mardi 7 août 2007

Anarchie Fin de siècle

Au Hasard des lectures


Rosny (J.-H.) : Les Ames perdues. Fasquelle, Bibliothèque Charpentier, 1899

Abel Roland est un jeune un socialiste d’origine bourgeoise, qui refuse l’aide de la seule famille qui lui reste ; un vieil oncle tout prêt à lui laisser sa fortune contre une abjuration de ses sympathies socialistes, le jeune homme préfère vivre une existence austère et pauvre au milieu de ses livres et rester fidèle à ses principes. Mouryès, un ami de Roland, est plus pragmatique, il ne comprend pas le sacrifice du socialiste, il est le tentateur, conseillé de bon sens et de modération (« Que fait au socialisme que vous soyez riche dans une société qui admet la richesse, ou plutôt ne vaut-il pas mieux que ce soit vous qui aidiez, raisonnablement, à la marche de vos doctrines ?»). Mouryès a une fille, Marie-Laure, une autre tentation pour Roland, la jeune fille ne comprend pas le fanatisme du reclus, lorsqu’il lui expose ses théories, son « sentiment si vif de la misère humaine, qu’elle [lui] est devenue insupportable », son besoin de « vivre [s]a vie d’homme en communiant avec l’humanité ».
Roland vas retrouver quelques amis, la bonne Mlle d’Ermeuse, le philosophe Freyle et l’anarchiste Beyssières, leur conversation mérite d’être reproduite in extenso, tant elle rendent bien compte des grands débats sur la question sociale, rendu ici dans un dialogue suranné, par des personnages un peu caricaturaux et des images, comme celle du thé et de la littérature précieuse, qui peuvent prêter à rire mais qui sont bien dans le ton d’une époque où cette question enflammait les conversations et poussait certains au fanatisme. Une époque où la venue d’un monde différent, plus fraternel, plus juste et sans guerre, est une certitude absolue, seul les moyens et le temps qu’il faudrait pour y parvenir, y sont discutés. Communisme autoritaire ou anarchisme, société hiérarchisée ou liberté totale, réforme ou grand chamboulement révolutionnaire… Le discours de Freyle, lui est moins attendu, et s’avère assez actuel, il milite pour la défense des animaux et donc de la nature, il s’inquiète de la disparition des espèces. Un passage que l’on pourrait intituler : Le socialiste, l’anarchiste, la pacifiste et l’écolo.


- Une tasse de thé ?
Il aspira l’odeur fine, et ce fut une volupté presque parfaite.
- Il n’y a pas de luxe supérieur à la délicatesse du thé bien fait, dit-il, en tournant doucement la cuillère dans sa tasse : c’est une de ces choses complète dont jamais, peut-être, l’humanité ne se lassera.
Freyle semblait écouter avec les yeux ; il les tendait comme des oreilles. Il avait un teint rouge, grenu, sous des cheveux pâlis avant l’âge, la bouche petite et tendre, un grand air de finesse résignée. Beyssières, se tirant la barbe, déclara le thé fade :
- Il a la fadeur de ces jolies littératures précieuses que ne comprennent ni les Molières, ni les Stendhal, réplique Freyle.
- Comparaison parfaite ! dit Beyssières. Le thé est le type des breuvages égoïstes, et toute la littérature précieuse plaît à des êtres sans fraternité, aristocratiques, lâches, portés aux vices contre nature : elle sent Gomorrhe.
- Vous n’avez pas chaussé les bonnes bésicles, reprit Freyle… la littérature précieuse attire les faibles, mais affine les forts, et ceux-ci la guident… Quand à être égoïste, non pas ! Sodome et Gomorrhe ne m’apparaissent ni comme lâches, ni comme aristocratiques. Si j’osais, je dirais que, néfaste, leur action est plutôt fraternelle. Mainte souffrance amère leur dut des consolations que lui refuserait une société trop vertueuse.
- Je ne déteste pas un peu de lâcheté, fit Mlle d’Ermeuse. Ah ! surtout la lâcheté guerrière ! Elle hâterait cette ère de paix qui ne viendra sûrement que dans deux générations.
Hâtive au début des phrases, elle les finissait avec une lenteur caressante.
- Croyez-vous ? dit Freyle. Je vois l’ombre des batailles se profiler sur les siècles. Le dégoût se développe avec une rapidité irrésistible, et rien ne résiste au dégoût. Dans cinquante ans, on ne pourra plus persuader à cent mille hommes de s’assembler sur un champ de bataille, non par épouvante, mais par le sens d’une chose trop sale, stupide et vile, analogue à l’anthropophagie. Les quelques brutes demeurées fidèles à l’atavisme, seront dominées par l’opinion. Pour nous, enfants des générations transitoires, notre tâche est claire et simple : créer un mouvement des esprits, assez fort, assez cohérent, pour inquiéter les hommes d’Etat et les souverains, agir encore, s’il se peut, directement sur ceux-ci. Une parole reçue et méditée par l’empereur Guillaume ou le Tzar ne peut-elle être la source d’une longue période de calme ?… Ah ! que je voudrais dire une de ses paroles !
Elle s’interrompit, pensive. On la sentait à l’abri d’une admirable forteresse, dont nulle influence humaine ne la pouvait sortir. Et son orgueil avait tant d’obligeance pour l’orgueil des autres, qu’il eût paru triste de la voir modeste.
- Les roi se meurent d’épouvante, fit Beyssière ; ils ne prononcent plus un mot qui ne leur soit dicté. Un seul peut-être existe et c’est un fou à qui rien ne parle, sinon la gloire guerrière, tels ces résonateurs sourds aux harmoniques. Encore a-t-il peur : il recule devant son rêve. La lutte contre la guerre n’est qu’un épisode contre la lutte contre l’autorité, de l’universel effort contre toute discipline. La fuite des Italiens à l’étranger, après le désastre, la fureur des femmes arrachant les rails devant les trains militaires, voilà le fécond exemple qu’il faudrait multiplier en Europe.
- Vous avez raison ! s’écria Mlle d’Ermeuse avec enthousiasme… La fuite des Italiens et la colère de leurs femmes est un épisode admirable. Mais vous vous contredisez en choisissant cet exemple, car il prouverait que c’est par la haine de la guerre que doit commencer la réforme sociale…, sinon elle est impossible.
- Tout est vain ! ricana Beyssières. Les temps sont révolus, la société est comme une tour presque enfouie dans un marécage. Chaque effort pour améliorer la vieille tour, pour la transformer, comme ils disent, est dérisoire. Il n’y a rien à transformer, il n’y a rien à refaire : il faut gagner la rive et construire une tour nouvelle… Malheur à ceux qui, malgré les avertissements, resteront au milieu du marécage ! Les autres se sauveront et les laisseront sous les eaux. La Révolution n’est ni pour demain, ni pour après-demain ; elle est pour ce jour même. Chaque être doit la faire selon ses énergies, regagner la rive à sa manière… Le cadavre des lois, les oubliettes politiques, le mobilier éventré des mœurs, l’échafaud pourri de l’autorité, que tout soit lâché en bloc, sans un regard en arrière !
Il vida sa tasse avec brutalité ; l’éclat de ses grands yeux, devint insupportable.
- Encore, s’écria Roland, faudra-t-il s’entendre pour quitter la tour, et dans le vieux mobilier, dans les outils, dans les habitudes, prendre ce qui pourra servir à la tour nouvelle. Pour que les faibles traversent le marécage, ce ne sera pas trop non plus du secours des forts… Je crois comme vous que le vieux monde est fini ; que le nouveau n’a pas commencé. Mais je pense qu’ils se rattachent l’un à l’autre, qu’il faut puiser à pleines mains dans le trésor bourgeois, et que ce trésor n’est pas seulement l’immédiate matière. J’ajoute que si l’ère est révolue, nul ne sait au juste ce que sera l’ère prochaine : il faut nous y préparer. Gardons-nous d’être prophètes : tous les prophètes ont échoué. Le devoir des générations futures est invisible. Le devoir visible est de se donner aux serfs de la société actuelle, de les aider à conquérir l’arme de leur libération. Après, ils seront, à leur gré, communistes-anarchiques, ou communistes-hiérarchiques. Auparavant, tout est chimère. Celui-là remplira sûrement son devoir qui donnera son denier à la grève, à la constitution de sociétés ouvrières.
- C’est l’opinion qui crée le monde. Vous exagérez les valeurs matérielles. De même qu’un cordonnier aurait tout aussi bien fait un mécanicien ou un maçon, de même chaque individu de la société actuelle ferait aussi bien un homme libre, - si telles avaient pu être sa volonté et son éducation. Par le jeu de la grève et de l’association ouvrière, c’est mille ans qu’il faut. Par la libération des esprits, c’est un demi-siècle. Ce qui a été possible au progrès mécanique est possible pour l’individu. L’énorme métamorphose de la bête de chair en bête de métal, de la communication à quelques lieues, avec des signes ou des phares, en communication d’un bout du monde à l’autre, s’est faite en cinquante ans. Les bons évolutionnistes n’en continuent pas moins à ânonner : natura non facit saltus ! Et qu’est la réforme industrielle sinon un saut énorme, ou les mots n’ont plus de sens ! Quand au bond moral, l’histoire l’enregistrera à chaque page. Notre timide phraséologie actuelle s’attarde ; elle est notre piège. Un prêtre, un réactionnaire, un propriétaire convaincu ne sont que des ennemis ; on peut marcher sur eux de front. Mais un hiérarchiste révolutionnaire, un évolutionniste encore plus, c’est la glu où l’on se prend la patte. Leur bonne volonté humanitaire est le matelas de la casemate, la vraie cuirasse de la société bourgeoise… Et ceux-là seuls remplissent tout leur devoir qui ne cessent de mépriser l’opinion bourgeoise, les lois, les coutumes, les mœurs contraires à leur développement…
Il s’était dressé. Tout son être évoquait un cheval ardent : la lueur bleuâtre des pupilles, les membres fins et pleins de frissons, la bouche mordante. Mais il avait des tares : il bronchait, ses yeux étaient inégaux, ses gestes convulsifs, sa voix soudain rauque ou brisée. Sa violence agitait ses auditeurs, surtout Abel, qui répondit de mauvaise grâce :
- L’opinion, la loi, les mœurs, mes pareils les méprisent autant que les vôtres. Mais ni vous ni moi ne serions à parler librement si nous avions mis en accord parfait nos vœux et nos actes. Les tempéraments que vous reprochez à nos adversaires, en doctrine générale, vous les pratiquez dans la vie quotidienne : vous faite de l’évolution au jour le jour. Je n’y trouve rien à blâmer, pas plus qu’au colon de se prémunir contre la bête carnassière. Les lois sont nos grands fauves ; ce serait une amère folie de n’en point tenir compte. On ne les rendra pas plus inoffensives d’un élan que les chasseurs de tigres n’ont encore rendu hospitalière la jungle hindoue. Ce qui est fatal pour l’individu l’est pour la masse, et davantage : car la vie de la masse est moins souple et moins cachée. Il faut la sortir d’abord de sa gangue de misère, l’accoutumer à l’association. Et l’association est ce qu’elle ignore le plus. Pourrait-elle se prêter, en ce moment, à cette chose si complexe, intangible et faites de tant d’éléments contradictoires ? Une mécanique, il suffit de la faire voir ; elle marche ; ses organes n’ont pas la propriété de se contredire et de se disputer. La moindre réunion d’hommes libres est une palabre sans fin, un épouvantable gaspillage de force.
Beyssières c’était raidi, les pommettes pâlissantes. Avec un rire froid et presque féroce :
- Allons ! fit-il, vous êtes aussi prophète ! Entre les communistes anarchiques et le collectivisme autoritaire votre choix est fait : c’est la hiérarchie que vous prédisez.
Son attitude choqua Roland, qui en prit de l’amertume et de la rudesse.
- Non. Mon opinion sur des générations très futures n’existe point. Mais, avec l’actuel cerveau humain, je ne puis concevoir le régime anarchique. Je ne puis davantage, même en supposant la tyrannie hypocrite et la lâcheté générale abolie dans les âmes, imaginer qu’une discipline – sans punition, sans pénalité, sans autorité violente – ne soit pas avantageuse.
- Toute discipline saura s’adjoindre la punition et la violence.
- Toute anarchie substituera l’autorité occulte à la loi promulguée ; ses punitions seront hideuses comme les exécutions populaires.
- Rien ne saurait dépasser l’horreur de nos magistratures si ce n’est le charnier d’une oligarchie collectiviste.
La haine était entre eux, la fureur de concevoir différemment le bonheur des hommes. Beyssières marchait avec plus de fièvre : il bronchait davantage ; l’œil droit se dilatait jusqu’à le faire paraître strabique ; il arrachait, d’un mouvement cruel, des poils à son menton. Alors, quelque pitié naquit dans Abel, la sensation d’une lutte fratricide. Et il soupira :
- Nous ne devrions pas nous parler ainsi !...
- C’est vrai intervint Freyle… C’est grand’-pitié, ce ton guerre qui éternise les luttes basses. Que feront les moins généreux si tant d’acrimonie divise les meilleurs ?
- La paix entre les hommes de bonne volonté fit tendrement Mlle d’Ermeuse.
Beyssières encore haletant, mais sensible à cette douceur :
- Nous sommes si habitués aux phrases ! On s’endormirait à les redire avec trop de calme. Mais aucune animosité n’est entre nous, et sûrement pas de ma part.
Un silence. Tous quatre regardaient leur ménagerie de rêves. Freyle parla le premier :
- J’estime toutes les voies efficaces – pourvu qu’il y ait une passion sincère du pauvre et du souffrant. L’avenir accordera vos différences… Le sort humain, tel que vous le voyez, n’a rien d’urgent. Sans doute, il y faut penser et le vouloir meilleur… Mais enfin, tous les socialistes nous séparent par trop de nature. Le bonheur même, de la future humanité gagnerait à quelques sympathies plus vives, plus immédiates, pour nos autres compagnons de planète pour les animaux.
Il parlait bas, avec une ferveur étrange, et se tenaillant le poignet gauche :
- Je sais, reprit-il, que vous êtes de mon avis ; mais vous l’êtes si faiblement ! Cela vous semble juste, et toutefois vous ne le pouvez prendre au sérieux. Votre sympathie effleure – elle ne jaillit point – vous êtes pour mon idée ce qui ‘il y a de pire : des tièdes. Mlle d’Ermeuse éprouve sûrement une grande pitié pour les bêtes, mais cette pitié s’attache tant à l’individu qu’elle est peut-être dangereuse pour l’espèce, telle la Société protectrice qui, s’insurgeant contre le travail du chien, a détruit en France une noble variété de cet animal… La chasse, si révoltante quand elle s’exerce sans contrôle, dans le Far-West américain ou la brousse d’Afrique pourrait être le meilleur préservatif du gibier dans les pays où elle serait organisée avec une intelligence véritable : elle y deviendrait une sorte d’élevage libre… Ce n’est pas en prêchant une sensibilité encore incompréhensible à notre siècle, que le douloureux anéantissement du frère inférieur cessera, mais en prouvant que l’intérêt des hommes, leur curiosité et leur luxe seront mieux satisfaits par une culture-chasse, et desservis par le meurtre aveugle…
- Bah ! fit Beyssières, autant que la bête meure que d’être domestiquée ou chassée en règle. Elle sera de toute façon malheureuse.
La chose, au fond, ne l’intéressait guère. Il n’apercevait que la souffrance humaine : elle lui cachait l’Univers.
Freyle, le regardant avec une tristesse profonde :
- C’est un véritable sens qui vous manque – et à presque tous les hommes ! La bête domestique peut être très heureuse : elle l’est quand on la mène paître à la belle saison, et même quand elle travaille sans abus. Elle ne sait pas le sort qui l’attend et n’y songe point. Il serait facile de parfaire ce bonheur : quelque chance de survie, un peu plus de douceur, rendrait délicieux le sort de nos compagnons. Je pense qu’on y viendra. Quant à la bête sauvage, rien ne serait à la fois plus facile et plus profitable que de lui laisser des territoires ; une intervention ingénieuse de l’homme créerait une abondante source de profits.
- Et les carnivores ?
- Je les crois tous domesticables – à la manière des faucons ; c’est un art à créer. Quelques générations fixeraient des qualités nouvelles : tigre ou lion, aigle ou vautour, rempliraient des fonctions de chasse et de déblayage indignes de l’homme. Toutes ces choses sont aussi mal faites que jadis la chimie ou la physique. Une plus profonde science des êtres nous permettrait d’utiliser la bête avec souplesse, finesse et variété. Mais cette ère et lointaine. Ceux qui partagent mon sentiment redoute d’irréparables perte d’espèces. On ne le reconnaîtra que dans quelques siècles : la plus haute source de bonheur, de richesse, de sécurité pour l’homme est la vie de ceux qui l’accompagnent sur la planète, et particulièrement les vertébrés, objets de la plus violente destruction…
Son sujet l’emportait ; sa voix, accoutumée aux demi-tons, s’élevait, s’échauffait comme ses yeux. Sa passion vibrait ardente, semblable à celle du collectionneur ou du poète. Beyssières demanda :
- Croyez-vous véritablement que l’animalité puisse nous être si précieuse ? J’aurais pensé que la machine, l’organisme de fer, de cuivre, d’aluminium, était le signe annonciateur de l’alliance directe de l’homme avec la nature. L’homme fait sa bête lui-même – une bête qui, ne souffrant pas, accomplit son travail avec une perfection supérieure : dès lors, si vous exceptez les besoins de notre alimentation, l’animal n’est-il pas un vain pléonasme ?
- Et vous réclamez au nom de l’égalité humaine ! s’écria Freyle avec une violence véritable. Tout faible, tout infirme, tout mal doué serait alors un pléonasme et devrait disparaître ! Si vous ne le voulez pas, c’est qu’un instinct vous dit que le faible, l’infirme, le mal doué sont des éléments mystérieux d’avenir. La bête est positivement une réserve de joies présentes et futures. La vie toute entière étant de beaucoup le plus beau trésor que nous puissions concevoir, si vous enlevez à ce trésor la majeure partie et ne laissez que l’homme et quelques espèces animales, j’aperçois, avec une évidence éblouissantes, la terre appauvrie, mutilée, enlaidie.
Mlle d’Ermeuse, émue de l’agitation de son vieil ami, vivait la tristesse de la terre, cette mélancolie des hommes futurs. Abel concevait moins vivement les craintes du philosophe. Beyssières les estimait vaines :
- Je ne crois pas, dit-il, que l’homme eût si aisément pu exterminer la bête si elle avait été nécessaire.
- Eh ! c’est parce que vous ne le croyez pas, dit Freyle, que mon inquiétude est amère. La vue des êtres de bonté qui se refusent à élargir leur altruisme est la cause véritable pour laquelle j’ai mis le problème animal au –dessus du problème humain. ! Le péril est immédiat, plein de la plus éloquente urgence. Les fauves blancs vont faire de l’Afrique et de l’Australie ce qu’ils firent de l’Amérique du Nord – et la profonde Asie, où l’Inde se dévoua à la conservation de la bête, est violée par d’affreux exterminateurs.
Il se tut. Dans le silence, tout quatre poursuivaient plus ardemment leurs songes. Une atmosphère de dévouement passionné, une estime de cœur, aussi vive que leurs opinions étaient diverses, exaltait leur volonté de l’œuvre :
- Je vous en supplie tout trois, fit doucement Freyle : mêlez un peu de mon rêve au vôtre !
Mlle d’Ermeuse posa légèrement sa main sur l’épaule de son ami :
- La paix soit avec les muets !
Abel dit :
- Bestia sum…
Beyssières fit un signe vague. Il s’enfonça plus profondément en lui-même. Son âme était tragique. Elle tressaillait faiblement aux images tendres. Son vœu guerrier croissait, sentiment sauvage de la force des solitaires contre la multitude, orgueil de terreur et de délivrance. Il parla d’une vois prophétique :
- L’ère approche où les foules seront vaincues par les individus. Quelle organisation, quelle loi prévaudra quand une science encore supérieure à la nôtre, incluse en tous, facile à tous, condensera la force d’un corps d’armée dans une formule ? La matière ne pourra plus être accaparée ni interdite ; le bois d’une chaise, le plâtre d’une muraille, le papier, le charbon, les vêtements, tout sera transformable en explosifs… Dès lors, quel contrat possible, sinon celui des volontés ?
Il murmura, las, triste, surmené mais sauvage :
- Il faut avancer l’heure !
- En se liguant pour la paix.
- En donnant l’usine aux artisans…
Avec un demi-rire d’ironie et d’amertume, Beyssières se leva :
- Vous êtes semblables à des voyageurs qui, prêts à s’embarquer pour un long voyage, estimeraient plus sûr un bateau de pêche qu’un steamer.
Son attitude glaça les autres. Quand il fut parti, Freyle dit avec une sorte d’épouvante :
-Il y a de la mort dans notre ami ; son visage est envahi du signe des catastrophes.
- Son âme est forte, dit Roland, je ne puis lui refuser de l’admiration.
Mlle d’Ermeuse baissa la tête ; une pitié tendre et extatique la tenait silencieuse. Elle dit enfin, d’une voix qui sonna comme quand on parle dans l’obscurité :
- Elle n’est pas redoutable, la douce mort qui nous est donnée pour les autres hommes ; je supplie seulement le Dieu inconnu d’épargner à Beyssières le sacrifice de son semblable. Il faut boire la ciguë, se laisser clouer sur le gibet, mais ne pas crucifier le plus vain de nos frères. Nos amis antiques le conçurent au sein de la plus sanglante férocité. Comment pourrions-nous y rester aveugles, maintenant que le meurtre est presque banni.
Une cloche vibra sur la tour prochaine, grave et mélancolique comme ces paroles. Mlle d’Ermeuse s’arrêta : elle demeura haletante de son rêve, dans une croissance d’âme où les mots, cessant d’être des signes, devenaient des réalités vives comme une forêt, un firmament, un lac. Elle avait les mains jointes, les yeux persuasifs, pleins de prières.
- Il faut à tout devoir, pour qu’il devienne facile, un devoir au-delà, dit Freyle. La douceur de l’homme envers l’homme ne sera plus un effort le jour où l’on concevra un devoir positif envers la nature.

J.-H. Rosny dans Livrenblog : Vamireh, roman des temps préhistoriques de J. H. Rosny par Jules Renard. Biribi de Georges Darien par G. Albert Aurier et Rosny. J.-H. Rosny Revue Otrante. Le Termite, roman de moeurs littéraire. A. France : Rosny/Myron vu par Rosny/Servaise. Les Profondeurs de Kyamo de Rosny par Willy. Léon Bloy « catholique à la grosse tête » par J.-H. Rosny. "Catholique à la grosse tête" suite. Un article de Marcel Martinet sur J.-H. Rosny dans l'Effort Libre.



1 commentaire:

homme objet a dit…

tres bon ce blog! :)