée comme il convient. Il faudrait pouvoir suivre tous ces détails dans le récit si coloré et si lestement mené que nous donne M. Ewers. Abrégeons. L'heure de la grande expérience est venue. Un subterfuge a permis d'amener la fille Alma Raune dans la propre clinique du docteur, et la vicieuse princesse, requise à cet effet, la tient dans ses bras pendant que son Excellence le professeur ten Brinken, aidé de son assistant, porteur de la semence du condamné, tente sur elle sa monstrueuse opération ! Alraune est née. La seconde partie du roman nous dépeint son enfance, sa jeunesse, les ravages qu'elle exerce et enfin sa fin. Naturellement le produit de l'expérience a reçu le nom de la mandragore qui annonçait sa venue. Le docteur ten Brinken a adopté Alraune et lui fait donner l'éducation la plus soignée. Mais cette enfant charmante et volontaire déconcerte tous ceux qui l'approchent. Chassée du couvent, à cause de son inconduite, elle entre dans la demeure somptueuse que le savant occupe au bord du Rhin et s'y installe en maîtresse. C'est un être hybride et singulier, délicieuse poupée sans âme, créé pour faire souffrir et pour causer la mort. Vêtue en Mademoiselle de Maupin, elle triomphe dans un bal masqué aux côté du jeune Wolf Gontram, qui s'est déguisé en Roselinde. Un relent de vice s'insinue partout où elle passe. Le gamin dont elle a embrassé les lèvres jusqu'au sang est sa première victime. Elle s'amuse à exciter par ses attitudes provocantes le vieillard dont elle croit être la fille. Ten Brinken, gâteux et ruiné par de folles entreprises, menacé de voir dévoiler toutes ses turpitudes, se tue après avoir baisé la jambe de la petite. C'est alors la tragédie terrible entre Alraune et Frank Braun revenu de lointains voyages pour débrouiller la succession difficile de son oncle. Le premier frôlement les jettent aux bras l'un de l'autre et les scènes se succèdent alors, dans un vieux parc du dix-huitième siècle, parmi les vasques et les marbres, de froide débauche et de sadisme exaspéré. Frank Braun, l'homme fort et l'esprit fort, dont la destinée ne tient plus qu'à cet être à qui une plaisanterie de jeunesse avait jadis donné la vie, va succomber sous les lèvres du vampire, quand, dans un accès de somnambulisme, Alraune tombe d'un toit et s'anéantit. Ce bref résumé n'a pu donner qu'une idée imparfaite du livre touffu et magistralement mené, dont l'intérêt, malgré certaines longueurs et une trop grande recherche de détails, ne se ralentit pas jusqu'au bout. Écrit dans une langue sobre où nous blâmerons seulement l'abus des inversions au commencement des phrases, il constitue certainement une des tentatives les plus curieuses et les mieux venues qui nous ait été données depuis vingt ans dans le domaine du roman à hypothèse scientifique.Henri Albert.
En 2006, les éditions Sillage ont publiés Tannhäuser crucifié, et autres grotesques, un recueil de nouvelles choisies dans deux recueils du tout début du XXe siècle, présentées par Evanghélia Stead, et traduites par Antje Vögue-Dyson et Evanghélia Stead.
En 2009, le Visage vert, a publié l'essai de H.-H. Ewers sur Edgar Poe, complété par des variations autour du Corbeau, l’original d’Edgar Poe (1849), ainsi que la traduction allemande (inédite) d’Ewers et une traduction française peu connue de William L. Hughes, illustrées par John Tenniel, C. J. Staniland et Gustave Doré.
Commande.
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