mardi 27 avril 2010

MARC-MONNIER : Un Détraqué


Marc-Monnier : Un Détraqué, roman expérimental. Calmann-Lévy, 1883, in-12, 358 pp.

Don Ruf, est un écrivain naturaliste, il prépare son roman expérimental, en "expérimentant" selon la méthode de Claude Bernard. En visite à l'hôpital du docteur Scharf, accompagné de son jeune élève Francisquiel, il "observe" et met en pratique sa technique. Marc-Monnier, pour mieux moquer les prétentions des écrivains naturalistes, à s'appuyer sur la science et notamment le déterminisme, pour élaborer leur roman expérimental, oppose au caricatural don Ruf, un médecin, un vrai scientifique, libre-penseur.
Claude Bernard

- Nous sommes à l'hôpital, dit don Ruf au jeune Francisquiel qui le suivait. Regarde bien, car il faut voir ; la solennité de l'escalier monte au milieu du silence. Par la haute fenêtre, le soleil entre en nappe d'or qui, déchirée aux barreaux, mystérieusement s'effrange et pend comme un paquet de charpie pour s'attacher aux viscosités des murailles lubrifiées par le mucus de la nuit. Des puanteurs traversent d'un frisson les grands rayons jaunes, comme des fumées chaudes.
Don Ruf parla ainsi pendant dix minutes, parce qu'il y avait cent vingt-cinq marches à gravir et qu'il s'arrêtait à chaque pas. C'était un homme de cinquante ans, sans barbe, aux cheveux encore noirs et coupés courts, aux traits réguliers, quoique plus forts que fins, d'une belle prestance, marchant avec lenteur et né pour le pontificat ; il ne lui manquait qu'une toge pour draper ses gestes. Francisquiel, un grand jeune homme, pétillant, l'œil en feu, la bouche béante, admirait don Ruf.

Quand ils furent devant la porte qui s'ouvrait sur la première salle, celui qui parlait reprit :

- On n'arrivera jamais à des généralités vraiment fécondes et lumineuses sur les phénomènes vitaux, qu'autant qu'on aura expérimenté soi-même et remué dans l'hôpital, l'amphithéâtre et le laboratoire, le terrain fétide et palpitant de la vie. Qui a dit cela ? C'est Claude Bernard. Et il ajoute textuellement, retiens ceci, Francisquiel : « La vie est un salon superbe, tout resplendissant de lumières, dans lequel on ne peut parvenir qu'en passant par une longue et affreuse cuisine. » Tu es averti ; maintenant entrons.

Ils entrèrent et, réveillant un huissier assoupi sur un bahut, dans l'antichambre, don Ruf lui demanda le docteur Scharf. L'huissier bondit sur son séant, se frotta les yeux, poussa un de ces bâillements qu'on entend guère que dans les couvents de Naples. Puis sans se lever ni ouvrir la bouche, il balaya l'air de la main, en indiquant un corridor.

Le docteur Scharf, en tablier, était assis dans son cabinet, l'œil sur un microscope. Un homme monumental touchant à la soixantaine, mais vert encore, alerte et dispos, capable de travailler dix-huit heures de suite, tous les jours de la semaine, y compris le dimanche qu'il ne chômait point. Un sceptique jovial, très savant, très sincère, sans respect pour le bon Dieu qu'il ne trouvait ni Dieu ni bon, se moquant volontiers du genre humain qui lui paraissait moins méchant que bête, et agitant sur la puissante rotondité de sa poitrine une tête de lion qui riait toujours.

Cette hilarité rebondissante et retentissante secouait violemment de la tête aux pieds, le colosse de chair et de science. On ne comprend qu'à moitié Rabelais si l'on n'a pas vu rire le docteur Scharf.

- Tiens, c'est vous ? Dit-il à don Ruf qui venait d'entrer. Mes amis, ajouta-t-il en s'adressant aux assistants qui travaillaient avec lui, j'ai l'honneur de vous présenter un écrivain naturaliste.

Les assistants levèrent les yeux pour voir le nouveau phénomène qui leur était offert. Après une crise de rire, le docteur continua :

- Oui, Messieurs, écrivain naturaliste, à cela près que, pour être naturaliste, il faut avoir étudié la nature, et que, pour être écrivain, il faut avoir écrit un volume ou deux. Il n'a encore fait ni l'un ni l'autre, mais...

Le docteur ne put achever, le rire le suffoquait.

Don Ruf en profita pour placer un mot :

- En attendant, dit-il, j'expérimente.

- Il expérimente ! Cria le docteur, dont le rire devint un glapissement. Parions qu'il va nous parler encore de Claude Bernard.

- Précisément, répondit don Ruf, sans se départir de sa dignité. Claude Bernard estime que le douteur est le vrai savant ; il ne doute que de lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science.

- Cela est vrai, dit le docteur en devenant tout à coup sérieux.

Quand il devenait sérieux, son visage s'étirant changeait aussitôt d'expression et commandait le respect aux vieux comme aux jeunes.

- Le savant n 'admet donc pas qu'on s'appuie sur l'irrationnel et le surnaturel. Il ne faut rien accepter d'occulte ; il n'y a que des phénomènes et des observations de phénomènes.

- Eh bien ? Demanda le docteur.

- Eh bien ! Poursuivi don Ruf, il faut donc commencer par l'observation. Après l'observation, l'expérience. Qu'est-ce que l'expérience en effet ?... C'est une observation provoquée, dans un but de contrôle, voilà tout. L'expérimentateur est le juge d'instruction de la nature...

- Tout cela, c'est du Claude Bernard, passons maintenant à vous.

- Moi ? S'écria don Ruf.

- Prenez garde, mon cher, vous allez dire une sottise.

- Moi, je cherche le déterminisme des phénomènes sociaux.

- La bêtise est dite.

- Je travaille à la grande œuvre, poursuivit don Ruf en s'échauffant, à la grande œuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l'homme décuplée !...

- Le docteur parti d'un second éclat de rire, au grand ébahissement de Francisquiel qui trouvait très beau ce qu'avait dit don Ruf... L'explosion calmée, le savant reprit :

- Mon cher, vous déraillez toujours dans l'éloquence, voilà pourquoi je ne pourrais jamais vous prendre au sérieux.

- Insulter n'est pas raisonner, repartit don Ruf, avec l'adhésion de Francisquiel.

- Soit, raisonnons, fit le docteur, en tâchant d'étirer son visage, mais il n'y arriva pas tout à fait. Vous voulez provoquer des observations, faire des expériences, de la vivisection morale, et cela pourquoi ? Pour écrire ce fameux roman que nous n'avons jamais vu...

- Que vous verrez un jour.

- Soit encore. Mais un roman, mon pauvre homme, est une œuvre d'art. Et dans une œuvre d'art la personnalité domine tout.

- Erreur profonde.

- C'est Claude Bernard qui l'a dit. Un artiste est un homme qui réalise dans son œuvre une idée ou un sentiment qui lui est personnel.

- Claude Bernard a dit cela ?

- En toutes lettres. Il s'agit là d'une création spontanée de l'esprit, et cela n'a rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels dans lesquels notre esprit ne doit rien créer.

- Francisquiel devint rêveur ; don Ruf, un moment abattu, releva la tête :

- J'aurais donc le droit de vous représenter marchand la tête en bas, et je ferais ainsi une oeuvre d'art ! Si tel était mon sentiment personnel, je serais un fou, pas autre chose.

- Le docteur haussa les épaules, mais Francisquiel trouva l'argument très fort.

- Réfutez-moi cela, fit triomphalement don Ruf.

- Je connais beaucoup de gens, répondit le docteur, qui marchent la tête en bas : ce sont les théologiens, les métaphysiciens et autres aliénés qui mettent la cime à la base. Vous êtes un peu de la famille, mon pauvre homme, avec votre atavisme et vos autres théories d'halluciné. Mais laissons cela, parlons de vos expériences. Faites-en si vous voulez, mais notez-les telles quelles. Si vous y mettez de l'art, c'est-à-dire du vôtre, si vous ajoutez un mot, un seul, pour l'effet ou pour la phrase, aux yeux de tous les savants vous serez un misérable, et aux yeux de tout le public, un charlatan.

Et, disant cela, le docteur fit partir deux coups de feu de ses beaux yeux gris qui avaient gardé toute leur jeunesse. Puis il ôta son tablier et rangea une vingtième fois de visage en tendant la main à don Ruf avec un sourire bon enfant.

- Vous voulez voir l'hôpital, lui dit-il, c'est moi qui vous conduirai. Passons d'abord dans ma chambre et frottons-nous d'acide phénique.

En entrant dans la chambre du docteur, le naturaliste eut un étourdissement et dut se retenir au fer du lit.

- Oui, je vous comprends, soupira l'excellent Scharf en lui serrant la main, vous vous rappelez cette horrible nuit... Il y a de cela cinq ans... Ah ! La pauvre femme !...

Cela dit, il emmena don Ruf et le promena de salle en salle. Francisquiel les suivait un peu râle, avalant sa salive et tâchant de montrer du cœur. Peu à peu, remis de son émotion, le naturaliste s'efforça d'observer, mais l'esprit tourné en dedans, chargé de réminiscences littéraires et préoccupé de changer en phrases tout ce qu'il voyait. Ce qui l'intéressait par dessus tout, c'était l'éclairage et l'olfaction ; il notait, sur les voûtes, sur les parois, sur les lits, tous les caprices du soleil, et mettait les odeurs en musique. Le docteur qui l'examinait avec une certaine inquiétude, avait l'air de se demander si le bonhomme vendait de l'orviétan, ou s'il en mangeait.

Ils arrivèrent ainsi dans la petite salle où sont déposés les morts attendant la fosse commune. Là, devant un corps caché sous un suaire, un prêtre agenouillé priait. En se retournant au grincement de la porte, il reconnut le docteur Scharf qui reconnut l'abbé Simplice ; l'aumônier et le médecin qui se rencontraient chaque jour au chevet des malades, s'entraidaient souvent dans une œuvre commune et belle, mais bien malgré eux, parce qu'ils ne pouvaient se souffrir. [...]

Cependant le docteur avait découvert la face du cadavre ; don Ruf à ce spectacle, poussa un cri d'admiration.

- Stupéfiant ! (stupendo) des pustules qui se touchent, une bouillie informe, un tas d'humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue jetée sur une planche de peuplier peinte en noir. Un oeil a sombré dans le bouillonnement de la purulence. Et quelle odeur ! Et quelle lumière ! Approche, Francisquiel, flaire et vois !

Mais Francisquiel, hors de lui, venait de se sauver dans le corridor. Don Ruf continua plein d'enthousiasme :

- L'expérimentateur est le juge d'instruction de la nature. Claude Bernard...

- Encore ! Grommela le docteur.

- Claude Bernard reconstruit tout un monde avec le nerf ou le muscle qu'il observe ; moi, je découvre toute une vie dans cette chose informe : oui, toute une vie, y compris les réactifs, les modificateurs, les milieux perturbants.

- Le voilà parti ! s 'écria le docteur.

- Nous avons sous les yeux une victime de l'alcoolisme. Cette femme, jeune encore, eut pour parents des êtres abjects, poussés fatalement au delirium tremens. Elle a grandi dans le vice ; elle s'est livrée, tout enfant, au premier venu. Elle s'est montré sur les planches dans une opérette ignoble.

Cette exhibition l'a mise à la mode, elle a eu pour amant un banquier, un chambellan, un prince royal. C'était logique : ainsi le veut le déterminisme des phénomènes sociaux. Mais elle n'eût pu rester dans ces hautes sphères : l'hérédité l'a reprise, détraquée par la nostalgie de la boue et la griserie de l'égout. Cela devait être. Elle est retombée de plus en plus bas, s'abandonnant à la rudesse alcaline du guano natal... Elle ne pouvait que finir ainsi, putréfiée...

- Doucement ! Objecta le docteur : ce qui l'a emportée, c'est la petite vérole, une maladie que peuvent attraper dans la rue les plus honnêtes gens. Il suffit d'un tapis secoué d'une fenêtre...

- Et cette pauvre âme, ajouta l'abbé, s'adressant à don Ruf, parce qu'il ne voulait pas avoir l'air d'appuyer le docteur, cette pauvre âme était une jeune fille, la plus sainte de Naples ; je suis resté près d'elle hier, toute la journée ; dans les intermittences du délire, elle ne m'a parlé que de son père et de Dieu.

Le docteur fronça les sourcils, don Ruf poussa un che ! Toscan qui voulait dire : Allons donc ! Vous me la baillez belle !

- Son père, elle le connaissait à peine, poursuivit doucement l'abbé. Elle ne le voyait que de temps à autre et n'était jamais allé chez lui, ne sachant même pas où il habitait. Quand à Dieu, elle le connaissait bien, car elle était élevée dans une sainte maison... [....]

Extrait du chapitre I, pages 1 à 12

Voir : Guermès, Sophie. « Le mystérieux M. de Saint-Médan », Les Cahiers naturalistes, LII, no 80, 2006, pp. 253-267. Sur le roman parodique de Marc Monnier, Un détraqué, roman expérimental (1883)


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