samedi 19 mars 2011

G. Maurevert : Les Étrennes de l'Arriviste.


Prosper Granulet, le personnage de cette nouvelle de Georges Maurevert, nous permet un survol rapide des différentes écoles littéraires de la toute fin du XIXe siècle. En bon arriviste (copyright Alcanter de Brahm), il débute par un outrancier roman naturaliste publié à Bruxelles (Kistemaeckers ?), puis il rejoint les rangs moins fangeux de Bourget et des psychologues. Toujours à la pointe de la mode il s'engage sous la bannière décadente d'Anatole Baju, le naïf et virulent directeur du journal puis de la revue Le Décadent, il rejoint alors René Ghil et les intrumentistes, mais pour une querelle à propos d'une voyelle colorée il s'en éloigne pour le symbolisme de Moréas, il donnera aussi dans l'anarchisme et s'amourachera même d'hermétisme.
On verra que le parcours chaotique de Granulet le mènera de la Grande Charogne à la Grande Chartreuse.


Les Étrennes de l'Arriviste

A monsieur Paul Brulat.

Un billet n'est jamais perdu.
(Statuts de la Banque de France.)

I

Prosper Granulet était, il y a vingt ans, ce que le monde et M. Alcanter de Brahm (1) sont aujourd'hui convenus d'appeler un « arriviste ». C'était le type du jeune homme de lettres au teint bilieux, marchant dans la vie les lèvres serrées et le sourcil olympien, dénigrant les confrères, les maîtres et les chefs-d'oeuvre, affectant un cynisme crapuleux, - d'ailleurs, parfaitement inoffensif, très aisément stupéfait, et, en fait de production littéraire personnelle, ne se guindant guère qu'au mauvais pastiche des gens qu'il avait coutume de mépriser ostensiblement, mais qu'il saluait à basques ouvertes lorsque ceux-ci lui faisaient la faveur, sur le boulevard ou au théâtre, de bien vouloir le reconnaître.

On était bien alors en plein mouvement naturaliste ; on débitait du cochon à toutes les boutiques de littérature. Les disciples d'Emile Zola exagéraient, comme tous les disciples, les méthodes, l'évangile du maître. C'était, sous le prétexte d'analyses aiguës, scientifiques, une débauche d'examens urinaires, excrémentiels, copulatifs, une kermesse universelle de salacités et de dégoutations, qui firent un instant croire à l'univers que la littérature française, illustrée par les Racine, les Voltaire et les Chateaubriand, était devenue l'exclusif patrimoine d'une bande de vidangeurs ou de garçons de maisons chaudes.

Naturellement, Prosper Granulet ne manqua pas de verser dans la sentine ; du premier coup, il atteignit le tuf de l'ignominie. Il publia à Bruxelles un monstre de livre où l'on trouvait une demi-douzaine de viols, quatre avortements, trois incestes, dont l'un anti-physique, - ce produit tératologique marinant dans une sauce de boue et de pus, enguirlandé de descriptions scatologiques, condimenté de mots abominables... Cela s'appelait équitablement la Grande Charogne.

Il avait eu l'inconscience ou le toupet d'aller demander une préface à Emile Zola. Ce dernier, après avoir parcouru l'ordure, la retourna à Granulet avec une lettre de refus d'où nous extrayons cette phrase : « Votre livre, monsieur, m'a fait comprendre ce passage de la Genèse, où il est dit que Dieu se repentit d'avoir créé l'homme... Si j'étais sûr que c'est de mon oeuvre que découle l'immondice que vous me soumettez, je n'hésiterais pas à la répudier à tout jamais en demandant pardon, à genoux, à l'humanité... »

Prosper Granulet publia simplement cette lettre en guise de préface : La Grande Charogne, précédée d'une lettre d'Emile Zola. C'était le couronnement inattendu de l'oeuvre, l'auréole de Prosper Granulet.

Maintenant, ça n'était pas tout !... Il fallait, à sa marie-salope, un lancement sérieux dans l'océan de la librairie. Granulet avait une petite fortune qui lui sembla devoir faciliter la chose.

En faisant son service de presse, c'est-à-dire en envoyant aux journaux, aux revues, aux critiques fameux, un exemplaire dédicacé de la Grande Charogne, une idée lumineuse lui vint comme il lisait sur la liste d'envois le nom du célèbre Hilarion Ramonneau, renommé pour sa vénalité – et cependant l'un des seuls critiques dont l'opinion impressionnait la foule, était un viatique certain pour la vente. Un article de Ramonneau dans l'Actualité, c'était le branle donné au carillon de la vogue.

Prosper Granulet savait toutes ces choses. Il ouvrit son portefeuille, y cueillit un billet de mille francs qu'il inséra délicatement entre deux pages non coupées de son livre. Puis il saisit sa meilleure plume, et de sa plus belle écriture, il écrivit sur la page de garde de l'exemplaire cette dédicace superbe :

Au maître Hilarion Ramonneau

ce livre de vérité

avec la certitude que certains passages lui

plairont.

Il souligna le mot certains – et signa héroïquement : Prosper Granulet.

Alors, il lui sembla que toutes les trompettes de la Renommée, les clairons de la Gloire, sonnaient à ses oreilles la Marche Triomphale de la Grande Charogne et l'entrée aux panthéons futurs de son heureux auteur.

Il attendit impatiemment un mot de Ramonneau lui annonçant réception de son livre... et du billet. Il attendit une semaine ; il attendit quinze jours – vainement...

- Bah ! Pensait Granulet, Ramonneau a tant à faire, ça n'a rien d'étonnant... Et puis, il craint de se compromettre... Mais, un de ces matins, j'aurai mon article... Et qui est-ce qui crèvera de rage... ? Ça sera les bons petits camarades !...

Il attendit encore un mois... Puis un trimestre se passa... Un beau matin, un an après son envoi, Granulet, en ouvrant son journal, apprit que l'éminent critique Hilarion Ramonneau venait de mourir.

- Sale crapule ! Rugit Granulet... Tu as empoché mes cinquante louis sans parler de mon bouquin !... Ça t'a porté malheur, c'est bien fait !...

II

Le 14er janvier de cette année, un individu d'apparence plutôt minable, déambulait le long des quais, aux environs de l'Institut. Il était vêtu d'une loque météorique qu'on puvait présumer avoir été un pardessus d'été initialement gris, mais qui réalisait à présent le « tiroir » de la Ballade de l'Arc-en-ciel, de Maurice Rollinat :

Bleu, rouge, indigo, vert, violet, jaune, orange.

Son pantalon effrangé rappelait vaguement les chausses mexicaines et son tube accordéonesque les plus mauvais jours de notre histoire... Ah ! Dans la neige fondu et la boue, le chant dolent des pompes aspirantes et foulantes qui lui servaient de « ribouis » !...

La face du personnage était hâve et sa barbe grise, mal taillée, était longue. Vraiment, il fallait avoir la bosse de la divination pour reconnaître en ce lamentable hère, qui paraissait marcher dans un nuage de détresse, l'éblouissant, le fulgurant Granulet de jadis – car c'était lui, l'augural et fastueux arriviste Prosper Granulet !...

C'était à se demander quel mistral d'infortune, quel ouragan de déveine, avaient bien pu le pousser à ce point culminant d'abjection ! Car enfin, il était riche, Prosper Granulet, et, comme on dit, pas plus bête qu'un autre...

Oh ! Mon Dieu ! C'était bien simple... la plus grande partie de sa fortune avait disparu dans le gigantesque krach de 1885 – et le restant dans le Panama... Ça n'était pas plus malin que ça...

En bon snob de littérature, il avait pris le vent et suivi la mode... il avait lâché le naturalisme pour Bourget et les psychologues, puis la psychologie pour le décadisme et Anatole Balabalaju ; il avait ensuite renié Baju pour l'instrumentisme – mais une polémique au sujet de la couleur de la voyelle U le jeta dans les bras de Jean Matamoréas qui couvait alors le Symbolisme. Il fut l'un des plus notoire piliers du café Voltaire et l'un des « élus des nymphes de la Seine »... Dirais-je qu'entre temps il avait fait de l'anarchie et de l'hermétisme, exalté Félix Fénéon et conglorifié les pieds de Péladan...

La malheureuse opération financière de M. de Lesseps mit une fin à ses avatars... Granulet disparut d'un coup, sans bruit, comme un caillou dans un puits... On s'en inquiéta quelque temps dans les rez-de-chaussée et les sous-sols que se lèguent pieusement les diverses écoles littéraires... O, pensa qu'il était mort – ou en province... Deux mois après, on n'y pensait plus.

Granulet n'était ni en province, ni défunt. Il était à Paris, vivant d'un emploi que son orgueil lui avait fait choisir obscur, correcteur dans une petite imprimerie de Grenelle...

Il y resta quatre ans... Une querelle avec le prote l'en fit partir. Il vécut de métiers divers ; puis il tomba malade... Alors, ce fut une dégringolade dans la misère. Il connut les garnis louches et les gargotes – voire les couchers à la belle étoile et les déjeuners par coeur...

Enfin, ce 1er janvier, il errait sur les quais, sans un sol en poche, l'estomac vide depuis la veille, n'osant réintégrer le taudis fangeux pour lequel il devait une quinzaine au logeur – et décidé à en finir une bonne fois avec l'existence en piquant une tête dans la Seine, roulant devant lui ses eaux limoneuses.

Il s'était donné jusqu'au bout du Pont des Arts...


Là, c'était le cap de ses amertumes, l'Ultima Thulé de ses afflictions... Il enjamberait la balustrade... et ce serait le saut libérateur dans l'éternité – en face de cette Académie qu'il avait tant blaguée, jadis..

Saisi d'une fièvre de suicide, d'une boulimie du néant, il pressa le pas, jetant distraitement, par une dernière habitude d'écrivain, ses regards dans les boîtes de livres garnissant le quai, sa tenue et sa démarche équivoques suscitant l'attention inquisitoriale des bouquinistes.

Soudain, dans une boîte à deux sous, un titre sur une couverture rouge-sang bien connue, frappa ses yeux... il s'approcha...

La Grande Charogne !...

Il se souvint du four noir de son oeuvre, de la juste conspiration du silence établie autour, enfin de sa chute perpendiculaire dans les abîmes de l'oubli... Lui-même avait aidé à son oblitération, lors de son lâchage du naturalisme... Une fois devenu l'un des gonfaloniers du Décadisme, il avait renié la production, ne souffrant point qu'on lui en parlât... Il en était même arrivé à soutenir que la Grande Charogne était l'oeuvre d'un homonyme, d'un vague cousin...

Et voilà qu'au moment d'appareiller vers les mondes inconnus de la Mort, cette faute de jeunesse surgissait comme un labarum flamboyant de désespérance !... Ça, c'était la punition souveraine, la dernière douleur, la lie nidoreuse du calice...

Il n'y avait qu'une noble page dans l'innommable chose : c'était la lettre d'excommunication d'Emile Zola... Granulet voulut la relire... Il lui sembla que ce serait comme une pénitence in extremis, rachetant son péché de littérature, - une prière des morts épigraphiant de beauté son agonie.

Il s'avança, prit le volume, tourna la couverture... O surprise ! A la feuille de garde resplendissait la dédicace à Hilarion Ramonneau !... Comme en un rêve, il consid&ra le bouquin ; les feuilles n'en étaient même pas coupées. Le livre avait dû être bazardé aussiotôt que reçu ; personne ne s'était jamais avisé d'acquérir le roman sans gloire – et il avait roulé des fonds arachnéens de boutiques au sépulcre poussiéreux des quais...

Une espérance – folle ! - tordit le coeur du malheureux ?... Oh ! Si, par hasard, le billet de mille, envoyé jadis pour s'assurer les bonnes grâces du critique, y était encore !... Il n'osait... non, il n'osait s'en assurer !... A toutes ses déceptions, en ajouter encore une – la plus cruelle, peut-être, à quoi bon !...

Enfin, il se décida... Avec une hâte indicible, il se mit à froisser les pages du milieu, celles où il savait avoir inséré le billet... ... Tout à coup, il chancela !... Les quais, les boîtes, la Seine, l'Institut, lui parurent tourner en une ronde fantastique !...

Il y était !... Il y était, oui, là... entre les pages 156 et 157 !... Mon Dieu !

Il se fouilla précipitamment... Malédiction !... il n'avait pas les deux sous nécessaires à l'achat du trésor !... C'était l'ironie suprême, le coup de Jarnac du destin !

L'idée lui vint d'emporter le livre, de se sauver à toutes jambes... Mais quoi !... le bouquiniste s'approchait, inquiet du manège de ce singulier client... En les méninges faibles de Granulet, une idée jaillir ! Il s'y raccrocha comme le noyé à la bouée salvatrice... Il eût la force inouïe de reposer le volume, d'affecter un air tranquille – de s'éloigner...

Il passa sur le trottoir opposé ; là, se tournant, il jeta vers l'étalage un effroyable regard d'angoisse...

Le marchand bouquiniste, grommelant, inspectait la boîte, remettait le livre en place... Joie !...

Granulet se posta au coin du quai et de la rue Bonaparte, un oeil sur le trésor... Un monsieur, emmitouflé dans ses fourrures, passa. Granulet, chapeau bas, l'interpella :

- Monsieur, je n'ai pas mangé depuis deux jours !... Faites-moi la charité, mon bon monsieur... C'est aujourd'hui le jour de l'an... Cela vous portera bonheur...

Le bourgeois regarda le miséreux. Il y avait un navrement si infini dans les yeux de Granulet que le coeur lui mollit... De ses doigts gantés, ne se doutant pas qu'il apparaissait, en cet instant, aux yeux de Granulet, nimbé de lumière comme un séraphin, il fouilla dans une poche, en tira une pièce de dix centimes, dont le quémandeur s'empara, férocement.

- Merci... Merci...

D'un bond, Granulet franchit la chaussée...

Le marchand commençait à fermer ses boîtes – le crépuscule tombant – quand Granulet lui apparut de nouveau.

- Je viens... je viens acheter un livre... que j'ai vu tout à l'heure... là... dans cette boîte...

Grognon, le bouquiniste proféra :

- Eh bien ! C'est pas pour dire !... Il vous en faut du temps, vous, pour vous décider !... Deux minuts plus tard, et je bouclais...

Granulet retrouvait la Grande Charogne, donnait ses deux sous, et, vacillant de joie, s'éloignait à pas rapides.

Le bouquiniste, haussant les épaules, le regarda partir.

- Si c'est pas malheureux, tout de même !...

Ça crève de faim, et ça s'achète de la littérature !...

III

L'autre jour, au Napolitain, Robert Duredon, le symboliste devenu chroniqueur, rencontrait le poète Jean Caroval, récemment représenté à la Comédie-Française. Les deux camarades se mirent à causer du vieux temps, des camarades de jadis, arrivés ou disparus...

- A propos, dit soudain Caroval, te souviens-tu de Prosper Granulet ?... mais, oui, tu sais bien, le tenant de Balabalaju et du Geste ingénu ?... Je te donne en mille à deviner où je l'ai retrouvé cet été !...

- Sais pas, moi... Dans la salle de jeu de Monaco... A la dernière exécution...

- Faut toujours que tu blagues !... A la Grande Chartreuse, mon bon !... Figure-toi, j'étais à Grenoble, en juillet dernier, chez mon père... L'idée nous vint d'aller faire un tour à la Grande Chartreuse – et là, j'ai reconnu mon bonhomme déguisé en moine !...

- Allons donc, la chose est farce !... Il avait commencé par la Grande Charogne ; il a fini par la Grande Chartreuse... Hein ! La fatalité des noms !... Tiens, j'y pense, ça fera le sujet de ma prochaine chronique...

Georges Maurevert.


Georges Maurevert (1869-1964). La Bague de plomb : Simonis-Empis en 1901. un recueil de nouvelles illustré par Georges Auriol, Couturier, George-Edward, J. Granié, H.-G. Ibels, François Kupka, C. Léandre, Lucien Métivet, Alfred Muller, Georges Redon,Georges Rochegrosse, Steinlen, J. Testevuide, Edgar Walter, Weiluc, D.-O. Widhopff.

Voir : Soir des Rois. Une autre nouvelle extraite de ce même recueil.

2 commentaires:

PEN a dit…

Bonjour
Cette nouvelle de G. Maurevert serait extraite d'un recueil intitule " la bague de cuivre" Paris, Simonis Empis 101, illustré , notamment par Steinlen. Or, le catalogue de Crauzat de l'oeuvre imprimée de Steinlen ne mentionne que (n°617)" la bague de plomb" par par G Maurevert Paris Simonis Empis , 1901, in-12 ( qui aurait 292p et serait référencé BNF 8-Y-2- 56663.Steinlen a fait une compostion pour la couverture imprimée en noir avec lettres en rouge. "La bague de cuivre est il un livre différent? et si oui, quelle est a nature de la contribution de Steinlen?

zeb a dit…

Il s'agit bien d'une bague de plomb et non de cuivre. désolé de cette erreur, merci de l'avoir relevée.